
Une boîte. Une simple boîte. 20 pieds de long (6m). Contenance 30m3. Une boîte qui existe à présent à des millions d’exemplaires : le conteneur. Deux livres en parlent. L’un, d’un ex-collaborateur de The Economist, Max Levinson, s’intitule The Box. Comment le conteneur a changé le monde. L’autre, un petit chef-d’œuvre de présentation intelligente et vivante de données complexes, l’un des meilleurs livres en français que j’ai lu depuis des années, s’appelle Soudain, un inconnu vous offre un conteneur, transport maritime et production mondiale. Pas de nom d’auteur.

Monopoles et profiteurs
Le premier livre, on s’en doute, chante les louanges du conteneur. Les économies d’échelle permises par la transformation complète du transport de marchandises mondial grâce au conteneur standardisé que l’on peut charger indifféremment sur un cargo, un train ou un camion ont permis de baisser les prix du transport de marchandises de 90 % ! Avec ces économies gigantesque, les entrepreneurs vont chercher les plus bas coûts de production partout dans le monde, produisent donc à bas prix, vendent donc à bas prix, et permettent donc aux consommateurs du monde entier d’accéder à l’abondance. Levinson mentionne bien sûr que le conteneur a hiroshimatisé la profession de docker. Mais il rappelle que ces profiteurs exigeaient des salaires scandaleux et des monopoles absolument contraires à une saine compétition.
Homme riche, toujours tu chériras la mer
Le petit chef-d’œuvre, lui, dit la vérité. Des chiffres, d’abord : l’Emma Maersk fait 394 mètres de long, 54 mètres de large. Son tirant d’eau, la hauteur de la partie immergée de la coque ? 17 mètres L’Emma Maersk charge 13 000 conteneurs. On comprend que le coût du voyage, par conteneur, ait baissé. 13 000 conteneurs = 390 000 m3 de marchandise sur un seul bateau. Pour transporter ces 13 000 conteneurs, il ne faut que 13 personnes à bord.
30 000 m3 de marchandise par personne salariée. 13 personnes ? Quatre officiers, payés à des salaires à peu près décents. Les matelots philippins, indonésiens, chinois, et autres crève-la-faim sont payés ce qu’on paye les bronzés : 300 euros par mois pour 15 heures de travail par jour tous les jours. En décrivant l’extraction de la plus-value, Marx pouvait-il imaginer les bénéfices colossaux d’un seul voyage de l’Emma Maersk ? Or ces bateaux-monstres sont utilisés comme les Boeings. On vise le 24h sur 24. Les arrêts au port sont les plus courts possibles. Un autre chiffre ? L’acronyme EVP signifie « équivalent vingt pieds » et désigne donc le standard le plus courant de conteneur. Le trafic du port de Shangaï, l’un des tous premiers du monde, a été en 2007 de 26 millions d’EVP. Ajoutez Rotterdam, Dubaï, Singapour…
Les ports, propriétés privées
On croit encore, naïvement, que le port marchand demeure la propriété de l’État, presque l’une de ses fonctions régaliennes : le plus simplet des lycéens comprend qu’à notre époque où 80 % des marchandises produites voyagent à un moment ou à un autre sur la mer (et nous ne parlons pas des composants de chacune des marchandises assemblées, eux-mêmes ballotés d’un bout à l’autre de la planète) les ports sont les poumons des nations. Mais les investissements pour équiper les ports en RO/RO, « roll on/roll off », en mots normaux en ports capables de recevoir et d’expédier les conteneurs, ces investissements sont gigantesques. Car pour que l’Emma Maersk soit rentable, il faut débarquer ses 13 000 conteneurs très vite, et rembarquer leurs remplaçants aussi vite.
Il faut donc des grues de dizaines de mètres de hauteur, rapides, qui sachent enlever les conteneurs dans tous les coins et recoins du bateau, les poser sur les quais sans les faire osciller (30 m3, ça ne manque pas d’énergie kinétique quand ça se balance à 20 mètres du sol au bout de deux crochets…), il faut des quais immenses, il faut des scanners et des ordinateurs incroyablement performants, il faut des chenaux de, tenez, 18 mètres de fond dans le port, il faut des rails pour les trains, des parkings pour les camions, des petites grues, des grues moyennes, des gros Fenwick en veux-tu en voilà.
Alors les Bolloré et consorts viennent voir les États, leur font miroiter les avantages d’un port, et les désavantages de déséquilibrer le budget de l’année avec des milliards d’euros d’investissement. Sans parler d’enveloppes en lévitation, de comptes en banque dans les neiges éternelles, de virements disparus dans les sables… Les ports deviennent propriétés privées, comme les profits. Les salaires partout dans le monde, eux, doivent s’aligner sur les salaires vietnamiens.
Syndicats ? Quel syndicat bloquera en même temps et Shangaï, et Dubaï, et Rotterdam et Los Angeles et Hong-Kong et Singapour ? « Oui, il y a bien une lutte des classes, mais c’est ma classe, celle des riches, qui la mène, et elle est en train de gagner » a dit Warren Buffett, qui s’y connaît.