Nestor Potkine, qui se doutait depuis longtemps qu’Uncle Ben’s est un collabo.
Le riz est-il pain béni ?
Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné de James C. Scott (Le Seuil)
Article mis en ligne le 11 novembre 2014
dernière modification le 29 septembre 2014

par C.P.

Ils s’y sont mis à trois pour traduire Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné de James C. Scott. Au vu du résultat, le titre devrait plutôt sonner comme ceci : « Catastrophia, ou l’art de ne pas savoir parler français. » Passons sur les anglicismes, barbarismes branques et néologismes biscornus infligés au brillant texte de Scott. Le fond vaut de tenter d’ignorer le massacre de la forme. Car le livre de Scott porte sur un problème d’un grand intérêt : comment ne pas se retrouver sous la coupe d’un État. Depuis que l’État a été inventé par les pénibles, c’est-à-dire depuis pas très loin de cinq mille ans, il s’est trouvé beaucoup d’humains pour refuser de passer la tête sous le joug. Quelle fut leur meilleure arme ? La pente.

De la pente comme outil de résistance

Oublions les raffarinades, et proclamons-le bien haut : plus la pente est rude, mieux elle protège. Scott a rassemblé les nombreux constats d’ethnologues, d’historiens, de géographes : l’État se crée, et surtout se maintient, là où les transports sont faciles. Sur les plaines. Les rives des fleuves. Les vallées. Les estuaires, qui conjuguent le plat des plaines, la tranquillité des fleuves, les mille possibilités de déplacement de la mer. Le bassin du Nil, la Mésopotamie (littéralement « au milieu des fleuves »), le bassin du Gange, les bassins des grands fleuves chinois. D’où a grandi l’État capétien ? Du bassin de la Seine. L’État britannique ? De l’estuaire de la Tamise. Le royaume Thaï ? Du bassin de la Chao Praya. Cela, on le sait depuis le 19e siècle. L’originalité de Scott consiste en ceci qu’il a renversé le problème, en demandant : quels lieux, à l’opposé, rendent difficile la création et le maintien de l’Etat ? Et ne croyez pas que l’Etat ait toujours, partout conquis la planète. Jusqu’à, en gros, la seconde guerre mondiale, et encore, une zone d’une superficie égale à l’Europe échappait dans les faits au contrôle des divers États qui la revendiquent.

La « Zomia », l’incroyablement complexe agrégat de chaînes de montagnes qui s’étend de l’Inde à la Chine et qui comprend de très larges parties de la Thaïlande, de la Birmanie, du Laos, du Vietnam, du Cambodge. Depuis des millénaires, des millions d’êtres humains, des centaines de peuples y narguent dynasties, partis et colonisateurs et y vivent leurs vies sans la douteuse sollicitude des Etats. Trois caractéristiques de la Zomia. Beaucoup de forêts, souvent de la jungle. Beaucoup de marais. Beaucoup de pentes, et des plus raides. Pourquoi la pente repousse-t-elle l’État ? D’abord, la tactique. Quand on monte, on avance lentement. On est donc exposé aux attaques de qui se trouve en haut de la pente, de qui a largement le temps de vous envoyer des pierres, des flèches, des balles.

Tous les états-majors enseignent que nul sacrifice n’est trop coûteux pour tenir les lignes de crête. Monte-Cassino ou Douamont, ou, à l’inverse, Dien-Bien-Phû, l’ont prouvé. Ensuite, le transport. Tant que les moteurs à vapeur ou à explosion n’existèrent pas, il n’y eut que trois moyens de transport ; à dos d’homme, à dos de bête de trait, à voile. La rapidité et l’autonomie du bateau à voile expliquent la puissance des empires maritimes. En revanche, le problème du dos d’homme, du dos de chameau ou du chariot à bœufs est que le transporteur dévore le transporté. Le porteur, le bœuf, il faut bien le nourrir. Et puis, 10km à vol d’oiseau, cela ne signifie rien. 10km sur du plat, du sec, par beau temps ? Une heure et demie. 10km en montagne, l’hiver,
sans route ? Deux jours ? Cinq jours ? Au travers d’une jungle sans piste ? D’un marais ? D’une jungle à collines escarpées, comme en
Nouvelle-Guinée ? Plus le temps est long, plus les porteurs dévorent leur charge. Une armée sans nourriture, ce n’est plus une armée.

Du riz comme arme de domination massive

On comprend que le riz soit pain béni. Pour les États. Le riz occupe peu de place, et se conserve très longtemps. Mais surtout, la culture par rizière irriguée est celle dont le rendement est le plus élevé, par unité de surface. Si vous voulez tirer le plus grand profit possible du territoire le moins étendu possible (donc le territoire le plus facile à contrôler, du point de vue du transport de vos forces armées et de vos fonctionnaires), cultivez du riz. En outre, il permet à l’État de concentrer plus de paysans sur une surface plus réduite. Encore plus de paysans, donc encore plus de contribuables, encore plus de fils enrôlables dans l’armée, encore plus d’esclaves. Encore plus d’État.