Gérard Malgat
Luis Villoro, le philosophe de la démocratie radicale
Article mis en ligne le 1er juillet 2014
dernière modification le 13 avril 2014

par C.P.

Luis Villoro, qui vient de mourir à Mexico le 5 mars dernier,
laisse une œuvre philosophique importante
trop peu connue en France.

Né le 3 novembre 1922 en Espagne, à Barcelone,
de mère mexicaine et de père aragonais,
Luis Villoro rejoint le Mexique en 1936,
après des années d’internat dans un collège
jésuite en Belgique. Il poursuit ses études à la
faculté de philosophie et lettres de l’UNAM à
Mexico, où il va exercer comme professeur à partir
de 1948. Disciple du philosophe espagnol José Gaos,
républicain exilé au Mexique, il participe à la
fondation du groupe Hiperión, qui se donne pour
objectif de « comprendre l’histoire et la culture
nationale par les catégorisations philosophiques »
et fréquente les milieux des républicains espagnols
exilés. Il intègre l’Institut de Recherches philosophiques en 1971 et le Colegio Nacional en 1978. Président de l’association philosophique du Mexique, membre de l’Académie mexicaine de la Langue, il exerce comme ambassadeur à Paris puis comme représentant de son pays auprès de l’UNESCO (1983-1987).

Auteur de nombreux ouvrages sur l’indigénisme et sur les processus idéologiques de la révolution et de l’indépendance au Mexique, Luis Villoro est aussi le penseur d’une « démocratie radicale » définie à partir d’une analyse critique rigoureuse des démocraties des pays occidentaux asphyxiées par les professionnels de la politique, les bureaucrates et les techniciens. Le philosophe développe une réflexion féconde sur la démocratie directe dans les mouvements sociaux, sur le multiculturalisme et l’importance fondamentale des échanges entre les cultures. Impliqué dans les activités politiques de groupes et mouvements de gauche, Luis Villoro a participé à la lutte pacifique et aux travaux des zapatistes de l’EZLN au Chiapas depuis la naissance de ce mouvement en 1994. Il laisse plusieurs livres inédits — certains sont en cours d’édition — parmi lesquels un ouvrage réunissant ses récentes correspondances avec le subcomandante Marcos.

Dans le texte qui suit, l’écrivain Juan Villoro, qui vient d’intégrer le
Colegio Nacional, évoque la figure de son père, cet intellectuel qui,
selon lui, « paradoxalement, s’est préparé à comprendre les indigènes
du Chiapas en lisant les missionnaires érasmistes et les républicains espagnols ».

La Taqueria révolutionnaire

Mon père déteste les anecdotes personnelles mais il a raconté mille fois cette histoire qui, dans sa jeunesse, l’horrifia plus que toute autre. La scène se passa dans une hacienda couverte de terre poussiéreuse dans la région de San Luis Potosí. Mais pour comprendre ce que fut ce moment où se condense une vie entière, il faut revenir un peu en arrière.

Luis Villoro Toranzo est né à Barcelone en 1922. Sa mère originaire de San Luis Potosi, était mariée à un Aragonais de La Portellada. Parmi les trois cents habitants que compte aujourd’hui ce village, deux-cents d’entre eux s’appellent Villoro (il ne faut pas s’étonner que dans cet endroit où règne la redondance pour ne pas dire l’inceste, mon grand-père se soit appelé Miguel Villoro Villoro).

Les dates n’ont jamais été une spécialité de la famille. Nous ne savons pas très bien quel était l’âge de mon père lorsqu’il perdit le sien, mais il devait avoir dans les sept ans. Ma grand-mère se retrouva veuve avec trois enfants dans un pays en décomposition et qui se dirigeait tout droit vers la Guerre civile. Elle retourna au Mexique, alors mes oncles et mon père furent placés comme internes dans une école de jésuites.

Mon père grandit en Belgique près de Namur. Il apprit le latin, fut lauréat du concours d’éloquence, obtint la meilleure note en français et réussit ce miracle : être heureux dans un milieu de sévérité et de réclusion. Par contre, son frère Miguel qui supportait très mal l’isolement y trouva sa vocation de jésuite.

Ma famille, comme tant d’autres, se trouva affectée par le délire expansionniste d’Hitler. Mon père était adolescent lorsque l’Europe se préparait à faire la guerre, il rejoignit alors sa mère au Mexique et entra en classe de Baccalauréat, l’équivalent de la terminale chez les jésuites.

L’argent de la famille venait de grands domaines qui produisaient du mezcal. C’est dans l’un d’eux, Cerro Prieto, aujourd’hui une ruine fantasmagorique, que se produisit cette scène qui fut définitive dans la vie de mon père.

Les peones de la hacienda rangés en file indienne pour lui souhaiter la bienvenue vinrent lui baiser la main. Des hommes âgés aux mains abîmées par des années de dur labeur l’appelaient patroncito, petit patron. Quelle était cette organisation du monde totalement démente qui permettait qu’un homme avec tant d’années sur les épaules vienne s’humilier devant un señorito arrivé d’outre-mer ? Mon père ressentit une honte presque physique. Il apprenait avec amertume son appartenance au camp des exploiteurs.

Sa vie prodigue ne peut se comprendre que comme une courageuse épreuve pour expier la scène offensante par laquelle tout avait commencé. Sa famille était monarchiste et franquiste, et lui, il commençait à mettre en doute le système de valeurs dans lequel on l’avait élevé. Il chercha une autre Espagne et, comme cela allait lui arriver souvent par la suite, il la trouva sous les traits d’une belle femme. Il tomba amoureux de Teresa Miaja, la fille du général républicain qui avait défendu Madrid.

Le destin dépend plus des choses qui ne se font pas que de celles qui se réalisent. Mon père et nous tous qui lui avons succédé, dépendons de ce mariage raté avec la fille d’un militaire rouge doté d’un très mauvais caractère.

Pour comprendre son pays d’adoption, il tourna son regard vers les Espagnols qui connurent les mêmes affres que lui pendant la Colonie. Clavijero, Las Casas et Tata Vasco devinrent ses modèles. Son premier livre, Les grands moments de l’indigénisme au Mexique, raconte les efforts des missionnaires éclairés qui épousèrent la cause indigène.

Le philosophe qui a commencé sa trajectoire en étudiant les premiers anthropologues du monde américain, la termine tel un nouveau Las Casas, avec la convivialité que lui offrent les communautés indigènes du Chiapas.

Un autre disciple des jésuites, le sous-commandant Marcos, qui a plus ou moins mon âge (la chronologie des mythes n’est jamais précise), est son interlocuteur privilégié. Mon père est étranger aux catégorisations sentimentales et aux liens que détermine la parenté, mais non à l’affection qu’il entend comme une variante de l’intelligence.

S’il avait dû se soumettre à l’improbable exercice de choisir un fils parmi ses connaissances, notre frère invisible se serait appelé Marcos.

Sa volonté de transformation sociale l’a opposé depuis qu’il est tout jeune à un conflit qu’il n’a absolument pas résolu. Pour lui, l’argent est un poison qu’il veut transformer en un traitement médical. À la mort de ma grand-mère, mon père nous réunit ma sœur Carmen et moi dans une espèce de séance de Comité central. Il ouvrit un carnet où figurait l’ordre du jour et déclara : « Nous avons reçu de l’argent sans avoir rien avoir fait pour le mériter et nous devons le distribuer. » À dix ans, j’avais trouvé magnifique d’aller dans le centre de la capitale où vivait ma grand-mère pour lancer des billets de banque dans la rue.

Les idées de mon père étaient plus compliquées que ça, mais guère plus rationnelles.

Au lieu d’acheter des propriétés et d’utiliser les loyers pour aider ceux qui voulaient changer le monde, il décida de fonder des entreprises romantiques qui préfigureraient, en tant que telles, un avenir égalitaire. Il appuya des coopératives, des projets économiques, finança des missionnaires de gauche et prêta de l’argent à des causes qui parfois ne représentaient que celui qui le sollicitait. À chacune de ces aventures, l’argent disparaissait sans possibilité de retour.

Incapable d’accepter l’horrible paradoxe qui exigeait pour promouvoir le socialisme la nécessaire création d’une entreprise capitaliste, il continua à parier sur d’antiques formules commerciales. Une des plus curieuses arriva sous la forme d’une taquería.

Heberto Castillo présidait le Partido Mexicano de los Trabajadores. Mon père et moi y participions aussi, lui comme théoricien incontestable et moi comme militant de base. Quand Heberto venait à la maison, il parlait de ping-pong avec ma sœur Carmen, championne nationale et de littérature avec moi. Puis il dissertait sur la science, la philosophie ou la religion. Sa curiosité et sa passion pour les sujets les plus divers le détournaient toujours de la question politique d’extrême urgence qu’il devait traiter avec mon père.

Heberto faisait de la peinture à l’huile, écrivait des récits autobiographiques passionnants, dessinait des structures d’une insolite résistance et il avait des projets pour amener la pluie grâce à un bombardement d’ions qui en finirait avec la pollution dans la capitale. Ami du général Cárdenas et leader de la Coalición de Maestros en 68, il avait été enfermé dans la prison de Lecumberri où il fit une paire inédite avec le syndicaliste cheminot Demetrio Vallejo à la tête du PMT. Chez lui tout était hétérodoxe. Comme tant de visionnaires sociaux, il tomba dans l’erreur d’avoir raison bien avant l’heure.

Il préconisait une gauche démocratique, autocritique et éloignée de tous dogmes et d’étranges symboles. À cette époque, une telle position était vue comme tiède, complaisante et excessivement modérée. Voulant faire croire à un relâchement du pouvoir autoritaire, le président Echeverría avait lancé l’ouverture démocratique et nous, les membres du PMT, on nous appelait les « heberturos ».

Heberto profitait de n’importe quelle circonstance qui irait en faveur de ses très nombreuses initiatives. Je l’avais accompagné une fois dans une imprimerie où il vit que les feuilles découpées par une machine laissaient des bandes inutilisées. Il demanda à l’imprimeur de lui donner tout ce papier qui était de trop. « Qu’est-ce que tu veux faire ? », lui ai-je demandé. « Je ne sais pas encore », m’avait répondu l’utopiste.

Le besoin continuel de changer la réalité naissait chez Heberto avant qu’il n’ait planifié le moindre projet. Cet enthousiasme l’amena à créer une affaire avec mon père. L’idée de départ était nationaliste : « Il n’existe rien qui soit plus de chez nous que les tacos », dit Heberto sur un ton qui ne souffrait aucune contradiction. Il expliqua ensuite que dans la prison de Lecumberri, il avait partagé les couloirs avec d’excellents taqueros. Ils avaient été remis en liberté et ils cherchaient du travail. Le PMT manquait de ressources et la taquería pouvait servir de plateforme économique pour la transformation du pays. Ceci ne parut pas seulement logique à mon père, il trouva même qu’il était urgent de lancer l’affaire.

Heberto nous réunit dans un jardin pour goûter les tacos de ses amis. C’était à celui qui mangeait le plus en racontant des anecdotes sur chaque ingrédient. Mon père l’écoutait sans mot dire. Comme il ne parle que très rarement dans les réunions, nous avions trouvé cela normal. Mais ses yeux avaient la concentration de celui qui observe la réalité comme quelque chose qui peut se discerner, se classifier et qui fait toujours l’objet d’explications. Finalement, il se décida à donner son point de vue : les tacos étaient succulents, mais ils lui paraissaient iconoclastes. Il avait raison. Il n’y avait pas de tacos al pastor, ni au charbon de bois et il n’y avait pas non plus de fromage fondu. Tous étaient des tacos richement cuisinés et faisant appel à la simple, naturelle, mais très élaborée gastronomie mexicaine : tinga, rajas con mole, chicharrón en salsa verde [1]...

Hétérodoxe incorrigible, Heberto déclara que là serait justement notre point fort : la taquería révolutionnaire devait être différente.

Même si l’affaire peut avoir des aspects comiques, c’est alors que se cristallisèrent deux manières absolument sérieuses de concevoir la réalité. Mon père essayait par tous les moyens d’interpréter le menu comme un catalogue raisonné et Heberto ne pensait qu’à en faire un moyen d’action. Le théoricien et le leader de terrain s’opposaient à propos de tacos. Le leader l’emporta et quelques mois plus tard, on inaugura La Casita, à l’angle de la rue Pilares et de l’avenue Coyoacán, mon père étant bien sûr l’associé apportant l’investissement.

C’était la fin des années 70 et je travaillais à la chaîne Radio Educación qui se trouvait à quelques rues de là. J’étendis mon action militante à la promotion de la taquería et j’y amenai des collègues de l’émission. Je me souviens de leur déception en voyant la carte : « Mais ils servent uniquement des tacos de guisado ! », dirent-ils. Je leur avais alors expliqué que c’était révolutionnaire, mais ils ne voulurent pas revenir.

La Casita fut un échec. « Il n’est pas possible que les gens de gauche soient si dogmatiques », se plaignait Heberto, incapable de comprendre qu’un militant prêt à changer le monde préfère un très conventionnel taco de costilla à un riz à la pomme de terre.

Mon père invita Heberto à l’une des ses séances privées de Comité central, il sortit le carnet sur lequel il inscrivait l’ordre du jour et un exemplaire du Capital (il notait tous ses frais sur la quatrième de couverture). En présence de ses fils, il expliqua qu’il était prêt à mettre le patrimoine familial au service de la cause ouvrière, mais qu’il ne pouvait néanmoins ignorer l’autocritique : il fallait changer de taqueros.

Comme toujours, Heberto trouva une solution assez folle : inclure un parrillero, un cuisinier spécialiste de viandes grillées qui n’eut pas fréquenté Lecumberri, mais savait trancher la viande comme s’il avait mérité la peine maximum. Les tacos de guisado pouvaient coexister avec le trompo, l’appareil en forme de toupie, d’où son nom, sur lequel on rôtit les tacos de pastor.

Cette cohabitation fut la cause de luttes intestines et de l’éclatement des tendances au sein de la taquería. La Casita ne préfigurait pas le futur d’un Mexique égalitaire, mais plutôt l’avenir des partis de gauche.

Les dissensions internes arrivèrent juste au moment où le PMT, le PST et le PCM envisageaient leur fusion. Heberto critiquait les communistes car ils utilisaient la faucille et le marteau et proposait de les remplacer par deux de nos plus forts symboles : la machette et le nopal. Même si plus tard l’histoire retiendrait sa démission pour rejoindre Cuauhtémoc Cárdenas, Heberto eut une position très dure dans cette phase de discussion. Mon père lui envoya une lettre mémorable dans laquelle il lui annonçait avec toute la peine du monde qu’il lui retirait la gérance de la taquería.

La Casita est devenue aujourd’hui El Hostal de los Quesos, un bastion où l’on trouve d’excellents tacos conservateurs. Heberto Castillo et mon père ont lutté pour changer le monde avec toutes sortes d’idées. Il n’existe aucune preuve formelle qu’ils y sont parvenus. Il n’en existe pas non plus qui affirment le contraire.

La réalité est hétérodoxe.