Jean-Pierre Garnier
La gauche bleu marine
Article mis en ligne le 7 octobre 2012

par C.P.

On savait passablement délavée la rose brandie par un poing, qui servent encore d’emblème, de plus en plus discrètement il est vrai, au PS. Depuis la première accession de celui-ci au pouvoir, notent certains observateurs, le poing qui symbolisait la lutte des travailleurs et les espérances socialistes a eu tendance à s’effacer laissant seule la rose en charge de galvaniser les militants et les électeurs du parti. En réalité, le poing est toujours là, de manière virtuelle et réelle à la fois. Il n’est plus brandi cependant contre les possédants, mais, « culture de gouvernement » aidant, contre les dépossédés qui s’avisent de se rebeller dans les zones de relégation où ils sont parqués. Quant à la rose, on pourrait suggérer aux « communicants » du PS de résolument la troquer pour une fleur, fût-elle artificielle, d’une couleur plus adaptée, ne serait-ce le fait que celle-ci ait déjà été adoptée par un parti encore plus droitier que lui.

La dérive sécuritaire du PS ne date évidemment pas d’hier, mais du retour Place Beauvau du « socialiste » Pierre Joxe en 1988, lorsque les mesures prises sous son égide pour endiguer la révolte d’une partie de la jeunesse dans les « cités » avait valu au nouveau ministre de l’Intérieur l’accusation ironique de plagiat par le tandem Pasqua-Pandraud, orfèvres en matière de répression. Les années passant, le ralliement de la gauche gouvernante à la défense de l’ordre bourgeois qualifié de « républicain » a pris un tour de plus en plus décomplexé. Le colloque « Des villes sûres pour des citoyens libres », mis en scène en 1997 par Jean-Pierre Chevènement, avait déjà donné un coup d’accélérateur dans ce sens, et l’intronisation de Manuel Valls comme premier flic de France ne constitue probablement qu’un point d’aboutissement provisoire car il n’y a tout lieu de penser qu’il ne sera pas le dernier.

En attendant, il faut bien reconnaître qu’il est difficile, pour ne pas dire impossible, de distinguer aujourd’hui ce qui sépare l’ex député-maire de l’Essonne de ses homologues de l’UMP. Observant les premiers pas du nouveau ministre de l’Intérieur, Xavier Bertrand opinait : « Valls ? C’est Sarkozy sans le son ». « Manuel et moi, quelle différence ? On parle le même langage... », confiera le député-maire de Nice Christian Estrosi, l’une des figures des plus réactionnaires d’un parti qui en compte beaucoup d’autres. Ce langage, c’est celui du tonfa et du flash-ball. C’est aussi, pour justifier sur le plan théorique, c’est-à-dire idéologique, l’« usage proportionné des armes non létales », le langage du complice et compère de longue date de Manuel Valls, le flicologue Alain Bauer. Une amitié qui remonte à leurs années communes à l’université de Paris I-Tolbiac. L’un, inscrit en Histoire, optera pour la politique politicienne, tandis que l’autre, en Droit, préfèrera les réseaux d’influence. Tous les deux, pour faire avancer leurs carrières respectives, entreront au PS et dans la franc-maçonnerie.

Devenu officiellement conseiller en sécurité de Nicolas Sarkozy après l’avoir été officieusement auprès de Michel Rocard, de Jean-Pierre Chevènement et de maints autres notables « socialistes », A. Bauer ne pouvait néanmoins s’afficher ouvertement aux côtés de M. Valls alors que son copain achevait sa longue marche vers les sommets du Parti et de l’État. Mais, nul doute qu’il continue en coulisse de lui prodiguer ses conseils, bien qu’il se soit démis de toutes ses fonctions liées au ministère de l’Intérieur — notamment de la présidence de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), qui a la haute main sur les statistiques des crimes et des délits, et de celle du groupe de contrôle des fichiers de police et de gendarmerie. Ainsi A. Bauer avoue-il avoir « répondu aux questions posées par Manuel sur les personnalités des uns et des autres au moment de la constitution du cabinet ». Renaud Vedel, par exemple, doit faire partie de l’une d’elles : ancien directeur adjoint du cabinet du préfet de police de Paris et nouveau directeur adjoint de celui de Manuel Valls, il a rédigé sous le règne sarkozien, deux rapports avec Alain Bauer : celui sur la sécurité au quotidien en 2007 et le Livre blanc sur la sécurité publique en 2011.

On ne s’étonnera pas, dès lors, que M. Valls ait été pressenti par Nicolas Sarkozy comme « ministre d’ouverture » lorsque celui-ci officiait à l’Élysée. Mais il a eu assez de flair pour ne pas suivre les traces de son ex-camarade de parti, incarnation comme lui de l’aile droite « sociale-libérale », l’ex- maire « socialiste » sécuritaire de Mulhouse, Jean-Marie Bockel, à qui sa défection pour un strapontin ministériel puis un maroquin dans le gouvernement de Fillon risque de coûter son siège de sénateur et la présidence de Mulhouse-Alsace-Agglomération.

En janvier 2003, Valls votait en faveur de l’amendement instituant le délit d’« d’outrage au drapeau tricolore et à l’hymne national. » Il s’en expliquait ainsi : « L’intention est bonne. L’objet difficilement contestable. Il s’agissait de faire passer un message fort, et aussi de montrer qu’au PS on ne laisse pas ce terrain là à la droite… ». Et même à l’extrême-droite. « Je veux réhabiliter le rôle de l’Etat et ne pas laisser la nation à la droite et au FN, proclame Valls, qui a imposé La Marseillaise dans les meetings de François Hollande pendant la présidentielle. Il ne faut pas laisser la nation au FN ». En privé, il reconnaît d’ailleurs des mérites à Nicolas Sarkozy pour son premier passage à l’Intérieur : « En 2002, il donne aux Français le sentiment qu’il veut traiter un problème, et il le traite un peu. » Lui, compte bien le traiter au fond Un traitement de choc. En commençant par la création de zones de sécurité prioritaires (ZSP).

C’était là une promesse de campagne du candidat Hollande contre la délinquance dans les « quartiers difficiles », appelés ainsi non en raison des difficultés matérielles d’une population précarisée, paupérisée et marginalisée par la récession et les politiques d’« austérité », mais de la difficulté à y maintenir la « paix civile », c’est-à-dire l’ordre. Les ZSP visent, selon Manuel Valls, à mettre en place « une action de sécurité renforcée sur des territoires bien ciblés, caractérisés par une délinquance enracinée et de forte attentes de la population ». Le 2 septembre 2012, avant un déplacement à Mulhouse où il avait annoncé le placement en ZSP d’un quartiers sensible de cette ville, il avait insisté sur ce caractère « ciblé », évoquant trafics de drogue, cambriolages ou vols de colliers, phénomènes en forte augmentation. À l’entendre, « il faut agir là où la délinquance est ancrée » dans un « esprit de partenariat avec les élus qui en seront l’un des pivots. » La « politique de la ville » révèle ainsi son vrai visage aux yeux des gogos qui avaient pris au pied de la lettre les discours médiatiques ou pseudo-scientifiques à vocation apologétique de journalistes et de chercheurs vassalisés : celui d’une police de la ville. Mais la pacification soft baptisée « prévention », dont l’échec est patent comme le confirmait un rapport publié en juillet dernier, n’est plus de mise : place à la pacification hard. Celle réservée au nouvel ennemi intérieur.

Les travaux pratiques n’ont pas tardé à suivre, avec les effets en retour habituels, comme le montreront les nuits chaudes des 12 et 13 août derniers dans le quartier de la Briquetterie à Amiens-nord : école maternelle et gymnase incendiés, voitures calcinées et surtout policiers blessés par des plombs de chevrotine. Ce quartier, déjà classé en zone urbaine sensible (ZUS), avait justement été choisi pour faire partie des quinze premières ZSP annoncées par Manuel Valls le 7 août. Ce qui s’était traduit par une intensification du harcèlement policier qui eut le don de le porter à ébullition dès le début du mois. Et ce qui ne pouvait manquer d’arriver arriva. Il faut dire qu’Amiens-Nord constitue depuis belle lurette une zone de chasse privilégiée pour les forces du désordre. En mai 2009, elle avait été le théâtre d’affrontements après la mort d’un jeune motard pourchassé par les flics. En octobre 2010, des habitants avaient caillassé des policiers une nuit durant « sans raison précise ou connue » [sic] selon un rapport officiel. En février 2012, deux voitures de la police municipales furent incendiées et des habitants ont encore échangé des projectiles avec des policiers.

Fort de l’impunité implicitement promise par la circulaire envoyée aux préfets définissant les ZSP comme « correspondant à des territoires ciblés dans lesquels les actes délinquances ou d’incivilité sont structurellement enracinés », une bande de nervis de la BAC a eu la bonne idée de faire brutalement irruption dans un repas de deuil organisé en plein air sur la terrasse d’un immeuble par la famille d’un jeune, mort trois jours auparavant dans un accident de moto. La flicaille qui rôdait aux alentours depuis le début de l’après-midi venait de trouver le gibier qui allait lui donner l’occasion de déployer le « savoir-faire » vanté par Michèle Alliot-Marie pour sauver le régime de Ben Ali : un automobiliste venait de prendre un sens interdit.

L’interpellation par les CRS s’effectua selon les modalités habituelles dans les « cités » : gaz lacrimo et tirs de flash ball. Importuné par ce raffut et la gêne olfactive provoquée, deux membres de la famille endeuillée osèrent protester. Mal leur en prit. « Le contrôle a été très agressif, racontera à une envoyée spéciale du Monde la sœur du jeune homme décédé. Mon père et mon oncle sont sortis pour leur demander de partir et de respecter notre deuil. Puis ça a dégénéré, la brigade anticriminalité nous a gazé avec des bombes lacrymogènes alors qu’il y avait des femmes et des enfants. [1] » La mère précisera : « Avec les gendarmes mobiles tout se passait très bien. Ce soit là, il n’y avait pas lieu faire un contrôle. Ils sont venus nous provoquer comme des cow-boys. » Avec les effets attendus.

De barre en barre, de tour en tour le téléphone arabe a fonctionné. Harcelés, humiliés depuis des mois par des contrôles arbitraires, des dizaines de jeunes accourus sur place ont riposté à la violence policière par la violence populaire. Ce qui entraîna l’arrivée d’escouades de mercenaires d’État harnachés en robocops sur les lieux des affrontements, survolés par un hélicoptère, comme cela fut le cas deux ans auparavant à la Villeneuve de Grenoble, sous l’ère Sarkozy, pour photographier les « sauvageons », comme aurait dit J-P Chevènement, en pleine action. L’ordre ou ce qui en tient lieu a été rétabli, mais Manuel Valls ne pouvait en rester là.

Le mardi suivant, il débarquait en force dans le quartier pour bien montrer qu’aucun territoire de la République ne pouvait être abandonné aux séditieux. Grand seigneur, il daigna écouter les doléances de la mère et de la sœur du mort reçues dans l’Atrium, une antenne « socio-cul » de la mairie dans les Quartiers-nord d’Amiens. Mais pas plus. « C’était un dialogue de sourds, dira la mère. Les forces de l’ordre ont commis l’irréparable, mais il pas question pour le ministre d’y toucher. Il oublie la nuit de dimanche.
On a été gazé comme des sauvages, comme des bêtes [2] ». Valls affirmera bien avoir « entendu le message de la famille sur le dégradation des rapports avec la police », mais sans en tirer les conclusions. Bien au contraire :

« Rien ne peut excuser qu’on tire sur les forces de l’ordre et qu’on brûle des équipement publics », proclamera t-il. Je ne suis pas venu pour reprocher quoi que ce soit à la police. » Il le pouvait d’autant moins, que celle-ci venait de lui éviter sinon un lynchage, du moins d’être sérieusement malmené. Avant de se réfugier dans l’Atrium sous forte protection policière, le ministre avait, en effet, été sérieusement chahuté. Les voitures officielles étaient garées trop loin et le cortège, mal renseigné de surcroît, était parti dans la mauvaise direction. Et c’est sous les huées de la foule amassée de part et d’autre, bousculé par quelques jeunes en furie, que le ministre a dû faire son entrée.

Le maire PS d’Amiens, qui accompagnait le ministre lors de cette visite mouvementée sur le terrain, et qui ne voulait sans toute pas être associé à ses déclarations martiales aux yeux de ses turbulents administrés, tentera d’y mettre un bémol : « L’intervention de la police n’était pas appropriée dans une situation de deuil. Beaucoup de gaz lacrymogène a été utilisé, ce qui a été perçu comme une agression. » Autrement dit, la police pourra continuer à gazer plein pot la « racaille », mais en veillant à s’assurer auparavant que celle-ci ne soit pas en tain de déplorer un mort parmi les siens.

Quelle morale tirer de cette énième histoire de « violences urbaines » ?
« Ces tensions, on s’y attend et on s’y attendait », expliquait M. Valls à l’issue de sa visite à Amiens. Mais la faute en reviendrait à l’ancien président de la République : « Ma grande incompréhension, c’est pourquoi, lors de son quinquennat, Sarkozy a laissé filer les choses dans ces quartiers ». « Les choses », ce seraient le fait que « plusieurs générations n’ont connu que la violence ». Pour le hiérarque « de gauche » comme pour ses pairs « de droite », la violence ce sont « les trafics, l’économie souterraine », non les discriminations, la répression, le chômage, les emplois déqualifiés qui sont le lot commun d’une jeunesse sans avenir donc sans espoir. Et les « tensions » ne risquent guère de s’atténuer dans les années qui viennent : « La France va bouger, prédit la mère du jeune décédé. On n’est rien ici. Les jeunes sont déjà mal dans leur peau. Ils n’ont rien à perdre ». Ils ont d’autant moins à perdre que Valls lui- même concluait son tour de piste à Amiens par cette prophétie dont la gauche au pouvoir, rééditant le tournant de la « rigueur » en 1983, ne va pas manquer de hâter la réalisation : « la crise économique, la croissance nulle, ce sont ces quartiers-là qui vont en souffrir le plus ».

Dans son discours de va-t-en guerre antilibéral prononcé au Bourget pour berner un électorat plus crédule que jamais, François Hollande avait déclaré qu’une fois élu, il livrerait un combat sans merci « contre un ennemi sans visage : la finance ». Devenu Président de la République , il ne se montre pourtant « pas plus physionomiste qu’à l’époque où il n’était encore que candidat : non seulement la finance a un ou plutôt plusieurs visages, mais nombre d’entre eux figurent en bonne place au sein de son entourage proche, tel son ministre de l’Économie, Pierre Moscovici, l’ex-vice président du Cercle de l’Industrie, ou son ministre du Travail, Michel Sapin, artisan industrieux de la « désinflation compétitive » chère à feu le Premier ministre Pierre Bérégovoy, sans parler de la kyrielle de conseillers économiques affidés du gotha bancaire. Ce qui n’empêche pas F. Hollande de persister à jouer les matamore.

« Je suis en situation de combat », affirmera t-il crânement sur la chaîne de Bouygues à l’occasion de son show télévisé de rentrée [3]. Mais, exit « la finance ». La « bataille » dans laquelle il promet désormais de s’« engager pleinement, en première ligne », c’est celle du « redressement », à commencer par celui des comptes publics. Autrement dit, de la « rigueur », bien qu’il se soit bien gardé de prononcer le mot, aussi dévalué aux yeux du peuple que celui d’« austérité » auquel il avait été substitué lorsque Fabius, Delors et consorts avaient décidé d’entamer le « sale boulot » que la Droite ne s’était pas aventurée à effectuer. Mais la presse de marché ne s’y est pas trompé. « Hollande assume un choc budgétaire sans précédent », titrait, par exemple, Le Monde en première page, avec un autre gros tire dans une page intérieure pour les lecteurs qui n’auraient pas compris : « M. Hollande assume un plan de rigueur historique ».

Dès lors, les prolétaires et leur progéniture doivent se le tenir pour dit : la rigueur économique ira de pair avec la rigueur policière contre ceux à qui elle n’aurait pas l’heur de plaire et qui auraient la fâcheuse idée de manifester leur opposition autrement que par des manifestations traîne-savates. Même du côté du Front de gauche, dont le leader se plaît pourtant à fustiger une « politique d’austérité conduisant à l’enlisement », ils n’ont rien non plus à attendre. L’un de ses experts en matière urbaine, le géographe Guy Burgel, stalinien recentré à l’autoritarisme proverbial, faisait connaître, dans une tribune publiée à l’occasion de la Fête de l’Humanité, sa manière à lui de « combattre la ghetthoïsation des quartiers » [4]. La manière forte. Manuel Valls, selon lui, « après la récidive des émeutes de banlieue à Amiens », aurait eu des « réactions immédiates appropriées », « pour rappeler que l’ordre républicain ne souffre d’aucune exception, et que son irrespect frappe d’abord les pauvres des quartiers déshérités ».

Une appréciation inepte, en parfaite contradiction avec la réalité sociale d’un quartier que notre universitaire aurait pu connaître s’il avait seulement lu les enquêtes dont il n’a cessé de faire l’objet, à défaut d’y avoir mis les pieds [5].

Comme le fait remarquer un observateur lucide, la « normalisation hollandaise » va bon train à Amiens [6]. Une normalisation d’ailleurs très cohérente avec qui se fait sentir dans d’autres domaines et en autres lieux. Sur le front économique, alignement sur l’« agenda des marchés », sur le front diplomatique, alignement sur le bellicisme impérialiste et sioniste. Il est par conséquent logique que l’alignement sur le sécuritarisme n’épargne pas le front urbain.