À la suite de Henri Lefebvre et en citant celui-ci, David Harvey concluait un article sur « Le droit à la ville » par cette affirmation péremptoire :
« La révolution doit être urbaine, au sens le plus large du terme, ou
ne sera pas » [1]. Qu’est-ce à dire ?

Si les mots ont un sens autre que rhétorique, ils laissent entendre que l’appropriation populaire effective de l’espace urbain et le pouvoir
collectif de le façonner, qui définit le droit à la ville, selon D. Harvey lui-même, ne pourront s’effectuer sans violence. La violence des dominants
en l’occurrence. « Une transformation de la société, affirmait déjà H. Lefebvre, suppose la possession et la gestion collective de l’espace, par l’intervention perpétuelle des “ intéressés ”, avec leurs multiples intérêts, divers et même contradictoires. Donc la confrontation. [2] » La confrontation avec les possédants, en premier lieu, car ceux-ci ne manqueront pas de résister économiquement et institutionnellement d’abord, à l’aide, également, des médias qu’ils contrôlent, et en dernière instance, en recourant à leurs soi-disant forces de l’ordre. Il est illusoire, en effet, de supposer que la bourgeoisie se laisserait pacifiquement déposséder du pouvoir de configurer la ville selon ses intérêts. Et elle pourrait compter, en outre, sur la solidarité des gestionnaires et des technocrates à qui elle a délégué ce pouvoir au niveau local en les chargeant du pilotage des politiques urbaines, pour ne rien dire de la cohorte des experts (universitaires, chercheurs) œuvrant à leurs côtés. Dans le champ urbain, un front de classes s’est constitué, ne serait-ce qu’à l’état virtuel, regroupant, d’une part, les financiers, les entrepreneurs, les constructeurs, les promoteurs, etc., c’est-à-dire la bourgeoisie, et, d’autre part, les élus locaux, leurs conseillers, leurs techniciens, leurs spécialistes, c’est-à-dire une élite locale appartenant aux franges supérieures et moyennes d’une classe moyenne salariée, la petite bourgeoisie intellectuelle.

Si, par des biais divers, la classe dirigeante peut influer sur l’orientation des politiques d’aménagement urbain, ce n’est pas elle, en effet, qui les définit et les met en œuvre. Cette fonction revient aux membres d’une classe dont il est rarement question dans les analyses « radicales » de l’urbanisation capitaliste. À savoir une classe médiane et médiatrice dotée d’un capital scolaire et culturel conséquent, structurellement préposée à faire le lien entre les dominants à qui reviennent les tâches de direction, et les dominés à qui échoient les tâches d’exécution. Son existence, sa raison d’être et sont sort sont liés à ceux de la bourgeoisie, ce qui autorise à la désigner comme une « petite bourgeoisie intellectuelle » (PBI). Parmi les tâches de médiation qui incombent à cette classe intermédiaire (conception, organisation, contrôle, inculcation) figure bien évidemment l’élaboration et la conduite de la politique urbaine, en particulier l’urbanisme. Or, c’est par le biais de l’appareil étatique qu’elle peut mener à bien cette politique, au niveau central et, surtout, local. À cet égard, en tant qu’agent dominé de la domination, la petite bourgeoisie intellectuelle joue un rôle clef bien que subordonné dans l’urbanisation du capital.

Cette politique consiste avant tout à organiser l’espace urbain, tant physique que social, pour en faire une structure d’accueil adaptée, susceptible de séduire avant tout les entrepreneurs, les banquiers, les promoteurs, les constructeurs ainsi que la « matière grise » (ingénieurs, cadres, chercheurs, professeurs, « créateurs » et « créatifs » en tout genre), dont la venue conditionne l’essor et la prospérité des villes et plus particulièrement des grandes agglomérations baptisées « métropoles ». Sous le signe de la « gouvernance » et du « partenariat public-privé », s’est mise en place une gestion présentée comme technique, consensuelle et dépolitisée des « affaires de la Cité ». En réalité, c’est d’une co-gestion qu’il s’agit, qui trouve son fondement sociologique mais aussi politique dans une collaboration de classes de facto entre la bourgeoisie et une petite bourgeoisie intellectuelle dont les intérêts, les aspirations et les valeurs ne menacent en rien, en temps normal, le règne de la première. Bien au contraire. Comme le prouve la modernisation de la domination capitaliste au cours des dernières décennies, sous l’impulsion de la « contestation » néo-petite bourgeoise », leur réalisation s’inscrit dans le processus que H. Lefebvre a été l’un des premier à mettre en lumière : la reproduction des rapports de production, dynamique combinant dialectiquement le « changements social » (politique, institutionnel, idéologique, « sociétal ») et la continuité capitaliste (exploitation, domination, aliénation), l’un conditionnant l’autre par le biais des rapports de domination [3].

Évoquant dans Le droit à la ville l’horizon de la métropole capitaliste, H. Lefebvre voyait se profiler « la Ville idéale, la Nouvelle Athènes » où le centre serait occupé et tenu par « les nouveaux Maîtres », possesseurs de cet espace privilégié « sans en avoir nécessairement la propriété entière » [4].
Tout autour, distribués dans l’espace périphérique selon un ordre hiérarchique, une foule de gens « en charge de multiples “ services ” à l’usage des Maîtres ». « N’est-ce pas véritablement la Nouvelle Athènes, demandait Lefebvre, avec une minorité de libres citoyens, possesseurs des lieux sociaux et en jouissant, dominant une énorme masse d’asservis, libres en principe, authentiquement et peut-être volontairement serviteurs, traités et manipulés selon des méthodes rationnelles ? [5]. » Cependant, H. Lefebvre distinguait dans cette masse asservie les ouvriers et les employés, autrement dit le prolétariat, directement soumis à l’esclavage salarial, des
« subordonnés privilégiés » : « admistrateurs », « ingénieurs », « artistes », « écrivains », « amuseurs ou informateurs ». Sans oublier les « savants eux-mêmes, les sociologues au premier rang » que Lefebvre n’hésitait pas à ranger parmi les « serviteurs de l’État, de l’Ordre, du fait accompli, sous couleur d’empirisme et de rigueur, de scientificité. [6] » On aura reconnu dans ces catégories de salariés diplômés la PBI, dont, entre autres, les spécialistes en recherche urbaine. Aux yeux de Lefebvre, point n’est besoin de contraintes pour s’assurer la soumission de ces happy few : « à cette sélection suffisent peut-être les revenus et les mondanités ».

Cette « réussite du capitalisme d’État » dans l’art de la domestication a été « soigneusement préparée », ajoutait Lefebvre [7]. Outre
l’« aménagement des divers ghettos urbains, il a organisé pour les savants et la science un secteur sévérement concurrentiel : dans les laboratoires et dans les universités, savants et intellectels se sont affrontés de façon purement compétitive, avec un zèle digne d’un meilleur emploi, pour le
plus grand bien des Maîtres de l’économique et du politique, pour la gloire et la joie des Olympiens » [8]. Ainsi, bien avant la « révolution de Mai 68 » suivie de la retombée de la « contestation » et la normalisation des « contestataires », Lefebvre entrevoyait déjà la préoccupation majeure qui allait animer les esprits dans le milieu de la recherche et de l’université : la lutte des places plutôt que la lutte des classes, et les plans de carrière en guise de projet de société.

Dans les pays du capitalisme « avancé », l’hégémonie de la classe
dirigeante repose, de ce fait, sur une alliance implicite mais effective avec cette « classe régnante » [9] qu’est la PBI, au sens où ses organisations représentatives — les partis de gouvernement roses-verts (sociaux-libéraux et écologistes) — exercent le pouvoir d’État en position subalterne dans le cadre d’un compromis avec la bourgeoisie, à charge pour elles d’encadrer les classes populaires aux différents échelons des institutions étatiques ou para-étatiques, associations comprises. À cet égard, en emprunant à Antonio Gramsci, on peut dire que les élus locaux, les technocrates, les économistes, les urbanistes, les architectes, les paysagistes, les chercheurs, les enseignants et les « communiquants » font partie du « bloc au pouvoir » sur le plan local en compagnie des représentants du capital, remplissant ainsi la fonction impartie à leur classe par la division sociale du travail : fonctionner comme intellectuels organiques du projet d’ordre social —
et donc urbain — des bourgeoisies successives. Que les classes dominées viennent à se soulever contre la domination capitaliste non seulement sur les lieux de travail, mais aussi en essayant de se réapproprier réellement l’espace urbain — et non par des actions symboliques sans portée pratique du genre « Indignados » espagnols ou « Occupy wall street » menées par les franges inférieures diplômées de la petite bourgeoisie intellectuelle guettées par le déclassement et la prolétarisation —, elles se trouveront inéluctablement confrontées à la bourgeoisie et aux franges supérieures voire moyennes de la petite bourgeoisie coalisées, par forces militaro-policières interposées. À cet égard, l’illusion d’une « révolution urbaine » pacifique doit être dissipée sans plus tarder.

L’urbanisation du monde donne lieu d’ordinaire dans les milieux de la recherche urbaine à de multiples conjectures. Cependant, aucune n’envisage que le monde demeurant ce qu’il est, c’est-à-dire capitaliste, elle pourrait s’accompagner d’une intensification de la lutte des classes sur le front urbain, voire d’une guerre sociale ouverte ou larvée. Sauf chez les experts, policiers ou militaires, chargés d’élaborer de nouvelles stratégies
de maintien de l’ordre dans les métropoles. À leurs yeux, celles-ci constitueront les principaux terrains d’engagement dans les guerres
futures dites de « basse intensité » également baptisées par eux
« de la quatrième génération » [10]. Face à cette éventualité, outre la
formation et l’entraînement de corps répressifs spécialisés dans la lutte contre-insurrectionnelle, d’innombrables dispositifs high tech sans cesse perfectionnés de surveillance et de neutralisation sont élaborés, testés et mis en place pour contrer un ennemi d’autant plus omniprésent et insaisissable — il est perçu à la fois comme extérieur et intérieur, global et local, réel et virtuel— qu’il tend à se confondre avec l’ensemble des citadins eux-mêmes, chacun étant considéré comme un insurgé potentiel, voire un terroriste en puissance. Autrement dit, si « révolution urbaine » il devait y avoir, ce ne serait pas « un dîner de gala », pour reprendre une formulation célèbre du Président Mao, mais un massacre en bonne et due forme, fût-elle sophistiquée, de ceux qui pourraient penser le contraire.
Bien sûr, D. Harvey parle de « confrontation entre possédants et dépossédés », et affirme que « les métropoles sont devenues ne point de collision massive de l’accumulation par dépossession imposée aux moins puissants sous l’impulsion des promoteurs qui prétendent coloniser l’espace pour les riches ». Harvey en arrive même jusqu’à préconiser « une lutte globale, principalement contre le capital financier, puisque c’est l’échelle à laquelle s’effectuent actuellement les processus d’urbanisation » [11].
Avec une question ironique qui peut paraître provocante en ces temps de consensus : « oserons-nous parler de lutte des classes ? » Mais l’audace du géographe radical s’arrête là : elle reste purement verbale. L’idée que cette « confrontation », cette « collision », cette « lutte » puisse prendre un tour violent ne semble pas l’effleurer, même s’il lui arrive de déplorer les méthodes musclées employées par la police pour réprimer les manifestations.

Qui a affirmé triomphalement, à plusieurs reprises : « Il y a une guerre de classe, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui a déclaré cette guerre, et nous sommes sur le point de la gagner ? » Warren Buffet, l’une des plus grandes fortunes de la planète [12]. De fait, il faut bien admettre que, sur le front urbain, celle qui détient « le pouvoir de remodeler les processus d’urbanisation », pour reprendre la formulation de D. Harvey, c’est la bourgeoisie, maintenant transnationalisée, par le truchement d’une fraction de classe qui lui sert de relai dans la domination. Celle-ci est train de mener à bien, avec le concours des élus et les « élites » néo-petites bourgeoises au niveau central et surtout local de l’appareil étatique, avec leurs équipes d’ingénieurs, d’urbanistes et d’architectes, sans oublier les universitaires et les chercheurs en sciences sociales experts ès problèmes urbains, une restructuration et un réaménagement permanent des territoires urbains qui vont de pair avec les transformations de la dynamique du capitalisme. Et il est évident, à voir le traitement de choc dont les squatters et les opposants à certains projets d’aménagement urbain font souvent l’objet à la demande des municipalités, pour en rien dire de la mise en état de siège préventif de certaines villes avec les déploiements militaro-policiers destinés à contenir les manifestations lorsqu’elles accueillent quelque « sommet » de dirigeants du capitalisme globalisé, que toute offensive populaire visant à soustraire l’espace urbain à l’emprise du capital se heurterait à la répression.
Lors d’un entretien réalisé avec David Harvey en octobre 2010 [13], la question suivante lui fut posée : « Croyez-vous que les classes dirigeantes qui, jusqu’à aujourd’hui détiennent le “pouvoir d’agir sur les conditions générales qui façonnement les processus d’urbanisation ”, pour reprendre votre définition du droit à la ville, accepteraient sans réagir de s’en voir dépossédées sous la pression populaire ? Une telle perspective impliquerait qu’elles soient aussi dépossédées du pouvoir d’agir sur les conditions générales qui déterminent ces processus urbains comme beaucoup d’autres. Bref, cela signifierait qu’elles consentiraient à être privées de leur pouvoir économique et politique, autrement dit à cesser, finalement, d’être des classes dirigeantes. N’est-ce pas là un rêve, pour ne pas dire une hypothèse irréaliste sinon absurde ? » « Je ne peux pas vous répondre », répondit dit Harvey. « Pourquoi ? », lui demanda-t-on. « Parce que c’est une question que l’on ne m’a jamais posée. » Ce qui en dit long sur le genre d’interlocuteurs auxquels D. Harvey a habituellement affaire. Le « droit à la ville » serait-il donc condamné, pour le moment, à n’être qu’un thème de débat académique ?

À quoi peut bien servir, dès lors, le retour d’une pensée critique radicale de l’urbain si elle demeure sans impact sur la réalité sociale de la ville ? Pourquoi critiquer l’urbanisation capitaliste, si cela ne débouche pas sur une remise en cause effective, c’est-à-dire dans les faits et non seulement en paroles, du système social dont cette urbanisation est le produit ? À quoi bon répéter, comme Harvey et d’autres, que « le contrôle collectif de l’emploi des surplus dans les processus d’urbanisation, doit devenir l’un des principaux points de focalisation des luttes politiques et de la lutte des classes », si l’on se se préoccupe pas d’abord, pour rendre ce contrôle effectif, de contrôler d’abord la production de ces surplus, autrement dit s’attaquer à l’exploitation, le cœur des rapports de production capitalistes ?

Dans des articles et des conférences récents où il abordait la question du rapport entre l’urbanisation capitaliste et la lutte des classes, D. Harvey s’est expliqué sur un point qu’il avait laissé jusque-là de côté : celui de l’espace urbain, non plus comme objet de lutte, mais comme terrain de lutte [14]. Selon lui, cette lutte met toujours aux prises, comme l’affirmait Marx, deux classes, la bourgeoisie et le prolétariat, mais il ne faut plus réduire ce dernier à la seule classe ouvrière. Outre que cette dernière n’a cessé de diminuer numériquement — au moins dans les pays capitalistes qui se sont développés les premiers — à la suite de la désindustrialisation et des délocalisations, elle est de plus en plus précarisée, fractionnée par la division croissante des branches d’activité et la dispersion spatiale des unités de production. En revanche, si l’on cesse de rapporter le prolétariat à la seule production en usine, on s’aperçoit que ce que les travailleurs produisent et reproduisent, c’est aussi et peut-être surtout la « vie urbaine ». Ce qui vaut bien sûr pour les travailleurs du bâtiment, mais aussi pour les conducteurs de trains et les chauffeurs de bus, les ouvriers qui font fonctionner et entretiennent les réseaux techniques, et, d’une manière générale les employés de tous les services urbains, publics ou privés. En cas de revendications et de manifestations de l’ensemble de ces catégories de travailleurs, l’investissement de l’espace public « permet de voir ce
qu’on en commun au-delà des différences », la ville devient le
« centre du mécontentement », le « foyer de la résistance anticapitaliste », une « aire possible où peut étre mené un combat sérieux » contre l’ordre établi. Et D. Harvey d’en déduire les « extraordinatres possibilités offertes par un pouvoir politique des rues ». Car, dépourvue du
« pouvoir de l’argent », le seul pouvoir dont la gauche disposerait serait
« le pouvoir des gens dans la rue », « le seul qui peut être utilisé », ce qui implique que l’« on pense aux moyens de l’utiliser de manière créative pour attirer l’attention sur les innombrables inégalités et l’iniquité du système ».

Cependant, reconnaît Harvey, un tel pouvoir est vulnérable comme l’ont prouvé, tout au long de l’histoire, les insurrections populaires écrasées et, s’agissant des mouvements les plus récents, la répression violente des manifestations au Chili (Santiago), au Canada (Montréal), aux États-unis (New York, Oakland). De plus, dans le meilleurs des cas, ces mouvements permettent d’arracher quelques concessions à la classe dominante, mais ils ne remettent jamais en cause sa domination. Mais surtout, Harvey semble oublier que la question du pouvoir, dans les cas qu’ils mentionne, n’a jamais été posée. Certes, l’espace public urbain peut devenir le site privilégié pour mobiliser les gens, pour organiser l’expression politique de la protestation. Mais avec quels gens et quelle perspective ? Qui descend dans la rue et pour quoi faire ? Autrement dit, pour quelle hégémonie et avec quelle stratégie ?
Ces deux interrogations sont absentes de son propos sinon de ses préoccupations. Absence qui caractérise d’ailleurs la plupart des discours anticapitalistes des chercheurs radicaux, géographes ou non. Et, ceci étant lié à celà, aucun compte n’est tenu dans ces discours, de l’existence, entre les deux classes fondamentales du capitalisme, les bourgeois et les prolétaires, de la petite bougeoisie intellectuelle. Or, paradoxalement, c’est pourtant des rangs de cette classe que proviennent la plupart des manifestants les plus décidés et des militants les plus actifs qui occupent les places, les rues ou les parcs, alors que c’est elle qui, en temps ordinaire, a pour fonction d’œuvrer à la reproduction des rapports de production capitalistes dans la ville comme ailleurs.
Il est vrai que cesser de faire l’impasse sur ces questions obligerait les penseurs épris de « radicalité » à braquer le projecteur sur le point aveugle qu’ils préfèrent, consciemment ou non, laisser dans l’ombre : la place et la fonction de la petite bourgeoisie intellectuelle, c’est-à-dire de leur propre classe, dans la conception, l’organisation, le fonctionnement et l’usage de l’espace urbain, et l’ambiguité politique qui en résulte quand certains des éléments de cette classe le choisissent comme enjeu et comme terrain pour prendre part à la lutte anticapitaliste. Cela reviendrait-il, pour eux, à devoir parler de corde dans la maison du pendu ?
Dans un article incisif où il constatait à son tour, pour le déplorer,
l’absence de liens entre « manifestations populaires et analyses érudites », un journaliste du Monde diplomatique s’interrogeait sur les moyens
de « concilier culture savante et culture politique » [15]. Sans trop d’illusions, semble-t-il. « Organiser les masses, renverser l’ordre social, prendre le pouvoir ici et maintenant : ces problématiques communes aux révolutionnaires » des deux siècles passés sont « insolubles dans
la recherche universitaire — si tant est qu’elles y trouvent un jour
leur place ». Absentes à l’époque pourtant troublée où H. Lefebvre faisait autorité dans le champ de la recherche urbaine, si l’on laisse de côté les proclamations aussi tonitruantes que dérisoires émanant des groupuscules gauchistes, ces problématiques le demeurent de nos jours, malgré l’apparition d’un courant « radical » dans certaines enceintes universitaire. Néanmoins, ce qui pourrait apparaître comme un paradoxe trouve une explication possible si l’on tient compte de la nature de classe de
ce « radicalisme de campus ». Et, là encore, on pourrait faire appel à H. Lefebvre pour élucider ce paradoxe.

Bien que le thème justifierait à lui seul un ouvrage entier, on se contentera de résumer en quelques mots la raison pour laquelle la radicalité critique d’une pensée urbaine élaboréee en vase clos peut fort bien aller de pair avec son inocuité politique. Dans le livre I de De l’État, qui pourrait être considéré comme son ouvrage majeur, H. Lefebvre expose une thèse au « caractère central » selon ses propres termes, thèse qu’il développera dans les livres III et IV : « Les classes moyennes, malgré leur diversité, à travers leurs divergences politiques supportent l’État dans le sens fort de ce mot : suppports matériels — supports idéologiques, vaille que vaille, coûte
que coûte » [16]. Dans cette partition, les intellectuels de gauche, y
compris « anticapitalistes », jouent le rôle que leur impartit l’État dans la reproduction des rapports de production. « Dans la démocrate libérale, les intellectuels, parmi lesquels se comptent des esprits critiques ne reculant pas devant l’audace, se voient parfois dans les ghettos : protégés, neutralisés [...], le pouvoir politique s’arrange dans les pays démocratiques pour que les intellectuels disent ce qu’ils pensent et que cela ne serve à rien » [17]. D’où la floraison de ce que Lefebvre appelle les « idéologies de ghetto » qui prennet souvent la forme de discours sur le discours,
du « métalangage », de la « logologie ». À cet égard, note Lefebvre qui ciblait à l’époque le structuralo-marxisme alrhussérien, en particulier celui professé par ses confrères, les sociologues urbains Manuel Castells, Jean Lojkine, Edmond Préteceille, Christian Topalov, François Ascher..., « le discours sur le discours marxiste ne vaut pas mieux que le discours sur tel autre philosophe ou penseur. » Et l’on serait évidemment tenté d’en dire autant aujourd’hui à propos de certains discours autour de la pensée lefebvrienne.

La remarque de Henri Lebvre sur la « logologie » d’inspiration marxiste vaut en effet plus encore de nos jours où le recul des ancrages populaires de la critique sociale (affaiblissement des mouvements de masse, régression des syndicats, involution des partis sociaux-démocrates et stérilisation des avant-garde révolutionnaires) ne donne lieu, jusqu’ici, qu’à la floraison de l’académisme radical, dont les porte-parole récoltent sans risque des bénéfices professionnels et médiatiques. On peut effectivement faire carrière dans la critique de l’urbanisation du capital, comme d’autres chercheurs, les économistes « altermondialistes », par exemple, le font depuis des années en prenant pour cible le modèle socio-économique néo-libéral, sans que cela contribue le moins du monde a embrayer sur le mécontentement croissant des classes dominées pour le transformer en force politique susceptible de mettre en branle une contre-offensive.

En ce siècle qui commence, alors que la crise du capitalisme ne cesse de s’aggraver et les conditions d’existence des classes populaires de se détériorer, ne serait-il pas temps de renouer la théorie à la pratique au lieu de se complaire dans le théoricisme et parler (ou écrire) pour ne rien faire ? Certes, il n’existe pas de solutions clefs en mains pour opérer ce lien. Mais rien n’empêche de commencer à les rechercher « ailleurs » que là où l’on a aucune chance de les trouver. C’est-à-dire de s’engager sur le terrain des luttes concrètes et avec ceux qui sont décidés à lutter, de nourrir la réflexion par l’action. Sinon, il en ira de la pensée des théoriciens critiques
« radicaux » de l’urbain, comme de celle de Henri Lefebre dont ils ont pris
la rélève. Dissociées de toute pratique révolutionnaire, elle aura peu de chances d’ëtre une « pensée devenue monde » [18] — sauf à réduire celui-ci à la jet set des colloques et des congrès universitaires internationaux —, pour n’être plus, de manière transitoire et sans impact significatif sur le cours de l’histoire, qu’une pensée devenue mode.