Christiane Passevant
La belle vie
Film de Jean Denizot
Article mis en ligne le 30 mars 2014

par C.P.

La belle vie [1]

Film de Jean Denizot

Sortie sur les écrans le 9 avril

Dix ans de cavale avec des enfants qui, avec les années, sont devenus des adolescents, puis des presque adultes… Dix ans de cavale parce qu’un père refuse une décision de justice et décide de garder ses deux fils avec lui, de les séparer de leur mère sans pour autant que l’avis des enfants, très jeunes au moment de la rupture, soit pris en compte.

Le film démarre au moment de la période charnière du passage de l’enfance à l’âge adulte, période des décisions à prendre, où l’importance de couper le cordon acquiert une dimension essentielle pour construire sa vie personnelle, hors du contexte de l’autorité familiale, et dans ce cas, de l’autorité paternelle.

Si le film se base sur un fait réel — l’affaire Fortin —, il n’est pas vraiment donné d’indication quant aux raisons du père de poursuivre une cavale qui, logiquement, prendrait fin avec le départ des fils. Une habitude de la fuite ? Peut-être… Le père semble égaré entre son besoin d’autorité, un attachement filial à ses deux fils, mais sans doute aussi à une force qui émane du clan à trois vivant dans la clandestinité, hors des normes sociales habituelles. La marginalité est revendiquée par Yves, le père, et les enfants la respectent en quelque sorte sans pourtant y adhérer.

« Vous n’avez jamais manqué de rien » s’exclame le père en réponse à Pierre, l’aîné, qui, on le sent bien, a l’envie d’un autre mode de vie, de pouvoir choisir et aller où bon lui semble, rencontrer d’autres personnes sans avoir le réflexe de la suspicion… « Avec lui, il faut que ce soit galère » dit-il à son frère. Pierre revendique une autonomie qu’il devine.
Les enfants ont vécu dix ans sans vie sociale, sans pourvoir lier des amitiés à long terme, la méfiance et le qui vive étant la règle. Pierre choisit donc de sortir du carcan imposé après une scène mémorable qu’il provoque.

Pour Sylvain, le plus jeune, la situation est plus complexe. Il hésite à abandonner son père qu’il sent perdu dans ses propres contradictions.
Dix ans, c’est long, pas d’école, pas d’ami-es du même âge. Une vie marquée par une suite de séparations pour échapper à la justice.

La nature tient un rôle prépondérant dans La belle vie. Depuis les montagnes pyrénéennes jusqu’aux îles sur la Loire, le voyage colle à une forme de nostalgie que la perte de Gypsie amplifie dans une solitude improbable à deux.

Par ailleurs, le film soulève plusieurs questions prégnantes, par exemple : comment élève-t-on des enfants coupés de toute socialisation ? Quelles sont les conséquences — avantages et inconvénients — d’une éducation hors des normes et des contraintes habituelles ?

Le père leur donne certes des repères importants : refus d’une société marchande, pas d’exploiteur ni d’exploité, indépendance vis-à-vis de l’aliénation au « progrès » et de la domestication à la vie urbaine. Mais ces principes sont-ils compris par les garçons qui, dans le contexte de la fuite, n’ont pas vraiment choisi ce style de vie.

Le temps de l’adolescence avive l’éveil de la conscience, la perception d’une domination paternelle, même aimante, le besoin de refus des règles imposées, et c’est un point essentiel qui émane du film. Sylvain, le plus jeune, sent ce désir d’indépendance, mais différemment de son frère aîné, il ne vit pas la même révolte. Il ressent une forme de responsabilité vis-à-vis de son père qu’il sent perdu dans son acharnement à refuser, à fuir sans fin, non pas la prison, mais la perte du clan à trois.

Voir ses enfants s’éloigner parce que c’est l’évolution naturelle de la vie, Yves, interprété par Nicolas Bouchaud, le vit comme une perte, un échec, un découragement. Une lassitude et la fin du voyage qu’il n’accepte pas. Finalement, Sylvain — incarné magnifiquement par Zaccharie Chassenaud — n’est-il pas au centre du récit ? Une vie en devenir, qui passe par un premier amour, par les retrouvailles complices avec son frère et avec cette mère fantasmée, qui s’occupe d’un enfant du même âge que lors de leur séparation ?

La belle vie de Jean Denizot sera sur les écrans le 9 avril.

Christiane Passevant : En voyant ton film, j’ai pensé à La prisonnière du désert de John Ford

Jean Denizot : Je n’y ai pas pensé, mais c’est l’un de mes films préférés. Ce film est le plus complexe qui soit, c’est un grand western et en même temps, il s’attaque à des sujets politiques sans jamais renoncer au contenu politique. Et cela, c’est tout à fait Ford. Dans La prisonnière du désert, il s’agit de la poursuite d’une recherche durant des années pour retrouver une petite fille enlevée par des Indiens alors que dans La belle vie, c’est la cavale qui ne s’arrête jamais. Cependant les enfants grandissent et dans La prisonnière du désert la fillette est devenue une femme qui accepte de vivre avec la tribu indienne. Dans La belle vie, les enfants ont grandi et il est temps que cette cavale s’arrête.

Christiane Passevant : Le point de départ du film s’inspire de l’affaire Fortin, mais l’écriture s’en éloigne pour construire des personnages que tu situe dans le milieu néo rural…

Jean Denizot : En fait la question a été pour moi : comment peut-on disparaître ainsi pendant dix ans sur un territoire comme le territoire français ? Cela n’est possible que dans la nature, pas dans les villes, encore que peut-être dans certaines communautés fermées… Dans la réalité, cela s’est fait dans la campagne, grâce à des réseaux de néo ruraux, implantés depuis très longtemps dans la région. Cela aurait pu aussi se passer en Corse.

Christiane Passevant : Les deux frères ont des personnalités opposées et l’aîné semble déjà décidé à partir.

Jean Denizot : J’ai construit des personnages qui s’aiment beaucoup, qui sont très complices, mais en opposition, l’un, Sylvain, est très solaire alors que Pierre est plus sombre et mûr pour le départ. Pierre reproduit les mêmes façons de son père ; soudain il en a marre et il disparaît, il claque les portes et s’en va. Sylvain, lui, a du mal à se libérer de l’amour et de l’emprise, de l’autorité de son père. Peu à peu, il arrivera à lui expliquer
qu’il doit partir, mais sans claquer la porte ni disparaître.

Christiane Passevant : La scène où le père tue le chien, Gypsie, sous prétexte qu’il peut les faire repérer, est très violente.

Jean Denizot : Première prise de conscience. L’écriture de cette scène était très importante, bien qu’elle n’ait pas été évidente à écrire parce que
tuer un animal de compagnie était pour moi pénible. Mais il me fallait cette scène par rapport au père, qui a choisi de faire grandir ses enfants dans la nature par choix idéologique, et qui nie ce choix en tuant un chien pour sauver sa peau. La cavale implique le déni des valeurs qui sont les leurs, respect de la nature et soin des animaux.

Christiane Passevant : La rencontre de Sylvain avec Gilda est importante. C’est une adolescente assez mature, elle a perdu sa mère et s’occupe de son père…

Jean Denizot : Sylvain et Gilda sont très différents, déjà par leur milieu, mais tous deux s’occupent de leur père. Je voulais représenter métaphoriquement ce passage où ce sont les enfants qui prennent en charge les parents. Les enfants ont grandi et les parents commencent à vieillir. La maladie du père signifie aussi plus de liberté pour Sylvain.
Gilda est bourgeoise, son père est médecin, joue du piano, et malgré le fait que cela représente tout ce que le garçon a appris à honnir, il s’y intéresse.

Christiane Passevant : La différence entre les deux garçons est également soulignée lorsque Pierre se désintéresse de revoir sa mère, alors que Sylvain désire la rencontrer.

Jean Denizot : C’est là que se niche la différence entre les deux personnages, l’un reproduit un peu l’attitude du père, c’est-à-dire je claque les portes, je disparais, j’en ai marre. Alors que Sylvain reste et fait sa révolution intérieure. Or, quelle est pour ces garçons la plus grande des transgressions ? C’est d’aller rencontrer leur mère, cette mère que l’on a appris à ne plus aimer, dont on s’est méfié pendant les dix ans de cavale. Ils se sont sans doute persuadé qu’elle était néfaste pour eux et que leur père a eu raison. Je ne porte aucun jugement dans le film sur ce qu’a fait le père, mais je ne le valorise pas non plus. Il n’était pas question de valoriser un père qui kidnappe ses enfants. En revanche, je ne porte pas de jugement et je pose des questions sur tout ce que ce geste très fort engendre. Et le film se termine dans un jardin d’enfant où sont tout à coup réunis le passé et le présent, un jeune enfant qui s’amuse et Sylvain qui est devenu grand.

Christiane Passevant : Et là le film s’arrête de manière abrupte.

Jean Denizot : Parce que commence alors un autre film. Sylvain devient adulte et c’est une autre aventure. Pour moi, il fallait qu’à ce moment se réconcilie en quelque sorte le passé et le présent.

Christiane Passevant : Tu as choisi de filmer cette histoire comme un western ?

Jean Denizot : C’était très important pour moi. Lorsque j’ai adapté ce fait divers, je voulais en faire un film qui me ressemble et y mettre tout ce que j’aime dans le cinéma. En même temps j’ai pensé à un film de Sidney Lumet, Running on empty (À bout de course), le film est très proche parce que Lumet commence son film à la toute fin de la cavale. Cela pose la question du poids des décisions des parents sur la vie des enfants. J’ai voulu prendre cet angle aussi et l’installer, non pas dans des paysages urbains urbains comme Lumet qui filme dans la banlieue, mais sur la Loire, entre Nevers et Sancerre, là où elle est sauvage. Situer cette affaire dans ce décor que je connais bien.