Christiane Passevant
Stalingrad Lovers
Film de Fleur Albert
Article mis en ligne le 30 mars 2014
dernière modification le 31 mars 2014

par C.P.

Sortie nationale le 29 janvier

Entre fiction et documentaire, Fleur Albert filme le monde des squats, de la marge… Un film poétique et violent.

Dans Stalingrad Lovers [1], Fleur Albert filme les invisibles, offre l’espace d’expression aux exclu-es et leur donne la parole au lieu de les proscrire dans un monde de clichés et d’a priori.

Stalingrad Lovers tient à la fois de la fiction et du documentaire, ce qui exige une rigueur de l’imaginaire et un niveau de véracité, tant dans les décors que chez les personnages. Et pour cela, il a fallu un long travail, d’écoute et d’observation, entre le quartier de la Goutte d’or et Stalingrad.
Quartier mythique dont s’emparent ses habitant-es, ses squatters, toute une faune variée que les bobos n’ont pas encore repoussée un peu plus loin
histoire de goûter les bords du canal.

Se posent alors des questions sur la conception même du film. À quel moment l’idée de fiction s’est-elle imposée ? L’idée a-t-elle été déterminante pour l’écriture du film ? Si cette dimension documentaire imprègne le film, est-ce volontaire pour lui donner une touche très spécifique ? Enfin, le choix de l’ambiance poétique, du texte dit à la manière d’un conteur, et ponctuant le film, est-il un élément destiné à dépasser, chez les spectateurs et les spectatrices, le jugement habituel sur la drogue ?

La drogue, et surtout le crack — le caillou — fait peur. Être accro au crack, cette drogue dure du pauvre, est lié le plus souvent à l’idée de déchéance, sans pour autant qu’il y ait d’analyse des causes sociales de l’addiction. C’est comme s’il y avait une hiérarchisation des produits illicites dans l’univers de la toxicomanie et de la dépendance ! Autrement dit, se camer chic et se camer zone ! Les craintes les plus fantasmatiques et de nombreux amalgames circulent en effet et, depuis fort longtemps, sur « la » drogue et le phénomène de dépendance.

Comme le souligne la réalisatrice, Fleur Albert, « Peindre de l’intérieur l’univers de la toxicomanie avec ceux qui l’ont vécu est encore une façon volontaire d’exorciser, de questionner, à travers les moyens du cinéma et d’un récit nécessaire, cet oubli des corps ou leur conscience aiguë. Les griots urbains plein de mémoire sont là pour qui veut bien les écouter et les regarder en face. Ils ont des choses à nous dire et à nous apprendre. »
La caillou, la galette… la ronde de l’attente et d’un apaisement fugitif.
« J’ai mis quinze ans pour décrocher », dit Mona qui sort indemne (?) du
peuple des abîmes et ne s’en laisse pas conter. Elle sait et reste généreuse.
Une belle figure !

Stalingrad Lovers de Fleur Albert, c’est aussi l’histoire d’une promesse
à un disparu, Mehdi. Et « Mehdi, c’était ça, une droiture. Une manière de faire », comme le dit Mona dans le film. Mais tenir la promesse s’accompagne d’une quête de soi en quelque sorte rédemptrice.

Et il y a les autres, les profiteurs du désespoir et du mal vivre. Il faut savoir
déjouer les pièges. Mehdi a laissé des textes, des règles…
Règle n° 9 : « Ne montre jamais tes faiblesses aux autres. » Des codes s’installent, des règles s’édictent dans un voyage à la marge. Pourquoi finalement ? Le chaos et la perte de repères sont peut-être exacerbés par
la drogue, mais c’est en écho à la société actuelle… « La toxicomanie n’est peut-être […] que le reflet porté à son paroxysme de la société capitaliste dans sa violence la plus cinglante. L’expérience de l’addiction a tant à voir avec la mauvaise conscience de notre époque. C’est sans doute l’une des constantes de la civilisation post-moderne, post-industrielle : quelque chose nous mange. »

Fleur Albert : La question de drogue m’intéresse depuis longtemps. J’ai travaillé comme assistante de Jean-Michel Carré et la question de la rue et de la drogue était très familière. Dans ma jeunesse, en province, j’ai vu également des proches mourir d’overdose et j’ai voulu parler de cela, mais plutôt que d’aborder l’addiction, j’ai préféré parler du manque. Le film est sur le manque.

Filmer la dépendance a été souvent fait dans le cinéma, surtout étatsunien d’ailleurs, qui en a donné une vision assez floklorisante. Or, dans la scène de manque jouée par Jackson au début du film, j’ai voulu donner l’image réelle de la violence du manque physique en même temps que celle de la maternité puisque celle qui tente de l’apaiser en lui faisant un shoot, c’est Mona. C’est une image paradoxale entre la pureté et le réalisme qui correspond à un imaginaire assez fréquent.

Pour les comédien-nes qui jouent dans le film, je tenais à ce qu’ils et elles aient connu l’expérience de la toxicomanie. Après professionnel-les ou pas,
ce n’est pas nouveau de Rouch à Bresson, rien de nouveau. Et je voulais avoir plusieurs générations, trois générations que j’avais moi-même croisé durant mon long périple. Chacun et chacune se connaissant ayant partagé les mêmes rues. C’était important qu’ils et elles puissent nous faire partager leurs expériences de vie avec le masque de la fiction puisque, vivant hors la loi, il fallait les faire devenir des narrateurs talentueux de leur propre histoire.

J’ai donc créé des liens profonds avec chacun-e et nous avons longtemps travaillé en amont. Pour qu’ils-elles s’engagent sur le projet, il a fallu beaucoup de travail, d’efforts, et dans ce sens cela a été une aventure de tous les points de vue, artistique, humaine. De même pour l’équipe technique, qui était une équipe classique, il fallait des personnalités qui puissent s’adapter et ne pas être impressionnées par le vécu de ces personnes.

Christiane Passevant : Tu viens du documentaire. Pourquoi alors avoir choisi la fiction pour ce film ?

Fleur Albert : Dans les années 2000, j’ai été interpelée par deux faits divers, la mort d’un toxicomane, Olivier, mort de froid dans la gare de Lyon, et un grand squat à Saint Denis, qui avait été évacué et qui était un mouroir et un lieu de non droit. C’est la première fois que les gens ont parlé aux journalistes en revendiquant une communauté d’usage. C’était un endroit dans lequel Médecins du monde ne parvenait pas à pénétrer. Et le discours tenu était politique, pas du tout victimaire, revendiquant certaines choses. Et c’est à partir de là où j’ai voulu prendre contact acec deux des garçons qui ont ensuite disparu et avec des associations de prévention des risques, Espoir Goutte d’or à la La Chapelle. Et j’y ai rencontré la plupart des comédien-nes qui sont devenu-es les interprètes de Stalingrad Lovers.

Je les voyais quasiment toutes les semaines pour comprendre une réalité difficilement partageable, des récits de vie. Chaque personne portait des expériences difficiles, venait de milieux sociaux très disparates. Et c’est à partir de toutes leurs histoires que j’ai inventé quelque chose qui puisse être partagé. Et là a commencé le travail d’écriture et de réflexion : qu’est-ce que la frontière ? La révolte ? Le plaisir ? À partir de là sont nées des paroles qui sont leur poétique. Il fallait que ce soit leurs propres mots et non des mots d’auteur.

Christiane Passevant : Au début du film, on découvre Isaï, notre fil rouge durant tout le film, qui vient rendre visite à une tombe, la tombe de Mehdi… Et là intervient le fameux cahier dont seront extraites les règles ?

Fleur Albert : Filmer pour moi, c’est conjurer une absence perpétuelle et c’était aussi faire retrouver une humanité à une communauté qui la perdue et est hors la loi. C’est pour cela que le film n’est pas frontalement dans un naturalisme entendu et qu’il faut le prendre comme une fable. Les ruptures de ton, de genre du film, le fait du rapport particulier du héros au mort, ça passait par cette voix intérieure, à l’intérieur du squat. C’est un espace organique en même temps que fantomatique le squat.

La question était comment structurer un monde qui est fait de chaos et de désordre ? Ce n’était pas possible dans une sorte de linéarité de récit droit. Donc, j’ai trouvé des façons d’incarner… C’est une sorte de radeau de la méduse le squat où il fallait creuser des portraits de chacun-e. C’est un film chorale, il y a quatre personnages et j’ai essayé de faire des portraits imaginaires de chacun-e. C’est la même chose pour les choix musicaux. Il y a une unité, mais il ne s’agissait pas non plus de rendre une dramaturgie musicale univoque avec les mêmes sons.

Je savais que l’univers musical ne pouvait pas se limiter à un seul registre. Je ne voulais pas enfermer le son dans une modalité de genre. Il y avait quelque chose de baroque, pas forcément en harmonie avec le monde que je dépeignais… Et au montage, en plus des musiques que j’avais choisies, j’ai voulu travailler avec un musicien et j’ai fait appel à Jean-François Pauvros qui est un guitariste compositeur et génial improvisateur.