Hommes en guerre
Andreas Latzko (Agone)
Article mis en ligne le 30 mars 2014
dernière modification le 21 janvier 2014

par C.P.

Titre original : Menschen im Krieg (Zurich, 1917)

Traduit de l’allemand par Martina Wachendorff et Henri-Frédéric Blanc

Introduction de Romain Rolland

Avant-propos de Henri Barbusse

Postface de Marcel Martinet

Le lieutenant s’aperçut tout à coup qu’il avait été très injuste. L’aspirant ne pouvait être tenu pour responsable de la sinistre bêtise qui l’habitait ni de son patriotisme bêlant. Avec un gramophone en guise de tête, comment penser avec rectitude ? Sa charmante tête blonde de dix-huit ans, avait été démontée et remplacée par un disque juste bon à bêler la marche de Rákóczy. Le pauvre gosse avait dû souffrir devant leurs discours sur l’humanité ! Avec un disque planté sur le cou, comment comprendre que les soldats italiens qu’on voyait passer en sang auraient eux aussi préféré rester à la maison ?

— Gramophone ! Allez chercher les têtes ! Que des ­gramophones !

Mais sa vocifération libératrice se brisa en une plainte sourde. À chacune de ses paroles, une aiguille acérée lui fouillait le cerveau.

Extrait

« Celui qui apprendrait qu’on s’assassine dans la maison voisine, tandis qu’il écoute douillettement les plumes de son oreiller, et qui alors bondirait du lit, serait-il un malade ? Peut-on éviter de se sentir proche de ces millions d’êtres accroupis dans une misère indescriptible, là où la terre crache vers
le ciel des corps déchiquetés, où le ciel martèle la terre avec des poings de feu ? Peut-on vivre sans être déchiré quand partout la vie est crucifiée ?

Non.

Ce sont les autres, les malades. Ceux qui parlent de réussite et de victoire avec des yeux brillants d’enthousiasme, qui peuvent apercevoir les kilomètres de terre conquise par-dessus les tas de cadavres. Tous ceux qui ont tendu, entre eux et leur humanité, un mur de grandes idées et de beaux drapeaux afin de ne plus voir leurs frères assassinés dans cette foire aux horreurs qu’on appelle « le front ». Malade est celui qui peut encore penser, parler, discuter, dormir, sachant que d’autres, avec leurs entrailles dans les mains, rampent sur les mottes de terre, comme des vers coupés en tronçons, pour crever à mi-chemin de l’ambulance, tandis que là-bas au loin, une femme au corps brûlant rêve auprès d’un lit vide. Malades sont tous ceux qui peuvent ne pas entendre gémir, grincer, hurler, craquer, crever, se lamenter, maudire, agoniser parce qu’autour d’eux bruit la vie quotidienne… Malades sont les sourds et les aveugles. Malades, les âmes sans pitié ni colère. Malades tous ces violons sans cordes qui ne produisent que des échos. L’homme en bonne santé, ce n’est pas celui dont la plaque sensible ne s’impressionne plus. La faculté de se souvenir est la plus haute part de notre humanité, puisque les bêtes ne savent faire revivre ce qu’elles ont vécu.

Devrais-je me guérir de ma mémoire ? Sans les souvenirs dont je suis fait, que serais-je ? Si j’avais oublié les lieux de ma jeunesse et les yeux de ma mère, si ma mémoire cessait de me répondre, de l’avis même des docteurs, je serais un crétin certifié. Pour être sain, le cerveau doit-il être une ardoise sur laquelle on passe l’éponge ? Comme on arrache les pages d’un album, faut-il donc arracher les images affreuses qui vous brûlent le cœur ?

Un homme est mort devant mes yeux, j’ai vu la mort et la vie, ces deux titans, se déchirer en lui. Et je serais malade parce que mon cerveau filma cette lutte ? Et ceux qui assistent à l’extermination de leurs frères, qui passent outre comme on saute les pages d’un livre, eux, ils seraient sains ?

Dois-je oublier que j’étais à la guerre ? Faut-il oublier l’instant où, dans la gare enfumée, mon petit enfant tenant sa mère par la main serrait les lèvres, tandis qu’à la portière du wagon, le cœur broyé, je parlais gaiement de mon retour ? Mes yeux scrutaient avidement les traits de mon enfant et de ma femme, j’aspirais leur image comme on aspire l’eau après une longue course. Quand la gueule noire de la gare s’est refermée, happant femme et enfant, engloutissant le monde, faut-il donc oublier ce que j’ai éprouvé ? Et ce voyage vers la mort dans le train bondé de familles qui allaient passer le dimanche à la campagne, faut-il en déchirer aussi le souvenir ? Lorsque, à chaque station, un peu de vide, un peu de calme se faisait, comme si la vie peu à peu s’en allait, faut-il oublier ce que je ressentis ? Il n’y avait plus, vers minuit, qu’un ou deux soldats endormis, mais dans le halo de la petite lampe flottait douloureusement un visage d’enfant. Est-il malade celui qui garde en soi, comme une inguérissable blessure, la marque de l’adieu à son foyer ? Quoi de plus fou que ceci : partir à toute vapeur dans la nuit, fuir ce qu’on a de plus cher et de plus sûr, quitter un train, remonter dans un autre parce que celui-là, et rien que celui-là, conduit à un endroit où des machines invisibles lancent des blocs de fer rougis, et où la mort tend son filet d’acier aux mailles bien serrées ?

Qui m’arrachera la vision de la pauvre station sale où les soldats, grelottants de sommeil et de froid, suivaient d’un œil éteint un train illuminé de voyageurs s’enfonçant dans la nuit avec un allègre sifflement ? Ce transbordement dans la mort, sous la lumière de la gare, comment pourrais-je m’en défaire ?

Si même je pouvais effacer cette première nuit, ne garderais-je pas l’image du matin, lorsque le train stoppa au milieu des prairies devant un poste d’aiguillage et qu’on nous expliqua qu’il fallait laisser passer plusieurs trains de blessés ? Comment oublier l’odeur de phénol et de sang que soufflaient les naseaux du monstre à vapeur sur la tendresse des prairies ? Ces interminables convois qui rampaient pesamment, comme gavés de chair d’hommes, comment ne pas les voir et les revoir toujours et toujours ? Le blanc des pansements défilait à dix, cent, mille fenêtres, des yeux vitreux vous égratignaient le cœur, des hommes accroupis, serrés les uns contre les autres, pendaient en grappes saignantes sur les marches des wagons, comme le trop-plein de la détresse. Et cette poussière humaine, ces restes sanglants de force et de jeunesse regardaient notre train avec pitié, oui, je dis bien : avec pitié. Suis-je malade, vraiment, parce qu’aujourd’hui encore ces regards d’estropiés posés avec pitié sur des hommes robustes me consument ? Et ce frisson qui parcourut notre train – pressentiment de l’enfer à venir : mieux vaut y échapper dans des pansements sanglants que d’y entrer intact –, ce frisson dont j’ai là le souvenir, comment s’en débarrasser lorsque tant et tant de trains semblables se croisent tous les jours ?

Le récit d’une bataille, ou même un simple mot sur le mouvement des troupes, fait surgir devant moi, spontanément, comme le contact d’une touche de piano produit un son déterminé, la nette vision de ma première rencontre avec la guerre, et je revois, je vois briller sur les traverses des rails les gouttes de sang indiquant, dans le matin innocent et bleu, la direction du front.

Le front !

Est-ce moi, le malade, parce que je ne peux ni prononcer ni écrire ce mot sans révolte ? Les vrais fous ne sont-ils pas ceux qui considèrent la fabrique à mutilés, l’usine à cadavres et toute sa machinerie savante avec un mélange de fascination dévote et de nostalgie romantique ? Ne serait-il pas plus logique de les interroger, eux, sur leur état d’esprit ? Est-ce mon rôle, à moi, de révéler à mes médechiens de garde les mots qui ont fait tout le mal, les mots dévorateurs de vie, lâchés comme des loups enragés sur l’humanité ?

« Front »… « Ennemi »… « Mort glorieuse »… « Victoire »… La langue en feu, les yeux étincelants, ces molosses, ces mots de malheur fondent sur le monde. Voici des millions d’hommes sains et dûment vaccinés : les mots les mordent, les traquent, les poussent les uns sur les autres. Ils les font s’empiler en chantant dans des trains. Ils les font se broyer, s’embrocher et se fusiller, donner leur chair, donner leurs os pour composer la pâte sanglante qui fera le gâteau où les heureux malins mordront à pleines dents : ceux qui auront vendu des peaux de bœuf à la patrie avec un bénéfice de cent pour cent, au lieu de porter leur propre peau sur le marché pour trente sous par jour…

Est-il permis d’employer le mot « guerre » quand ce n’est ni le courage ni la force qui s’affrontent mais la portée des canons et le calibre des obus, ainsi que l’application des femmes et des enfants qui les fabriquent ? Comparés aux meneurs de jeu qui aujourd’hui, à l’aide des fils télégraphiques, dirigent les guignols gagalonnés en espérant que leur stock de viande humaine durera un peu plus longtemps que le stock d’acier de l’adversaire, comparés à ceux-là, les tyrans des époques sombres de l’Antiquité qui jetaient des hommes aux fauves ne mériteraient-ils pas presque du respect ?

Non, les mots ne vont plus aux choses, tous les mots d’avant la boucherie sont trop beaux, trop bien. Comme le mot « front », que je hais. Est-ce qu’on fait front aux canons cachés derrière les montagnes, crachant la mort à distance ? Est-ce qu’on fait front aux sapes creusées au-dessous de vous ? Le front, c’est un terminus, une petite maison en ruine où s’arrêtent les rails parce que les trains n’amènent pas plus loin les hommes frais – qu’ils remportent quand ils sont mûrs pour le cercueil.

Lorsque je descendis, le soir, à ce terminus, je vis, assis par terre, adossé à la grille du quai, un soldat barbu qui portait le bras droit en écharpe. Il regarda passer l’homme frais et cru que j’étais, puis, caressant son membre broyé de la main gauche, il grinça :

— Oui, oui, mon lieutenant, c’est bien ici qu’on prépare la salade d’hommes.

Puis-je oublier sa grimace ? Suis-je malade de ne pouvoir entendre le mot
« front » sans que ce « salade d’hommes » croasse à mon oreille ? Ne
sont-ils pas malades, les autres, ceux qui, au lieu d’entendre ce « salade d’hommes », prêtent l’oreille à tous ces gratte-papier qui littératurent
sur le sacrifice des autres, qui prônent la marque « guerre mondiale »
en trempant leur plume dans le sang frais, qui font l’article pour gagner
le privilège de se promener en auto sur le front, comme des chefs, au lieu de patauger dans la boue sous les ordres d’un caporal, en tête à tête avec
la mort ?

Il paraît qu’il existe encore des hommes faits de chair et de sang qui peuvent lire un journal sans vomir. Sans dégoût ni révolte. Peut-on avoir connu ce défilé continu de cadavres, cette production ininterrompue de souffrance, cette fabrique à malheurs, et lire avec sérénité une page sur les progrès médicaux ou le perfectionnement des soins apportés aux blessés ? Qui sont les fous ? »