Jean-Pierre Garnier
Vous avez dit « ordre public » ?
Article mis en ligne le 30 mars 2014
dernière modification le 17 janvier 2014

par C.P.

« Atteinte à l’ordre public », répète en boucle tout ce que la France compte de partisans de l’interdiction d’exercer son métier faite à d’un artiste susceptible, selon eux, de nuire à cet ordre. Sans s’interroger une seconde sur ce que signifie exactement cette notion juridique fourre-tout que l’on ressort et ressert depuis presque deux siècles, à chaque fois qu’il s’agit de justifier l’usage de la « violence légitime » dont l’État a le monopole par la vertu du droit, « public » lui aussi, et de la philosophie politique bourgeoise. Dernier en date : une quarantaine de cars de policiers et de gendarmes armés de pied en cap pour dissuader les spectateurs d’un spectacle interdit de se rebeller contre cette interdiction.

Laissons de côté le fait que les prestations scéniques de Dieudonné n’avaient jusqu’ici provoqué aucun trouble, dans l’acception policière du terme, c’est-à-dire des désordres matériels dans les salles où il se présentait, aux abords ou même ailleurs. Tenons pour négligeable aussi le verdict de dernière minute du Conseil d’État, réduit, sans doute sous la pression du temps, à un seul conseiller — un certain Bernard Stirn — et non en collégiale, donc sans réelle discussion collective. « En théorie, commentait Le Monde, il s’agit d’une décision d’urgence unique, qui n’est pas destinée à faire jurisprudence [1] ». Une faute de frappe aurait t-elle échappé au correcteur du journal de révérence ?
C’est « inique », en effet, qu’il aurait fallu écrire. « En pratique,
poursuivait le journaleux de service, l’ordonnance prononcée jeudi 9
janvier […] fera date : elle délimite de nouveaux contours au principe de la liberté d’expression et devrait provoquer une réaction en chaîne. »
Le terme de « réaction » pourrait, lui, parfaitement s’appliquer à la série d’interdictions auxquelles ladite ordonnance avait donné le feu vert : elle s’inscrit dans la plus pure tradition réactionnaire des atteintes à la liberté d’expression.

Cette procédure expéditive confirme en tout cas de manière caricaturale
que le soi-disant « État de droit » ne peut être qu’un État de droite et qu’il se révèle comme tel à la moindre menace sérieuse contre l’ordre établi.
Car c’est de cet ordre qu’il s’agit en réalité, et qui doit à tout prix être préservé aux yeux des conservateurs de tout poil, se proclameraient-ils comme certains « libertaires », « anarchistes » et/ou « antifascistes » qui ne voient pas que si un nouveau « péril brun » doit pointer à l’horizon,
c’est au nom de la « République » que l’on saluera sa victoire. Comme le fit, sitôt connue l’annulation d’un spectacle de Dieudonné à Nantes qu’il avait ordonnée, un ministre de l’Intérieur « socialiste », partisan, il est vrai, depuis longtemps de changer au plus vite l’appellation non contrôlée de son Parti, qu’il jugeait « dépassée » [2].
Ce qui, effectivement, aurait dû être fait depuis belle lurette. Expulseur stakhanoviste de Roms, le Duce de la place Beauvau avait déploré, en tant que maire, la « belle image de la ville d’Evry » qu’offrait à ses yeux une brocante à dominante africaine, conseillant, pour la redorer, de « mettre quelques blancs, quelques white, quelques blancos ! ». Oubliant apparemment son ascendance antifranquiste d’immigré catalan, il
avait également proposé de remplacer « Parti » par « Mouvement ». Idée aussi lumineuse que révélatrice : « Movimiento » était précisément la désignation officielle de l’appareil d’État de l’Espagne franquiste entre
1937 et 1976.

Comme on a pu le vérifier une fois de plus, derrière cet « ordre public » invoqué se dissimule un retour à l’ordre moral, mais revêtu à son tour d’oripeaux qui collent à notre époque « post-moderne », c’est-à-dire post-politique où le communautarisme fait la loi, aux sens propre et figuré du terme. Un ordre moral qui, comme il se doit, ne vise qu’à cimenter idéologiquement l’ordre social, capitaliste pour appeler la chose par
son nom. Et cela sans qu’il soit besoin de se référer à Marx et
Engels — encore que ce ne serait pas du luxe ! — pour qui « l’anarchie — au sens de loi de la jungle, bien sûr — est la loi de la société bourgeoise [...] et l’anarchie de la société bourgeoise est le fondement de l’ordre public moderne, tout comme l’ordre public est pour sa part la garantie de cette anarchie ».