Jean-Luc Debry
La Révolution défaite. Les groupements révolutionnaires parisiens face à la révolution espagnole
Daniel Aïache (Noir et rouge)
Article mis en ligne le 30 mars 2014
dernière modification le 21 janvier 2014

par C.P.

Le parti pris de l’auteur, dont il faut saluer la rigueur du propos et la
clarté de l’énoncé, est de revenir sur la défaite des révolutionnaires espagnoles de 1936 en la considérant à travers le prisme des relations
que les groupements révolutionnaires parisiens entretenaient, dans
le cadre d’un soutien actif (logistique et militaire) avec les principaux
acteurs du dernier épisode révolutionnaire européenne.

Ce qui n’exclue pas de vives polémiques. Anarchistes, communistes de gauche, conseillistes, bordiguistes, trotskistes, rescapés du surréalisme
non encore phagocytés par le PCF, en un mot tous ceux que le la
contre-révolution stalinienne et son bras armée, la Guépéou, avaient
pour mission d’abattre — au sens propre en Espagne (tortures,
exécutions, emprisonnement, on pense à Andrés Nin du POUM et au militant anarchiste italien Camillo Beneri) comme au figuré dans l’étranglement du débat politique qui agitait encore, mais à la marge,
le mouvement ouvrier. Dernier acte d’une tragédie, d’autant plus douloureuse que, nous dit l’auteur dans sa conclusion, « une certaine forme de révolution et d’utopie qui l’accompagne » semble avoir désormais déserté, et pour longtemps, la perspective historique qui anima l’ardeur au combat de plusieurs générations de militants révolutionnaires. La page des révolutions à l’ancienne se tourne. Mais « la défaite dit-il aussi, que les révolutionnaires parisiens ont le plus grand mal à penser et celle qui nait de leur propre camp et de leurs organisations. » Et cette douloureuse analyse garde une actualité qui n’en finit pas de tourmenter la mémoire révolutionnaire.

Ces groupes, qu’ils soient bien implantés à Barcelone et en lien avec le POUM et avec la CNT-FAI, ou au contraire dans une sorte de distance critique qui les éloigne de la réalité militaire du front bien qu’ils fassent d’incessant aller et retour entre Paris et Barcelone, ne ménagent pas
leurs camardes et compagnons espagnoles, et ne manquent pas de les alerter sur les risques auxquels ils s’exposent en prenant parfois des postures de donneur de leçon qui agacent (la modeste CGT-SR sermonnant la puissante CNT, fait parfois sourire). Ce qui depuis Paris est perçu comme un manque de clairvoyance, et s’accompagne d’un dénonciation de leurs illusions dans leurs capacités à déjouer les pièges des stratégies staliniennes tels, par exemple, les mouvements « de masse » antifascistes, apparaît comme le symptôme d’un isolement qui partout dans le monde se renforce, laissant le mouvement révolutionnaire européen exsangue, replié sur lui-même, spectateurs de sa propre défaite. Les concessions et les renoncements qui marqueront chaque étape du déclin du pouvoir révolutionnaire local — qui est celui de la révolution espagnole — seront, elles l’objet d’intenses débats par publications interposées. Et quelques beaux ratages, comme celui de la question de l’indépendance du Maroc Espagnol, n’en sont que plus pathétiques. Victor Serge, Nestor Makhno ou Nicolas Lazarevitch, fins connaisseurs des méthodes utilisées par le Communisme de Parti, les mirent en garde, mais en vain. Inutile ici de revenir sur les commissionnaires des basses oeuvres comme André Marty et le rôle pour le moins trouble des Brigades internationales dans la répression qui s’abattit sur les militants de la CNT- FAI et du POUM. 

Dans ce milieu non-homogène, traversé de rivalités idéologiques et personnelles et de dissensions théoriques très fortes (comme celles
qui opposent les anarchistes aux trotskistes), composé de militants révolutionnaires sincères et d’intellectuelles atypiques, mais toujours,
et pour tous, animés par une éthique pointilleuse, on y croise de belles figures telles que, par exemple, le très actif Pierre Besnard, le témoin du désastre annoncé, André Prudhommeaux, la singulière Simone Weil et l’inclassable Georges Bataille, l’ombre de Souvarine, et de tant d’autres.

Il est utile de rappeler l’importance de leur soutien et l’originalité du cheminement qui, ensuite, les conduisit à se replier sur des positions
que leur amertume face à la défaite justifiait et qui raisonnera longtemps dans le débat intellectuel de l’après guerre et dont nous sommes en
quelque sorte, aujourd’hui encore, les héritiers. Que l’on songe aux prolongements qu’en fit Albert Camus dans la revue Témoins en 1954.
Bien que minoritaire, leurs actions, leurs publications (journaux, revues)
et interventions publiques, qui de Paris à Barcelone vont accompagner l’ultime défaite du cycle révolutionnaire qui joua sur le front catalan et aragonais les dernières mesures de l’immense espoir qui, parti d’Ukraine,
de Hongrie et d’Allemagne, fut sur le point de l’emporter avant qu’il ne
soit définitivement neutralisé sous les coups de boutoir, militaire,
politique et idéologique, du fascisme et du stalinisme.

Pour conclure, il faut souligner l’un des grands mérites de ce livre qui par ailleurs n’en manquent pas, c’est qu’il s’adresse indifféremment aux néophytes et aux spécialistes. Les uns y trouveront des explications limpides et didactiques qui permettent de bien comprendre la spécifié de la révolution espagnole, les autres l’occasion d’approfondir leurs connaissances grâces à un appareil critiques très complet mais jamais pesant, et dans tous les cas l’occasion d’une solide révision. Un classique, en somme.