Christiane Passevant
C’est eux les chiens
Film de Hicham Lasri
Article mis en ligne le 31 décembre 2013

par C.P.

20 février 2011. Manifestation à Casablanca. Des voix, des slogans… Nous sommes à l’intérieur d’un porte voix.

C’est eux les chiens de Hicham Lasri ou comment « Raconter le passé en parlant du présent ». Toute la verve de Casablanca avec une autodérision entre drame et ironie. On commence avec une ambiance de printemps arabe pour finir sur une équipe de télé qui fait un reportage sur les mouvements sociaux, un journaliste très clean, son chef opérateur et l’assistant… Soudain tout dérape en accéléré, les manifestants ne jouent pas le jeu, les passants s’en mêlent et s’adressent à la caméra… La télé publique c’est le pouvoir non ? Alors ils et elles ont des choses à dire. Le journaliste ne contrôle plus rien, dépassé entre des SMS intempestifs personnels et le micro qui tombe en rade, et c’est une suite de prises de vue ratées qui tournent au gag… L’apothéose, c’est le vol à la tire de la caméra. S’ensuit une poursuite géniale et la caméra filme dans tous les sens. Il s’agit de « rompre les règles cinématographiques » explique le réalisateur, Hicham Lasri. Pour la rupture avec les règles et l’incontrôlable contrôlé, le début du film est un morceau d’anthologie.

« Raconter le passé en parlant du présent » se transforme en recherche du passé pour parler du présent avec la rencontre d’un homme, égaré dans la manifestation avec son bouquet de fleurs, qui vient d’être libéré après trente années de taule. Imaginez, 1981, les émeutes du pain, il a été arrêté dans la rue — trente années de parenthèse carcérale —, et en 2011, il se retrouve dans la rue, mêlé à un simulacre de printemps arabe auquel il ne comprend rien. Tout a changé, les rues, les gens… Plus de repères pour cet homme qui n’a qu’une idée, les retrouver, et d’abord rapporter la petite roue du vélo de son fils pour laquelle il était sorti, trente ans plus tôt.

L’équipe de télé décide alors de le suivre et le journaliste se dit qu’il tient
un sujet. Commence alors l’odyssée de 404, c’est son matricule, car l’homme a même oublié son nom. Une odyssée à travers une ville que
404 ne reconnaît pas. Plus largué de 404, c’est difficile de le penser. Trente ans de retard sur tout, amnésie de trois décennies vont faire du récit de ce film une suite de rencontres, de retrouvailles, parfois ratées, de situations loufoques où alternent la surprise, l’émotion et de perpétuels rebondissements en décalage avec l’attente du public.

C’est eux les chiens de Hicham Lasri, ce sont des dialogues très écrits,
des trouvailles, une mise en scène au cordeau entre fiction et documentaire, avec des comédiens exceptionnels, notamment l’impressionnant Hassan Badida qui tient le film de bout en bout avec son
air de tombé du cauchemar, et non professionnels tout aussi excellents.

C’est eux les chiens de Hicham Lasri est un voyage émotionnel, entre comédie et tragédie. Une belle réussite tout en humour et en émotion sur l’oubli et la mémoire collective.

Sélectionné et récompensé dans de nombreux festivals, C’est eux les chiens de Hicham Lasri sort sur les écrans le 5 février 2014.

Christiane Passevant : Un tourbillon de trouvailles originales et un rythme très soutenu depuis le début du film, c’est tout cela C’est eux les chiens. Et on n’est qu’au début des surprises et des petites prouesses techniques, notamment les plans de la caméra volée qui continue de filmer. Un humour étourdissant sans que cela frise la caricature, l’esprit de Casa saisi sur le vif, est-ce très écrit ?

Hicham Lasri : Le projet était de faire un film qui donne l’impression d’être un documentaire. Mais bien sûr, il y a une idée conductrice qui est de raconter le passé par le prisme du présent. Jusqu’à présent, on a raconté les émeutes de 1981 avec beaucoup d’indignation. Cela enlève du drame, de la violence de l’État de rester dans ce côté « humanitaire » qui n’est pas forcément intéressant. Alors j’ai voulu raconter quelque chose de très précis sur un personnage qui revient et comment cela a été déformé à travers le prisme des révolutions arabes. Et pour moi, il est beaucoup plus question du passé que des révolutions arabes. L’idée était de développer le processus d’une histoire qui se déroulerait devant nous, que rien ne conduit l’histoire, mais pour cela il fallait que ce soit très écrit. Pendant un an, j’ai souvent réécrit le scénario pour toucher le vrai, ne pas être dans le trop ou le pas assez pour raconter une histoire que l’on a envie de suivre sans être dans le mélodramatique.

Il me fallait aussi rester ouvert pour capturer l’esprit casablancais, ce rapport à la rue particulier à Casa, cette violence poétique.
Ce n’est pas le Casa de tous les jours que j’ai filmé, ce sont des bribes qui, mises bout à bout, sont apocalyptiques, anxiogènes et accompagnent volontairement le parcours du personnage. Et comme je déteste utiliser la musique pour accompagner les scènes — je n’ai pas encore trouvé une musique qui me convienne —, j’utilise beaucoup les bruits de la ville, les ambiances pour générer des univers hors champ en extérieur. Il faut dire que c’est très compliqué de filmer à Casa, nous étions une petite équipe et on voulait le faire à la guérilla en fait, alors il me fallait un scénario très solide. Dans un premier temps, je n’ai pas voulu écrire de dialogues, j’ai voulu me lancer avec une simple structure, mais pas de dialogues écrits, mais j’ai vite compris que ce serait très compliqué, par urgence, par fatigue, par la présence des gens autour de nous qui, parfois, interféraient. Et je ne voulais pas que les comédiens soient distraits et qu’ils soient détournés de leur envie ou de leur manière de jouer, alors il fallait que les dialogues soient très écrits.

Chaque personnage est construit contre son comédien si je puis le dire ainsi, le comédien qui a la tchache, je lui enlève la parole, celui qui est moins prolixe je lui ajoute du texte. Je les ai mis dans des situations de contre emploi. L’idée était de rendre le texte, la situation dynamique pour chaque personnage, et même chaque décor car c’était aussi compliqué d’obtenir les décors. Compte tenu du sujet qui était épineux, les décors que nous voulions pour filmer, notamment de bâtiments publics, des hôpitaux par exemple nous ont été refusé. les gens avaient peur et pensaient que nous faisions un film politique contre le pouvoir. C’est pour toutes ces raisons que mon scénario est très écrit. Et finalement, des éléments se sont ajoutés en cours de tournage et c’est devenu un travail commun de troupe de théâtre
sur le plateau. Ce qui était essentiel, c’est l’abandon des comédiens, la confiance pour faire face aux différentes situations, parfois pas très faciles, de se baigner dans l’océan au milieu d’une zone pas très propre et dangereuse, de courir au milieu de la route ou bien dans des chemins défoncés. Je pense qu’un scénario préparé, digéré, nous a aidé. Nous avons fait pas mal de prises par séquence pour atteindre la spontanéité, la caméra faisant partie évidemment de la dynamique des scènes. Parfois, j’ai cadré pour être très proche des comédiens et, en même temps pour provoquer une sorte de chaos dans l’image qu’il était important de sentir.

Christiane Passevant : La course après la caméra volée, elle était
préparée ? J’ai rarement vue une scène semblable ou le point passe au flou et vice versa pour montrer l’absence de contrôle.

Hicham Lasri : La scène a été très préparée. C’est la scène qui a fait le plus peur à mon équipe car c’est moi qui tient la caméra, qui court et monte sur la moto, etc. Ils ont craint l’accident tout simplement. Je trouve d’ailleurs intéressant de mettre en danger le film par les moyens de filmer. C’était drôle, parce qu’à Casa, c’est quelque chose de courant d’assister à des vols à la tire des téléphones portables. Et cela m’a amusé d’utiliser l’idée pour un vol de caméra. c’est un éclair de poésie bizarre, tordue. J’ai osé cette idée que j’ai trouvé amusante, finalement.

Jérémie Bernède : C’est juste que l’on craint que l’histoire nous échappe. C’est un peu comme dans un dessin animé où d’un seul coup un personnage sort du cadre. C’est utiliser un processus pour rendre réaliste ce qui ne l’est pas, mais là c’est une réalité détournée.

Hicham Lasri : L’idée était de faire un film qui ait la forme, le goût et l’intérêt d’un documentaire. J’ai travaillé beaucoup sur des vidéos de manifestations marocaines, sur l’espace, parce que récréer cette ambiance et filmer des gens, ce n’est pas simple pour que ça fonctionne. Il fallait un certain détachement jusqu’au moment où la caméra souffre, parce que le film ne parle que de l’absence, du corps, de quelqu’un qu’on a arraché de sa vie, tous les personnages sont en souffrance, le journaliste qui se bagarre avec sa femme, alors il fallait que la caméra soit arrachée à son équipe pour qu’elle devienne aussi un personnage. Le problème de la séquence du vol, c’était de trouver le bon emplacement, et en même temps commencer l’histoire de cet homme qui sort de prison et qui est perdu au bord d’un gouffre. Et cela passait par cette violence contre la caméra. Même les bagarres, les altercations sont moins violentes que la caméra, l’image malmenée ainsi. Le difficile était de trouver le bon équilibre, parce que parfois on est presque dans le côté potache et on raconte aussi quelque chose de tragique. Beaucoup de personnes ont vécu l’expérience de la disparition et de la prison, partout dans le monde. Il fallait créer quelque chose d’humain, mais pas dans l’indignation parce que cela ne me semblait pas productif. C’est un voyage émotionnel, intime, on ressent les sentiments du personnage, et plus on avance dans l’histoire plus on entend sa respiration, rauque.

Christiane Passevant : Jusqu’au moment de la rencontre du père et du fils et où le son est coupé.

Hicham Lasri : J’aime bien l’idée que chaque personne va imaginer le dialogue entre les deux personnages. C’est quoi le point de rupture pour ces personnages ? J’ai beau imaginer leur dialogue, aucun ne me paraît plus intéressant que simplement les voir sans les entendre, ce qui crée une tension, une sensation d’étouffement. Le film joue aussi là-dessus pour donner l’envie de comprendre. C’est plus fort de ne rien entendre. Nous avons mis une journée pour filmer cette séquence. On comprend que le personnage est rejeté, mais à quel degré ? C’est ainsi beaucoup plus
ambigu que dans l’histoire classique d’un vieux monsieur qui revient de prison après de longues années. C’est une mutation émotionnelle horrible.

Christiane Passevant : Cette scène est effectivement désespérée, mais lorsqu’il repart, il rencontre son petit fils qui ignore que c’est son grand-père,
mais l’échange se fait entre les deux personnages.

Hicham Lasri : C’est un récit que j’ai construit en boucle. Trente ans plus tard, une émeute, un soulèvement populaire… Il y a une circularité du récit. Le jeune garçon revient avec une chaussure en moins, il a soif…
C’est le garçon qui hurlait dans le premier plan du film. J’aime bien qu’il n’y ait pas de réponse.

Christiane Passevant : La dernière scène prend à la gorge.

Hicham Lasri : Il était difficile de raconter l’histoire d’une personne disparue sans montrer un certain respect. Des familles ont souffert de ces événements, donc il faut dire les faits, dire ce qui s’est passé et les conséquences sur les personnes, donner les chiffres et les dates. À partir de là, il faut se demander ce que l’on peut faire. Au début du film, il y a cette femme avec une photo, on ne la comprend pas parce qu’elle parle en Amazigh, cette photo représente le souvenir qu’elle porte comme un fardeau. Dans la séquence finale, lorsqu’il dévoile son identité, cela pourrait être n’importe qui, donc il représente toutes ces personnes disparues. C’est leur histoire en fait, une histoire vraie. Beaucoup de films ont été faits sur les années de plomb et je me suis inspiré de nombreux détails que j’ai utilisé pour le film. Pour cette fin, je voulais aller vers quelque chose de plus émotionnel, de plus intérieur.