Christiane Passevant : Nurit Peled-Alhanan est très pragmatique et elle a les pieds sur terre. Elle souligne l’absence de connaissance de la région, de la population palestinienne, le manque de curiosité aussi de la part de la population israélienne.
Eyal Sivan : L’expérience cinéma de ce film est en quelque sorte une repolitisation de la situation. Nous sommes là, ensemble, et nous réfléchissons sur ce que nous venons de voir. Ce qui amène aussi à se poser la question : que pouvons-nous faire en Europe ?
Christiane Passevant : Mes premiers voyages en Israël-Palestine (1991) ont généré une prise de conscience sur les liens existant entre les deux populations malgré l’occupation. Depuis la France, cela paraissait des divisions inextricables, mais sur place, les manifestations pour le soutien des prisonnier-es politiques, contre l’occupation étaient organisées ensemble, il y avait les femmes en noir, des jeunes contre l’occupation et le service militaire de trois ans qui plombe la jeunesse… Bizarrement, la haine que j’ai pu constater ici, en France, semble plus aigue que sur place.
Eyal Sivan : Les choses ont changé depuis 1991. La politique de séparation prônée par la gauche a été désastreuse. Ce furent les accords d’Oslo défendus par le camp de la paix, l’un des protagonistes du film le qualifie de centre extrémiste. En France, il existe quelque chose qui n’a rien à voir avec la question israélo-palestinienne. Il y a des Israéliens imaginaires comme il y a des Palestiniens imaginaires, c’est-à-dire plus israéliens que les Israéliens et plus palestiniens que les Palestiniens. Il se trouve que les Israéliens imaginaires ont une position hégémonique dans les médias. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils ou elles sont en plus grand nombre. Le conflit israélo-palestinien résonne en fait sur des questions extrêmement françaises, et la haine que l’on perçoit en France a été sciemment construite, même si le prétexte est la situation en Israël-Palestine. La question est autre. Il s’agit d’effacer la mémoire d’une cohabitation millénaire juive-musulmane dans le monde arabo-musulman, cohabitation brisée par le colonialisme français. Aujourd’hui, en France, le conflit israélo-palestinien est un miroir des questions franco françaises [1].
Christiane Passevant : Tu parlais du déni de l’histoire. Or, ce qui s’est passé durant l’Occupation allemande et la nature du régime fasciste et collaborationniste de Pétain n’a jamais été ouvertement discuté puisque l’histoire officielle fait l’impasse sur cette question. Un exemple de déni : les rafles, les déportations des populations juives françaises, étrangères, réfugiées ont été faites par la police française sous les ordres du gouvernement français de Vichy. Le déni de responsabilité de ces crimes — comme ceux de la colonisation — dans l’histoire officielle, mine souvent l’analyse de la situation au Moyen-Orient, et peut être une explication de l’irrationalité du soutien indéfectible à l’État israélien.
Eyal Sivan : Les idéologies du « chacun chez soi », de « nous sommes supérieurs et les autres inférieurs », de la protection de la famille nucléaire, d’une certaine pureté, sont autant d’idées, comme le disait Arna Mer Khamis [2], qui traversent tous les gouvernements israéliens. Ces idées-là peuvent être qualifiées de pétainistes. L’état de Pétain n’existe plus, mais le pétainisme n’a pas disparu. Les Drieu la Rochelle, les Paul Morand, les Drumond, les Brasillach sont aujourd’hui incarnés par des intellectuels médiatisés qui expliquent la fin de la France, la terrible érosion de la langue française, le mépris du génie français, c’est cela Drieu La Rochelle et tous les autres. Et aujourd’hui, ces morts réincarnés sont pro Israéliens.
L’antisémitisme renaît d’une manière extrêmement forte en France, affublé d’un nouveau nom : l’islamophobie. C’est une forme persistante de ce qui s’est déjà passé. Je me souviens de la phrase de Franz Fanon qui disait aux Arabes : « quand on parle des Juifs, on parle de vous les Arabes ». Et moi je dis que lorsque l’on parle des Arabes, on parle de nous les Juifs.
Les porteurs de cette idéologie se trouvent dans l’extrême droite française — issue d’un fascisme historique, hystérique et traditionnel — et parmi ceux-ci se trouvent des intellectuels organiques du pouvoir qui officient dans les médias, ont des émissions de télévision et de radio. Ce sont des pétainistes. Les immigré-es ont un avantage, et c’est pour cela que nous sommes mal-aimé-es : nous observons en étranger les événements. La France et les Français ont peut-être décapité leur roi, mais il est évident qu’ils n’ont jamais aboli la cour. On en a fini avec le régime de Pétain, mais l’on n’a pas pour autant balayé le pétainisme. La cour est pétainiste et il faut s’en prendre à la cour. C’est peut-être l’avantage des Britanniques. Ils n’ont pas décapité leur roi, mais ils ont aboli la cour.
Christiane Passevant : Ton film déclenche des réflexions et des digressions intéressantes, d’où son importance à susciter réflexions et analyses. Le film parle de la situation israélo-palestinienne, mais c’est aussi un film universel ne serait-ce que par sa critique de l’État à l’encontre des populations.
J’aimerais que l’on revienne à l’une des protagonistes du film, Ruchama Marton [3], féministe et psychiatre, qui a connu la Palestine historique d’Arna Mer Khamis et le témoignage s’accorde avec celui d’Arna [4] : les deux populations ont toujours vécu ensemble.
Eyal Sivan : Ruchama Marton a grandi dans une petite bourgade, un hameau dans les années 1930-40 où vivaient des Juifs et des Arabes qui cultivaient des orangers. Ses amis d’enfance étaient palestinien-nes jusqu’au jour où ils et elles ont été expulsé-es.

Christiane Passevant : Elle parle du concept actuel : « Ce qui est à moi est à moi et ce qui est à toi est à moi ». Si l’on continue sur cette lancée, c’est d’abord le non-respect de l’autre, mais c’est aussi la négation de la partition.
Eyal Sivan : C’est cela le paradoxe. Que nous dit d’autre Ruchama Marton ? D’ailleurs, je lui donne la parole finale, et ce n’est pas par hasard si je choisis une femme et une féministe pour conclure. Parce que la perspective féministe nous apprend beaucoup sur la question de l’égalité,
du combat, du respect et sur le partage du pouvoir. Sur la démographie aussi.
Que nous dit Ruchama Marton ? D’un côté, on prône le discours du
« chacun chez soi » ou « séparons-nous pour la paix », c’est ce que préconise le camp de la paix. Et de l’autre côté, on construit un mur de séparation dans le jardin des voisins ; c’est-à-dire que l’on dit en permanence : « chacun chez soi, sauf que chez vous, c’est aussi chez
moi ». L’idée même de séparation va donc à l’encontre de ce que défendent les séparationnistes. Pourquoi, dans ce cas, soutenir la séparation, puisque c’est la solution de la ségrégation, ou de la ghettoïsation, qui domine ? Le mur de séparation — la barrière ou la barrière de sécurité —, ne sépare pas les Israélien-nes des Palestinien-nes, les Juifs des Arabes. Le mur crée en fait de petits enclos palestiniens entourés par les Israéliens.
L’avantage du documentaire en regard de la fiction est que, même en cas de mise en scène, il oblige à regarder la réalité. Beaucoup de personnes ne regardent pas la réalité dans ce conflit, mais imaginent et créent des images. La séparation en fait n’existe pas, elle est impossible. C’est une séparation instaurée par les lois, les droits — entre égaux et inégaux —, mais ce n’est pas une séparation dans laquelle on dit : voilà le territoire des Arabes et celui des Juifs. Cela fait 20 ans qu’ont débuté des négociations pour le processus de paix (le film est sorti à cette occasion).
Si l’on devait donner une image des négociations de paix, ce serait deux personnes assises face à un gâteau, l’une en mange des parts, l’autre en a l’interdiction, et la discussion porterait sur le partage du gâteau. Au fur et à mesure de la discussion, les parts de gâteau à partager disparaissent. Les gouvernements israéliens sont intéressés par la négociation pour la négociation, et non d’obtenir des résultats, parce que cela leur permet de terminer le gâteau. Au final, il ne restera rien à proposer pour une partition. À travers la parole des intervenant-es dans le film, l’idée de « ce qui est à moi est à moi » et de « ce qui est à vous est à moi », les Palestinien-nes doivent se l’approprier pour dire « ce qui est à nous est à nous ». À partir de là, il s’agit de savoir comment nous allons vivre à l’intérieur de ce territoire — Palestine-Israël ou Israël-Palestine —, vivre bien parce que pour l’instant nous vivons mal. La question n’est pas de se séparer, mais de vivre bien, ensemble.
Christiane Passevant : La Knesset décide de tout pour ce qui se passe en Israël et cela concerne les Palestiniens israéliens qui vivent en Israël depuis 1948, mais également des droits des Palestiniens dans les territoires occupés, en Cisjordanie et à Gaza. La Cour suprême est au-dessus de la Knesset. On pense au film de Eran Riklis, Les Citronniers [5], dans lequel une décision de la Cour suprême intervient. Enfin, encore au-dessus, c’est l’armée qui décide. Donc, l’État commun est déjà un fait, mais totalement inégalitaire.
Eyal Sivan : C’est actuellement un État d’apartheid. En Afrique du Sud, il y a eu des Afrikaners qui défendaient l’idée d’un État blanc et d’un État noir. D’ailleurs on a créé des bantoustans, comme le bantoustan de Ramallah. Plusieurs parlements sont en place, en Israël-Palestine, la Knesset, le parlement de Ramallah et le parlement de Gaza, mais c’est la Knesset qui autorise ou non les deux parlements, à Ramallah et à Gaza, à se réunir. De plus, les parlementaires sont nombreux dans les prisons israéliennes. Donc en réalité, il n’y a qu’un seul État. Lorsque le chef de l’Autorité palestinienne doit se rendre à Washington, il doit demander l’autorisation de décollage aux autorités israéliennes, à l’armée de l’air. Puisque de fait, il y a déjà un État, la question est : peut-on le transformer en État démocratique et égalitaire ? Quels sont les moyens pour le faire ? Et c’est un autre chapitre du film. L’ancien maire de Jérusalem le dit dans le film : la partition se fera toujours au détriment de ceux et celles dont on ne désire pas la présence.
Christiane Passevant : Meron Bevenisti dit aussi qu’« Israël est le seul pays à se comporter encore en puissance coloniale expropriatrice ». [6] Et Ilan Pappé [7] ajoute que la séparation est une question de géographie et non de démographie : « la partition, c’est une proposition de colonisateurs et ils ont le soutien de l’opinion internationale. »
Eyal Sivan : Une jeune Française, qui finit son doctorat sous la direction d’Ilan Pappé à l’université d’Exeter, vient d’écrire une histoire de l’anti-partition de la Palestine. Elle montre que toutes les propositions de partition sont coloniales ou imposées par le colonialisme. Ce serait une catastrophe pour la région. On se souvient de la partition du Moyen-Orient — les accords Sykes-Picot en 1917, appliqués en 1921 —, dont il a résulté une division en quatre pays : la Palestine et l’Irak aux Britanniques, la Syrie et le Liban aux Français. Diviser pour mieux régner. Il est préférable de fédérer pour mieux régner, c’est anticolonial. La partition, c’est adopter l’idée coloniale.

Christiane Passevant : Sandi Hilal [8] examine trois solutions pour les Palestinien-nes, la première est celle de l’Autorité palestinienne, avec la reconnaissance de l’État palestinien par la communauté internationale. Aucune chance dit-elle puisque les Etats-Unis sont contre. De plus, l’histoire montre bien que les reconnaissances ne comptent pas, toutes les résolutions de l’ONU n’ont jamais été respectées. Et même si c’était le cas, seule une élite profiterait de cette reconnaissance. La seconde option est islamiste. Ce qui se traduirait par un état de guerre permanent, on reviendrait aux croisés. C’est-à-dire plus de contact, plus d’échanges avec l’idée que dans 20 ou 30 ans, nous serons majoritaires démographiquement. Enfin la troisième solution, pragmatique, est celle d’un État commun. C’est la solution qu’elle préconise et elle rappelle qu’il était sacrilège de penser autrement dans les années 1970 au sein de la diaspora. Elle a grandi avec l’idée d’une Palestine, avec les chrétiens, les juifs, les musulmans et les autres, ensemble. Pour elle, ce partage est réalisable.
Eyal Sivan : C’est pour cela qu’il est désolant, pour ne pas dire terrifiant, qu’un pays comme la France ne porte pas cette mémoire juive/arabe. Cette histoire commune existe, non qu’elle soit un paradis, la vie ensemble n’est ni facile ni simple. Juifs et Arabes ont vécu ensemble pendant des années. D’aucuns rétorqueront que le statut n’était pas le même. Peut-être, mais il n’y a pas eu de génocide dans le monde arabo-musulman. Deuxième point important, il n’y a pas d’animosité théologique entre les populations. Enfin, on ne peut pas comparer l’histoire de la persécution des juifs en terre chrétienne à celle de la vie commune des juifs et des musulmans. Je ne suis pas nostalgique, je dis simplement que lorsque l’on n’a pas de mémoire, on n’a pas d’avenir.
Il faut prendre cette mémoire commune. Or, en France, il existe une jeunesse de culture arabe, musulmane et une jeunesse de culture juive, arabo-juive, bien que la plupart ignorent les liens entre les coutumes. Nous avons partagé une histoire ensemble et je crois que certain-es ont un intérêt à ce que cette histoire commune soit oubliée. Il faut retrouver cette histoire, la remettre au goût du jour, car l’histoire juive ne se résume pas à la persécution et au génocide [9]. Elle fait aussi partie de l’histoire d’un âge d’or arabo-musulman ; tous les grands textes juifs ont été écrits en terre d’Islam. Lorsque le gouvernement français a voulu déporter les juifs des pays arabes, ce sont les musulmans qui les ont protégés. Si on ne raconte pas cette histoire, c’est que l’on refuse une perspective d’avenir, et que l’on pense que la séparation, la ségrégation, la division est une manière de régner.
Dans le film, beaucoup disent « nous avons grandi ensemble », ou encore, comme le rappelle Hassan Jabareen, « les Juifs font partie de la nation arabe ». Pourquoi alors ne pas vivre ensemble ? La mémoire est importante et les protagonistes du film luttent contre une certaine amnésie. Le film est un moyen pour lutter contre cette amnésie. Et lutter contre l’amnésie, c’est lutter pour la vie.
Christiane Passevant : Nurit Peled-Elhanan, très pragmatique, constate que les Israélien-nes ne savent rien du Moyen-Orient, ni des Palestiniens, ni des voisins parce que les cartes mentent. Nazareth [plus grande ville arabe à l’intérieur de l’État d’israël] et St Jean D’Acre n’apparaissent pas dans les livres scolaires ! Les Palestinien-nes n’existent pas, sinon comme problème sécuritaire ou démographique. Aucun manuel scolaire ne présente de photo de Palestinien, seulement des icônes racistes et des caricatures. Elle donne pour exemple cette citation : « Dès 1880, beaucoup de Juifs sont arrivés au port de Jaffa, de Russie, de Pologne, des Balkans et même du lointain Yémen. » Elle a d’abord pensé à une erreur, mais non. Il s’agit, selon elle, d’une carte mentale : « On vit comme si on était encore en Europe. »
Eyal Sivan : Cela revient à dire que le Russie serait proche et le Yémen lointain. Mais il est vrai aussi que pour beaucoup, Tel-Aviv est plus proche de New York que de Damas. Dans la tête, nous sommes la banlieue de New York. Personnellement j’aimerais aller à Damas, à Beyrouth où j’ai beaucoup d’ami-es. Cela m’intéresse peut-être plus d’aller à Beyrouth qu’à Londres. Les Israélien-nes tournent le dos au monde arabe et se prennent pour des Occidentaux. Le penseur du sionisme, Hertzel lui-même a écrit en 1897 que lorsque nous serons là-bas [en Palestine], les Européens verront que nous sommes des Allemands depuis toujours. Tant que les juifs étaient en Europe, ils étaient des étrangers, maintenant qu’il existe un État, on joue pour la coupe européenne de football, on participe à l’Eurovision, on a des accords privilégiés avec la communauté européenne, c’est-à-dire que nous sommes acceptés comme Européens et c’est cela le paradoxe.
On parle beaucoup de la haine distillée dans les manuels scolaires palestiniens, mais comme le fait remarquer Nurit Peled-Elhanan, on parle jamais de la haine distillée dans les manuels scolaires israéliens. Elle a écrit un livre, qui n’est malheureusement pas traduit en français, sur les manuels scolaires israéliens. Dans le film, elle révèle qu’en Israël l’enseignement des jeunes fait l’impasse sur le Moyen-Orient, du coup aucun repère sur les distances réelles puisqu’il est question du lointain Yémen. Les commissions qui contrôlent les livres scolaires n’ont pas relevé les erreurs et les omissions, personne n’a regardé les cartes et remarqué qu’Odessa se situe plus loin que Sanaa. La question est mentale. De la même manière que l’on commence à parler de problème démographique en France, parce que 9 % de la population est arabo-musulmane. La question n’est pas démographique, mais mentale. Et c’est là que le cinéma documentaire peut nous ramener au réel et nous sortir des fantasmes.
Christiane Passevant : Il y a tout un chapitre du film sur démocratie/démographie où il est dit qu’il faut arrêter de focaliser sur des problèmes qui n’en sont pas.
Eyal Sivan : La question démographique est une obsession en Israël et elle est effrayante à deux niveaux. Avant tout, il faut dire que la démographie est une science nazie. Pour la première fois, je vais parler de ma famille puisqu’il semble que ce soit la seule manière de pouvoir prendre la parole sur le sujet. Ma famille a été considérée comme une grande menace démographique en Europe et c’est pour cela qu’une grande partie a été exterminée. Voilà pourquoi je ne peux pas entendre parler de démographie. Et mon ami Amnon Raz-Krakotzkin, professeur à l’université Ben Gourion, le dit très bien : « Israël n’est pas un État juif et démocratique, mais un État juif et démographique. » L’obsession démographique israélienne oblige à compter en permanence les naissances d’enfants palestiniens, le nombre d’Arabes, ou de juifs orthodoxes… Comme s’il existait une homogénéité et que seuls les chiffres ont une importance. C’est pourquoi Israël a des législations en faveur de la procréation médicale assistée et que le pays est aujourd’hui un laboratoire international pour la réflexion démographique. C’est une pensée fasciste et je suis contre l’idée d’entrer dans la discussion sur la menace démographique.
À la fondation de l’État d’Israël, Ben Gourion a cherché un responsable pour la démographie, et a choisi le chef du bureau de la démographie de Mussolini, qui était juif et fasciste, pour créer un bureau semblable. Il ne s’agit donc pas d’une extrapolation de ma part quand je parle de fascisme, puisque c’est un ancien fonctionnaire de Mussolini qui a monté le bureau de la démographie en Israël. Cette pensée démographique est en train de contaminer l’Europe. C’est la base de la ségrégation et c’est pourquoi il ne faut pas entrer dans la discussion démographique. Il faut interdire la pensée démographique au même titre que l’on interdit la pensée négationniste. Meron Benvenisti, qui a œuvré à l’annexion de Jérusalem-Est, est aujourd’hui l’un des penseurs du binationalisme. Il se demande qui défend l’argument démographique, ceux qui se disent sionistes de gauche ? Mais ce sont ceux-là qui, sous prétexte d’un État palestinien, veulent en fait se débarrasser des Arabes avec une partie de la terre et prêchent le danger démographique.

Le film ne montre pas de clivage en Juifs et Arabes, les discussions sont partagées des deux côtés sur la nature de l’État, binational ou pas. En sortant de la ségrégation, les clivages, les divergences naîtront, mais cela ne sera pas des oppositions arabes/juifs ou blancs/non blancs. La biologie n’a rien à voir là-dedans. Par exemple, si je suis né-e arabe, je ne pense automatiquement en arabe. Or, la démographie est la science et la base de la séparation.
Christiane Passevant : La dernière partie traite un sujet rarement abordé, à savoir le droit des juifs. Deux points essentiels ressortent des idées exprimées, le respect de l’autre et la volonté de partager le pouvoir, avant même qu’il y ait discussion sur la nature de l’État, qu’en tant anarchistes nous remettons en question.
Eyal Sivan : Nous sommes sur Radio Libertaire et peut-être certain-es diront que parler aussi longtemps d’un État commun, cela hérisse le poil. Mais, il faut le voir plutôt comme une réflexion sur l’état (pas avec une majuscule) commun, la condition commune, pas en tant que structure étatique. Il ne s’agit pas uniquement d’État-gouvernement. La question du respect, qui est liée avec l’idée de partage du pouvoir, est très importante. Il y a une différence majeure entre « je vous donnerai le droit », qui est la parole du maître, et « j’ai le pouvoir aujourd’hui, alors partageons-le ». Le partage du pouvoir signifie l’égalité avant même qu’elle soit instituée et c’est cela le respect. Le partage du pouvoir est une condition de l’égalité. Et ce n’est pas un hasard si c’est une féministe qui l’évoque dans le film.
Aujourd’hui, les Israélien-nes méprisent les Palestinien-nes et le monde arabe en général. Et je me pose souvent la question sur ce qui a provoqué cette réaction alors que nous sommes issus de populations opprimées. Depuis quand sommes-nous des maîtres ? Est-ce que notre position de victimes nous donne une supériorité sur les autres ? Ce devrait être le contraire, nous devrions avoir une écoute des opprimé-es, une sollicitude même. Nous étions les Arabes de l’Europe. En agissant en maîtres, nous n’avons aucun respect de nos traditions.
La signification du partage du pouvoir, c’est : je renonce à certains de mes privilèges. Un exemple très simple : en France, les disparités salariales en hommes et femmes sont de 27 % et l’argument avancé généralement, c’est qu’il est impossible économiquement d’augmenter les salaires des femmes pour réduire ces disparités. Alors je propose de faire une moyenne de la masse salariale et de redistribuer les salaires de manière égalitaire, ce qui fera perdre un peu de salaire aux hommes. C’est cela la volonté d’égalité et de partage. Finalement, c’est quoi renoncer à certains privilèges ? C’est passer à l’aéroport sans être fouillé. Et là, deux possibilités, soit on ne fouille personne, soit on fouille tout le monde.
Sur le droit des juifs, il existe une minorité au Moyen-Orient, une minorité juive, alors il faut poser la question : quels sont ses droits ? Si l’on renonce à l’arme nucléaire, à l’armée, qu’est-ce qui garantit nos droits ? Et au lieu de venir en maître, on discute d’égal à égal. Certes nous sommes des enfants des colons, mais nous sommes né-es ici. Donc quels sont nos droits ?
Christiane Passevant : Ton film touche ici à un point essentiel car ils et elles sont plusieurs à participer à une réflexion sur cette question des droits égalitaires, notamment Ayelet Hadad-Zviel évoquant la possibilité d’un État commun si l’on est « débarrassé du colonialisme et du sionisme ». Il n’est plus question alors des clichés habituels.
Eyal Sivan : Les clichés, c’est aussi des images. Et les images sont si nombreuses sur cette question qu’on ne voit plus rien. C’est pourquoi j’ai choisi de traiter ce documentaire avec des images épurées. Pas de décor trop présent, juste des personnes qui s’expriment et que l’on écoute. Le cinéma peut participer à l’action politique, mais je crois que le cinéma est aussi un bonheur quand il montre que l’intelligence marche, qu’il nous fait penser, alors que tout autour existe un cinéma qui nous abrutit, nous distrait justement pour nous empêcher de penser.
Christiane Passevant : Tu as certainement encore beaucoup de rushes avec d’autres possibilités de montage. Tu remercies d’autres intervenant-es qui ne sont pas dans cette première version. Penses-tu faire un second film documentaire sur ce sujet ?
Eyal Sivan : Le titre de ce premier film documentaire est État commun. Conversation potentielle (1), par humilité parce qu’il s’agit dans ce film d’une première proposition de conversation potentielle. Mon intention est en effet de continuer et d’utiliser cette force de proposition du visuel. Ce premier film documentaire établit en quelque sorte les bases intellectuelles du débat ; dans le second film, j’aimerais aborder les expériences personnelles menées en commun, dans les couples mixtes, le travail commun, ce qu’on appelle les marges qui peuvent nous apprendre beaucoup sur les pratiques, par exemple les anarchistes israéliens qui luttent auprès des Palestinien-nes, qui travaillent ensemble. J’aimerais dédier un film à l’expérience, à l’action, non pas seulement poser les bases éthiques et intellectuelles du débat, mais quelles sont les conditions pour y accéder.
Christiane Passevant : Est-ce pour cela que tu as dédié ce premier film
à Juliano Mer-Khamis, une manière d’annoncer un second film documentaire ?

Juliano Mer-Khamis
Eyal Sivan : C’est très difficile pour moi de parler de Juliano, qui était un ami très proche, parce que je n‘en reviens pas encore de sa mort. Je lui ai dédié ce film car j’ai eu la chance de remporter le prix Juliano Mer-Khamis du documentaire engagé. Juliano est à l’image de ce qu’il est impossible de séparer, il était à la fois juif et arabe, israélien et palestinien ; il était tout cela et s’est engagé complètement. Il n’a pas choisi un itinéraire confortable, il est allé là où il fallait être. Il m’est difficile de parler de lui, non seulement parce qu’il me manque tous les jours, que je pense à ses enfants, mais surtout parce que personne n’a encore suivi son chemin. Et si personne ne poursuit son action, c’est une mort inutile. C’est ce qui est le plus difficile à accepter. Juliano a suivi sa mère, Arna, mais jusqu’à maintenant personne ne l’a suivi. C’est pourquoi, il faut parler du commun, de ce qui se partage, pas seulement l’État, mais de tout ce qui peut s’opposer au « chacun chez soi ».
Tous les rêveurs apocalyptiques qui croient pouvoir se réveiller un jour dans un pays où les Arabes auront disparu, ce n’est vrai ni pour la France, ni pour Israël-Palestine. Il faut comprendre que nos Indiens sont vivants et refusent d’être décimés. Les possibilités sont donc, soit de faire l’autruche en gardant la tête dans le sable, soit de se suicider et c’est ce vers quoi l’État d’Israël nous entraîne aujourd’hui, soit de regarder l’avenir en se disant que notre intérêt à nous, juifs minoritaires, c’est de s’intégrer.