Christiane Passevant
État Commun. Conversation potentielle (1)
Film documentaire d’Eyal Sivan
Article mis en ligne le 31 décembre 2013
dernière modification le 17 septembre 2017

par C.P.

On connaît l’engagement du cinéaste Eyal Sivan et son analyse sans concession des méfaits de l’occupation militaire israélienne. Avec État commun. Conversation potentielle (1), qui accompagne la publication de son essai, Un État commun entre le Jourdain et la mer, cosigné avec Eric Hazan (La Fabrique, 2013), il réalise un documentaire rare, un documentaire d’anticipation politique. Dérangeant, il l’est par son approche directe des problèmes si souvent traités certes, mais à partir d’axes restreints, sinon fermés et partisans, et toujours polémiques. Réalisé à l’occasion du vingtième anniversaire des accords d’Oslo qui avaient soulevé tant d’espoirs de paix pour cette partie du monde — Israël-Palestine —, ce nouveau film documentaire réunit des hommes et des femmes, Israélien-nes, Palestinien-nes, d’Israël ou de la diaspora, pour une rencontre que la situation rend improbable, afin de croiser des idées sur un futur, ensemble, dans une région déchirée.

État commun. Conversation potentielle est un espace de réflexion où se croisent les pensées, où l’écoute des paroles des autres acquiert une dimension dynamique. C’est une prouesse documentaire passionnante. L’écran est partagé en deux parties et participe ainsi à une mise en scène de la conversation potentielle où l’un-e parle et l’autre écoute. La parole exprime des idées, élabore, propose, le silence adopte la forme attentive d’un autre type de participation. Ce choix d’Eyal Sival prend toute sa force dans une construction de dialogues qui, s’ils sont fictifs et décalés dans le temps, se répondent parfaitement grâce au montage dans le fil du partage des idées.

État Commun. Conversation potentielle est un film documentaire dans lequel Palestinien-nes et Israélien-nes abordent des questions et des problèmes qui sous-tendent les tensions, les peurs, les violences, la propagande, et génèrent une situation toujours plus grave et plus injuste dans la région. Dans le film, Michel Warschawski [1] en fait une analyse intéressante : « Je pense que la société israélienne continuera d’être une société folle, malade, schizophrène, une société incapable de vivre avec le monde qui l’entoure ni avec elle-même, si elle ne se libère pas des démons de 1948. Ce sont ces démons qui nous rendent fous. Ce ne sont ni les frontières, ni les Kassam, ni le Hezbollah… Ces problèmes-là peuvent se résoudre facilement avec des arrangements politiques. La raison la plus profonde de l’agressivité de la maladie israélienne, de l’agressivité permanente, ce sont les démons de 1948. Le retour des réfugiés est une question de santé publique. La santé publique est minée de l’intérieur. Notre inconscient nous ronge en permanence. »

Le mur est la dernière matérialisation absurde et pharaonique de la peur, c’est aussi le retour au ghetto, et cela au détriment des deux populations et de l’environnement. Pour la population palestinienne d’abord avec la poursuite accélérée de la colonisation, de l’expropriation des terres, de la destruction des maisons et des violences permanentes, mais le mur a également pour conséquence la destruction écologique du pays. La fuite en avant de la politique discriminatoire de l’État israélien, la militarisation à outrance de la société ont des répercussions extrêmement graves sur les rapports sociaux, de genre par exemple… L’occupation militaire est dans les têtes et, comme le souligne Gideon Levy [2], « L’occupation est devenue indissociable d’Israël ». D’où sa conclusion que, de facto, c’est un seul pays et qu’il est donc inutile d’évoquer une quelconque partition.

Pour Meron Bevenisti [3], « Israël est le seul pays à se comporter encore en puissance coloniale expropriatrice » et si le découpage du mur est fictif, il crée une situation d’annexion de fait des Territoires palestiniens. Ce qui accentue la domination des colons sur la population palestinienne au nom d’une soi-disant mission divine. Leila Fersakh [4] parle des chiffres de la colonisation. De 200 000 en 1992, le nombre de colons installés dans les colonies de peuplement est passé à un demi million en 2010 [5]. Ce qui signifie la désintégration du territoire palestinien : « Nous vivons dans des réserves ethniques palestiniennes. »

Une situation qui est encouragée par l’État israélien. En effet, le droit des Palestinien-nes, à Gaza ou en Cisjordanie, dépend des lois et des décisions de la Knesset, au-dessus il y a la Cour suprême israélienne et encore au-dessus l’armée israélienne. Tout est régi par cette hiérarchie du pouvoir explique Hassan Jabareen [6] dans le film documentaire. D’ailleurs, les Israéliens parlent toujours en maîtres, même lorsqu’il s’agit d’accorder des droits. Au mieux, signale Hanin Zoabi [7], l’État concède « des droits dans la patrie, mais pas à la
patrie ». D’après Salman Natour [8], la Ligne verte concrétise la victoire de 1967, mais pas le partage de la région : « Les divisions n’existent qu’à travers les barrages israéliens ». Finalement, le terme occupation arrange tout le monde, puisqu’il contourne une réalité sans jamais directement l’aborder : l’annexion des terres palestiniennes.

À Jénine, en 1992, j’ai rencontré Arna Mer Khamis et son fils Juliano à l’occasion de la Journée des Enfants. Arna se revendiquait Palestinienne, marquée par une enfance dans une colonie juive près d’un village arabe et une jeunesse influencée par les idées du philosophe Martin Buber. Militante antisioniste convaincue, elle a vivement critiqué l’idéologie qui vise à l’exclusion et à la diabolisation de la population palestinienne, et a dénoncé ce phénomène courant dans le rapport de répression entretenu par l’occupation militaire.

À ma question : « Quel regard portes-tu sur le sionisme ? », Arna avait répondu : « Le sionisme se base sur l’idée du grand Israël “nettoyé” des Arabes et toute l’idéologie tend à trouver des solutions pour se débarrasser d’eux. Le sionisme est l’essence même de l’éducation de la jeunesse israélienne. Il repose sur le racisme et nous en voyons chaque jour l’application dans la politique. Le racisme est une maladie sociale exploitée par les autorités pour parvenir à leurs fins. C’est émotionnel, comme la religion. Haïr devient alors facile. C’est si profondément ancré dans les mentalités de la société israélienne que cela en est effrayant. Toute ma vie, je me suis heurtée au racisme. Je ne suis pas une politicienne parce que je refuse l’hypocrisie, mais je suis convaincue que nous ne pourrons rien construire de durable dans cette société en l’absence d’une constitution qui rejette toute forme de discrimination. Il n’y a pas d’alternative. Sur la discrimination et le racisme, le pire peut se développer. Le fascisme ou autre chose, peu importe le nom qu’on lui donne. […]
À la Knesset, les politiciens de gauche comme de droite ont les mêmes sources idéologiques, le sionisme. Les deux partis veulent un État juif, purement juif, bien que les explications diffèrent. Les sionistes de gauche disent : “Laissez-les avoir leur État, mais loin de nous. Nous voulons un État juif.” La différence entre sionistes de droite et de gauche se mesure au nombre de kilomètres accordés. Mais les deux groupes politiques refusent que les Palestinien-nes viennent travailler en Israël, sans plus d’égards pour les droits de la personne. D’une manière détournée, ils déclarent : “Pour la sécurité de tous, nous ne voulons pas des Palestiniens en Israël. Pour la paix, nous devons nous séparer.” Mais cela vient d’une même source, l’idée de pureté ethnique de l’État israélien. »

Le film documentaire de Eyal Sivan, État Commun. Conversation potentielle prolonge ces réflexions ; il est dédié à Juliano Mer Khamis [9]. Si la partition [10] est présentée aujourd’hui comme une solution consensuelle, Eyal Sivan présente dans son film documentaire une autre vision, celle d’un État commun dont la « forme étatique est à revoir : État binational, État démocratique, État laïque, État unique… [11] » La notion d’État commun ayant pour principe de base l’égalité des droits [12] pour tous et toutes.

Or, le sionisme ne préconise pas l’égalité des droits sur une terre commune, mais plutôt une partition. Comme l’explique Hisham Naffa’à [13], le sionisme aboutit à une destruction morale et politique, un enfermement dont la plus forte métaphore est le mur. Outre le discours raciste qui se nourrit de la peur de l’autre, la religion travestit parfaitement le conflit et la vraie nature de l’occupation. L’idée irréversible que les deux peuples ne s’entendront jamais est largement distillée dans les médias depuis des décennies et ce type de propagande est efficace pour brouiller les pistes d’une réflexion sur la question israélo-palestinienne. Pourtant les langues de la région — l’Arabe et l’Hébreu —, les cultures, les croyances, si elles diffèrent, forment les composantes d’un peuple.

La société israélienne serait-elle, comme le déclare Michel Warschawski,
« Une société dans laquelle la guerre façonne le caractère israélien parce que ces démons la hantent » ? Israël n’est pas un État comme les autres constate Nurit Peled-Elhanan [14], « la nationalité est définie par la race et non par la citoyenneté ». Alors que cinq millions de personnes souffrent, qu’un enfant sur trois a faim, que tout est en train de sombrer, les dirigeants s’en mettent plein les poches : « L’empire s’écroule et personne ne veut le voir. »

Christiane Passevant : Après le visionnage de ton film, une question se pose : pourquoi est-il si peu distribué dans les salles de cinéma ?

Eyal Sivan : c’est la situation actuelle à la fois du cinéma d’auteur et du cinéma qui tente de traiter de la situation israélo-palestinienne. En France, une campagne, que j’ai qualifié de terreur intellectuelle, a eu pour résultat que de nombreux/ses journalistes, exploitants de salles de cinéma, universitaires et jusqu’à des responsables associatifs ne parlent plus du sujet, pour faire court pour ne pas avoir de problèmes. Je le sais, car même des ami-es journalistes ont préféré ne pas en parler afin d’éviter les problèmes. Ensuite, il y a aussi une lassitude parce que certain-es ont réussi à imposer l’idée que c’est un conflit permanent, un conflit religieux impossible à résoudre, et qu’on n’y peut rien. Il est donc très difficile aujourd’hui de trouver des salles de cinéma pour ce genre de films comme il est difficile de trouver des créneaux télévisuels pour un cinéma ou des œuvres artistiques qui font penser. Penser, c’est dangereux.

Christiane Passevant : Dans ton film, il est question non seulement de la situation, mais aussi de l’histoire. Tu as choisi plusieurs générations d’intervenant-es, palestinien-nes et Israélien-nes, et de fait la parole devient gênante dans le courant actuel de pensée.

Eyal Sivan : Elle est d’autant plus gênante que tout le monde est traité sur un pied d’égalité. Le film impose une égalité qui n’existe pas dans la réalité. J’ai voulu aller à l’encontre de l’image fantasmagorique, imaginaire sur le conflit ; dans le film, il n’y a pas de barrages, pas de gens qui pleurent leurs maisons détruites, pas de victimes. Tout le film tourne autour de l’idée que ce que l’on considère comme la solution est en fait le problème. C’est-à-dire, la solution ne passe pas par la séparation, par deux États, par le chacun chez soi… On redéfinit d’abord les problèmes et la solution ne passe pas par le chacun chez soi, puisque c’est chez nous, un chez nous israélien et palestinien. Le film brosse l’histoire dans le sens contraire du poil. C’est difficile à admettre pour certains, de plus c’est un film exigeant parce les spectateur-es sont considérés comme des personnes intelligentes. Le film considère l’égalité de l’intelligence, en respectant tout le monde, pas seulement les intervenant-es du film, mais le public aussi. Il y aura toujours quelqu’un qui dira « mais le public ne comprend pas », évidemment, c’est difficile de montrer ce genre cinéma. Mais je crois à la qualité plutôt qu’à la quantité. Si le public n’est pas au rendez-vous, même par acte militant, ou pour voir les films que passent des salles comme l’Espace Saint-Michel, par exemple, ces salles vont disparaître. C’est la situation de la rive droite à Paris, mis à part trois grands groupes, il n’y a pas de place pour le cinéma indépendant, alors qu’une population plus militante, moins bourgeoise, plus jeune, se trouve sur la rive droite.

Christiane Passevant : D’autres salles en France passent-elles le film ?

Eyal Sivan : Oui, parce qu’il y a encore des exploitants de petites salles dans les régions et autour de Paris, à Ivry, à Alès, à Rennes, À Nantes… Des salles se sont engagées à organiser des projections, cela dépend des associations, de la demande. Les infos circulent sur Internet. Le film n’a pas de moyens de promotion, en fait ces moyens lui ont été refusés. Le distributeur a été courageux de défendre le film malgré les difficultés. Lorsqu’il a présenté le film au centre national cinématographique pour une aide à la distribution comme pour les films d’auteur, cette aide lui a été refusée. Il est évident que le nom de Eyal Sivan est devenu une sorte de brûlot depuis mes ennuis en France pour avoir osé m’attaquer à des personnes jugées inattaquables. Je pense que l’aide a été refusée pour les raisons déjà évoquées, éviter les problèmes.

Christiane Passevant : Ton film est engagé, cependant il faut souligner qu’il est rare de voir une telle richesse d’idées dans un documentaire et une telle profondeur pour la qualité des réflexions. Aucune langue de bois n’est utilisée, c’est une suite de questionnements et une recherche d’aller au-delà des apparences et des clichés habituels. Pour prendre la mesure de cette richesse, les différents thèmes abordés rythment le montage du film, par exemple l’obsession de la démographie évoquée par Amnon Raz-Krakotzkin [15] et qui « mène au désastre ».

Eyal Sivan : Le film veut sortir complètement de la dénonciation, de l’indignation, non pas que je trouve l’indignation ou la dénonciation sans importance, mais durant la construction du film, il a semblé important de faire un film qui ne se cantonne pas aux problèmes d’Israël-Palestine et qui pose des questions sur « qu’est-ce qu’un État commun ? », sur démocratie/démographie, parce que cela touche aussi la France aujourd’hui. Si l’on n’est pas allergique à l’idée même d’État, il faut en parler.

L’idée était de faire un documentaire non pas de seul constat, mais d’anticipation. C’est une chose que le cinéma documentaire ne fait pas, la reconstitution historique ou l’anticipation. Et là, il y a une tentative d’anticipation pour dire : les sujets autour du conflit sont des sujets secondaires. Quels sont les sujets fondamentaux ? Par exemple, celui dont on ne parle jamais et qui est « le droit des juifs ». On parle des droits des Palestinien-nes, mais rappelons que leurs droits sont les droits naturels des indigènes. Dans ce cas, quels sont les droits des colons ? Non seulement des colons dans les territoires occupés, non de l’ensemble des colons. Par exemple, mes parents, qui sont venus en 1963 en Israël-Palestine, avant l’occupation de 1967, sont des colons. Donc dans le film, on parle des droits et des juifs et ce sont les Palestinien-nes qui en parlent.

Le film commence par un état des lieux : aujourd’hui, il existe un seul territoire. La question est : comment on le transforme en territoire démocratique et non comment découper un espace démocratique. Le film essaie d’élaborer ce qui serait la notion de partage, contre l’idée répandue de partition. Partage et partition, cela peut paraître proche mais c’est exactement le contraire. La différence est illustrée par la partition d’un repas ou le partage d’un repas entre les membres d’une même famille. Dans ce film, avec les vingt intervenant-es , on oppose la partition à la notion de partage.

Christiane Passevant : L’intervention de Yael Lerer est intéressante de ce point de vue. Elle réagit avec humour à ce que lui disent ses ami-es qui reviennent des territoires occupés en parlant de la Palestine, « mais c’est où la Palestine ? C’est où Israël ? »

Eyal Sivan : C’est un territoire interchangeable puisque pour les un-es c’est Israël et pour les autres c’est la Palestine. La grande réussite de cette catastrophe que sont les Accords d’Oslo, c’est d’avoir imposé dans la tête une frontière qui n’existe pas. Je rencontre des militants qui se disent pro-palestiniens et disent « je vais en Palestine, je vais en Israël », c’est-à-dire qu’ils ont déjà opéré la partition avant tout accord. C’est une frontière mentale. À partir du moment où l’on dit il existe Israël-Palestine ou Palestine-Israël, il y a un espace : la Palestine historique. Si l’on pense comme à un espace commun, tout change. Le film utilise les mots, mais sans cynisme, ni ironie, parfois avec humour.

Lorsque Yael Lerer dit — c’est une éditrice de littérature arabe en hébreu qui a quitté Israël pour s’installer en France — « c’est où Israël, c’est où la Palestine ? », ou lorsque Sandi Hilal se déclare méditerranéenne, sauf qu’elle n’a pas accès à la mer, cela illustre parfaitement la situation.

Christiane Passevant : C’est également Sandi Hilal qui s’imagine donner rendez-vous au check point pour aller à la mer, « il y aurait foule », dit-elle, en revanche pour une manif il n’y aurait pas grand monde.

Eyal Sivan : On peut se poser la question : pourquoi ces gens n’ont pas accès et n’auront pas accès à la mer ? Il faut revenir aux questions de base : que signifie une Palestine sans côte ? Ce n’est pas la Palestine. Ce film est justement une tentative de faire entendre des voix polyphoniques, un dialogue ou une conversation que je crée avec le montage puisque les gens ne sont pas face à face et ne discutent pas ensemble en réalité. C’est pour cela que c’est une conversation potentielle qui propose de se demander si l’on ne se trompe pas dans la vision du conflit. Peut-être nos prémisses, les mots que l’on utilise, nos convictions, il faut envisager de les retourner, c’est-à-dire faire une révision de nos convictions.

Christiane Passevant : Pourquoi ne voit-on pas ce film à la télévision, sur une chaîne comme ARTE par exemple ?

Eyal Sivan : ARTE s’intéresse au grand public, mais on ne sait pas qui est le grand public, nous sommes une multitude de petits publics. ARTE trahit sa mission. ARTE signifie association relative à l’édition de programmes culturels. Comme toutes les chaînes publiques dans le monde, elle se pose la question de comment vendre le yaourt. Outre cela, il y a quelques années un de mes films est passé sur ARTE et depuis je suis interdit. Je peux parler de tout sauf des Juifs et des Arabes. Cela m’a été clairement signifié. De plus ARTE, c’est la feuille de vigne de la culture en France et elle est devenue l’excuse pour toutes les autres chaînes. On pourrait aussi se demander : pourquoi pas sur France 2 ? C’est très simple, la personne responsable aujourd’hui des documentaires sur cette chaîne ne veut pas prendre le risque de perdre sa place et son salaire pour instruire, aider, offrir une réflexion au téléspectateur-es. Ces personnes sont aujourd’hui plus préoccupées par leur carrière. Il faut donc plutôt se demander : que pouvons-nous faire malgré ARTE pour que ce genre de films soit diffusés ?

Christiane Passevant : Il y a heureusement des salles en France qui ont choisi de diffuser le film, L’Espace St Michel à Paris, mais aussi dans toute la France. Il faut peut-être revenir au livre dont le film est en quelque sorte une extension…

Eyal Sivan : Ce film est effet né comme le complément d’un livre écrit avec Éric Hazan (éditions la fabrique), Un État commun entre le Jourdain et la mer, avec l’idée d’en finir avec l’idée des deux États. C’est un petit livre qui se lit rapidement, qui est sorti depuis un an et est accompagné du film en DVD. Il permet une lecture du traitement politique que nous avons écrit avec Éric et d’écouter les gens. Un distributeur a vu le film dans un festival et a pensé que c’est un film de cinéma et qu’il est différent de voir ces personnes discuter sur grand écran. Voilà comment le film est arrivé sur les écrans de cinéma. Zogma films distribue des films difficiles et se bat pour ce type de distribution. Michel David et Laetitia Jourdain ont fait un travail de passeur pour offrir ce film au public. On essaye de garder le film en salles, car aujourd’hui le problème est aussi de garder le film en salles à la seule condition qu’il y ait des spectateur-es. C’est pourquoi je me suis engagé à faire le maximum de débats et des rencontres avec les protagonistes. Ce film doit être un espace de rencontres.

Christiane Passevant : Le film crée une dynamique de réflexions. Pour cela, l’écran est divisé en deux, entre la personne qui s’exprime et celle qui écoute. Celle-ci réagit, acquiesce, elle exprime en silence son assentiment, ses questionnements, ses doutes. Et donc on se projette dans celui ou celle qui écoute… L’idée du double écran impulse donc en partie la participation du public à la « conversation potentielle ». À ce titre, je me suis retrouvée moi-même dans la discussion. C’est un parti pris du film et est-ce un choix politique ?

Eyal Sivan : J’ai tourné les entretiens individuels avec l’idée de créer une conversation. J’ai choisi un certain axe et nous avons pris la décision au montage de mettre en scène une conversation. Dans cette situation, l’un-e parle et l’autre écoute. Nous avons donc divisé l’écran en deux, à droite les Israélien-nes, à gauche les Palestinien-nes. Voilà en quoi consistait la mise en scène. Le choix politique, c’est d’abord mettre en scène ce qui devrait être le mode de communication. Il n’est plus question de parler plus fort ou d’écraser la voix de l’autre, mais plutôt d’écouter, de réagir à la parole. Il faut se rappeler que le cinéma permet une égalité de la parole, mais qu’en même temps il y a une séparation qui est aujourd’hui la séparation du pouvoir et s’inscrit à l’écran avec cette barre qui sépare les deux parties de l’écran. C’est donc à la fois une mise en abîme de la situation, une mise en scène de la conversation et la tentative d’engager le public dans l’écoute et de participer à la conversation. Ces deux écrans, plus le public dans la salle, cela crée un triangle. Au départ, cela peut paraître aride, mais à un moment on peut se dire qu’il n’est pas obligatoire de lire les sous-titres, on peut aussi flâner, simplement regarder le visage de la personne qui écoute, percevoir la musicalité des deux langues. C’est d’ailleurs intéressant que la conversation se fasse en deux langues, l’arabe et l’hébreu, les sous-titres faisant le lien. À la fois il y a les sujets, les thèmes, les contenus et la mise en scène, ce n’est pas parce que l’on parle des langues différentes qu’il est impossible de se comprendre. Se comprendre dépend de l’envie de se comprendre.

Christiane Passevant : Dans la seconde partie du film, on ne sait plus soudain qui parle arabe ou hébreu. Autre point important du film, le montage ne tient compte d’aucune hiérarchie parmi les personnes qui s’expriment. Toutes les paroles sont importantes et mises en valeur par l’image.

Eyal Sivan : La situation est d’une telle inégalité, d’une telle ségrégation, d’une telle discrimination, donc j’ai essayé, à l’encontre de la situation politique, de rétablir, d’imposer une égalité. C’est l’égalité parce qu’ensemble ils et elles essaient d’élaborer un projet commun. Entre les sages, les universitaires, les jeunes militant-es de terrain, c’est l’égalité. C’est aussi une manière de montrer au public que l’égalité est possible alors qu’en permanence, il nous est répété que, pour des raisons objectives, penser égalité est irréalisable. On peut penser égalité si l’on accepte la subjectivité.

Christiane Passevant : État commun, partage des cultures, cela fait rêver… Et lorsque que l’on écoute les intervenant-es du film, l’on se prend aussi à anticiper ce que pourrait être un autre futur dans cette région. Le film participe évidemment à la destruction des clichés, c’est un film d’espoir.

Eyal Sivan : Si l’on pose la question sur la situation, elle est désespérante surtout en continuant de penser de la même manière, mais en osant penser autrement, il y a un espoir. Nous sommes loin de deux États, palestinien et israélien, mais il existe déjà un État commun non égalitaire. La question est alors : comment le rendre égalitaire ? Et lorsque Nono pose la question « comment devient-on enfant du pays ? », ce n’est plus une relation basée sur le « cela nous appartient », mais sur « nous appartenons à ». Ce n’est plus « cette terre nous appartient, mais nous appartenons à cette terre ». Nous devons donc poser la question de comment faire partie du Moyen-Orient. De même, comment continuer à être plus états-uniens que les États-uniens, plus blancs que les blancs, plus Européens que les Européens… La perception change complètement, et à partir de là, il faut se poser la question : comment devient-on, comme les Palestiniens, des enfants de ce pays ? Cela passe par la culture, l’humilité, la volonté. Le film propose de nouvelles manières de penser.