Larry Portis
Entre Marx et Weber : la sociologie critique face à l’idéologie de consensus aux États-Unis (1)
Article mis en ligne le 7 octobre 2012
dernière modification le 13 septembre 2012

par C.P.

Élément essentiel dans la sociologie critique, le concept de classe sociale est sans cesse remis en question par les apologistes des sociétés en place. Qu’il s’agisse de sociétés capitalistes où les nouvelles orthodoxies, comme le postmodernisme, se relaient pour argumenter sur l’anachronisme dépourvu d’intérêt scientifique des idées subversives, ou de projets politiques soi-disant socialistes où l’orthodoxie “révolutionnaire” est un rempart réactionnaire, les idées de classe et de lutte des classes sont soit occultées, soit détournées. Les analyses marxistes influentes que l’on retrouve dans les écrits de Georg Lukacs, Karl Mannheim et les penseurs de l’École de Francfort, identifiées à la doctrine stalinienne, deviennent suspectes. Le concept de “lutte des classes” est qualifié de relent archaïque du XIXe siècle et l’idée même de classe sociale dépeinte comme une aberration au plan épistémologique. Le rejet de l’analyse de classe s’est plus qu’ailleurs développé aux États-Unis et fait figure de précurseur quant aux moyens médiatiques mis en place. L’expérience étatsunienne illustre parfaitement la “lutte de classement” au cœur des débats politiques et scientifiques et la sociologie reflète le climat conservateur des universités à une époque où les préjugés contre l’idée de classe et la lutte des classes se trouvaient renforcés par la “chasse aux sorcières” de l’après-guerre.

Dans cette évolution, deux points sont remarquables. Les mécanismes de la réaction politique, qui ont influencé la pensée sociale en marginalisant la pensée critique et en prônant la “culpabilité par association”, ont diabolisé le marxisme sous toutes ses formes. Par ailleurs, les sociologues critiques qui ont résisté, dans un premier temps comme C. Wright Mills, ou par la suite comme G. William Domhoff, ont eu recours à un langage codé où l’exploitation et la domination de classe n’étaient évoquées qu’obliquement. L’émergence d’un langage wéberien dans la sociologie critique a préfiguré un processus complexe où les courants de pensées “scientifiques”, imbriqués dans les changements politiques, jouaient sur la censure officielle et officieuse parfois difficile à dissocier de l’autocensure, de l’opportunisme ou de la naïveté.

Idée de classe sociale et évolution politique

L’absence de conscience de classe chez la majorité des citoyen-nes des États-Unis a depuis fort longtemps fait l’objet d’analyses. D’Alexis de Tocqueville à Jean Baudrillard [1], les visiteurs français ont constaté que les vastes paysages, la sensation du provisoire, la mobilité spatiale et sociale de la population étatsunienne freinent la perception d’appartenance à des classes sociales. Maintenir un consensus politique dans cette société est donc relativement aisé dans un pays doté de ressources historiquement sans précédent. Il faut cependant souligner que, si l’industrialisation rapide du pays n’a pas favorisé une prise de conscience de classe massive chez les travailleurs étatsuniens, chaque tentative de mouvement social s’est heurté à une répression brutale. L’histoire de l’évolution sociale et politique des États-Unis est aussi l’histoire d’une répression constante et élaborée qui a marginalisé les organisations et les idées subversives jusqu’à leur éradication.

La chasse aux sorcières, en tant que mécanisme social et politique, remonte aux premiers temps de la colonisation, au XVIIe siècle. Le phénomène se retrouve aujourd’hui dans les différents mouvements religieux de droite qui s’attaquent notamment aux cliniques pratiquant l’IVG. Ces réactions reflètent l’anxiété sociale et déplacent un problème social vers un champ moral. Le choix du bouc émissaire est, dans ce cas, de rigueur. Les noirs, les asiatiques, les juifs, les catholiques, etc. ont déjà fait les frais de ce type de fanatisation. C’est au tour des arabes, des féministes et des partisans du libre choix en matière d’IVG d’être sur la sellette.

La chasse aux sorcières moderne a ses origines dans un réflexe institutionnel contre ce qui peut déstabiliser le fonctionnement du système productif et des structures politiques capitalistes. Les sorcières ne sont plus des possédées en proie à des angoisses irrationnelles, mais plutôt des individu-es qui remettent en cause les idées reçues et les pouvoirs établis. Les communistes et les socialistes étatsuniens ont été perçus comme des diables parce qu’ils proposaient une alternative.

Aux États-Unis, l’analyse de classe, la “lutte des classes” et la “conscience de classe” ont été et sont problématiques. L’absence d’une société féodale indigène, la colonisation de l’Amérique du Nord au XVIIe siècle alors que la révolution bourgeoise et démocratique-capitaliste démantelait les institutions féodales en Angleterre, l’importante participation des colons protestants “puritains” à la création d’une idéologie nationaliste basée sur la nécessité de créer un consensus et de préserver une tradition de la dissidence sont autant de phénomènes qui participent à la spécificité culturelle politique aux États-Unis. Les conceptions de classe sociale et, surtout, de lutte des classes ont toujours rencontré une résistance culturelle aux États-Unis.

Cette résistance a paradoxalement trouvé d’autres sources d’inspiration pendant la période de l’industrialisation accélérée des États-Unis vers la fin du XIXe siècle. Les conflits de classe sociale, engendrés par l’importation massive de main-d’œuvre étrangère, ont systématiquement été désamorcés par la manipulation des antagonismes éthiques. Les industriels, conscients de l’utilité du racisme comme antidote aux critiques du système socio-économique, ont aussi parié sur la volonté de “s’américaniser” des ouvriers immigrés. D’où le déplacement des antagonismes de classe vers des revendications nationalistes et identitaires. La “frontière”, vastes régions du pays à conquérir, est un autre facteur qui a permis l’occultation des conflits de classes sinon de les amortir pour favoriser l’économie nationale. La frontière-symbole a joué le rôle de “soupape de sécurité” sociale pour entraver l’implantation du syndicalisme, les mouvements radicaux, et a renforcé l’éthique individualiste. L’État et le patronat ont, de surcroît, toujours appliqué des moyens de répression violente pour décourager les tentatives d’organiser une opposition basée sur des intérêts de classe sociale.

Pendant la grande crise des années 1930, la situation a toutefois changé. Les perceptions de classes sociales étaient soudain plus tranchées et plus acceptables dans le cadre des analyses politiques. En France, le parti communiste français poursuivait sa ligne “classe contre classe” et, aux États-Unis, le parti communiste évoquait la même vision sociale avec un succès croissant. La politique sociale du New Deal avait pour but de soulager les effets de la crise. Vers la fin de la décennie, le mouvement syndical a fait un bond en avant. Les conflits se sont durcis et le gouvernement de Roosevelt, incapable de mater les mouvements contestataires, a dû céder du terrain. La guerre en Europe a renversé cette situation.

Malgré les efforts des partis socialistes et socialistes-révolutionnaires qui avaient le vent en poupe pendant la crise des années 1930, la perception de la démocratie à l’américaine continuait de primer sur l’idée d’un système de représentation politique inévitablement mis à mal par les intérêts de classe sociale. Au sein des cercles universitaires et auprès des sociologues, l’analyse de classe dans son sens marxien était adoptée par une minorité de sociologues. La radicalisation de la société, l’évolution rapide des partis et mouvements de gauche ainsi que de la droite fascisante n’ont nullement entraîné l’acceptation de la notion de lutte de classes même s’il paraissait difficile de nier l’existence des classes sociales.

Le consensus autour de la question de classe sera opérationnel après la Seconde Guerre mondiale. La grande crise des années 1930 avait initié l’analyse de classe malgré les résistances idéologiques, l’après-guerre sera une période peu propice à l’idée même de classe sociale. À partir de 1947, toute expression liée à l’analyse de classe sera systématiquement critiquée dans les pages des plus importantes revues sociologiques (The American Journal of Sociology et l’American Sociological Review) [2].

Parallèlement, une théorie du “consensus” est élaborée par M. Louis Wirth, président de la prestigieuse American Sociological Society. Selon Wirth, rien ne s’oppose à l’évidence du partage des valeurs et des opinions la population des États-Unis sur les sujets importants. La société américaine serait une entité se distinguant par son besoin de “paix industrielle” et la “continuation d’une production de masses et des marchés de masse”. Face au complot communiste, et ici il faut noter que Wirth n’était pas un homme de droite, la sociologie tenait un rôle primordial : “notre seule défense est sociale - la création d’un consensus mondial. Puisque les communications de masse peuvent nous donner une représentation de la réalité sociale et une grille pour la pensée, la fantaisie et les mobiles pour l’action humaine sur une grande échelle, l’usage de ces outils doit être l’objectif principal des sciences sociales et tout particulièrement de la sociologie.” [3]

Pour mener à bien ces projets, les deux grands partis politiques tombèrent d’accord sur la nécessité d’isoler la gauche radicale et de l’éliminer du débat public. Ces pratiques dans les domaines économiques et sociaux ont alors exigé une lutte active de la gauche progressiste, toutes tendances confondues. Exigence importante dans le contexte de démobilisation, suite à l’union sacré de la Seconde Guerre mondiale. 1946 sera l’année du plus grand nombre de grèves dans l’histoire des États-Unis. La trêve sociale brisée, la lutte finale était menée à leur avantage par les politiciens et les idéologues de la démocratie capitaliste. Comment préserver le “consensus” de la guerre afin de poursuivre une production industrielle de même intensité et maintenir la tension idéologique ? La guerre froide a été la solution idéale des industriels à la lutte anticipée et inévitable. La production avait chuté, les soldats démobilisés avaient rejoint les rangs des chômeurs et les organisations anticapitalistes, comme le parti communiste, refusaient désormais l’union sacrée. Après la mort de Franklin Roosevelt, la faiblesse du président Truman et l’élection en novembre 1946 d’une majorité du parti républicain au Congrès, le patronat a affiché ses objectifs. La loi Taft-Hartley, votée par le nouveau Congrès en juin 1947, résulta de cette conjoncture. Cette loi, qui limitait le droit de grève et celui des syndicalistes de s’associer avec des organisation politiques alors qu’elle dotait les patrons de dispositifs pour briser les grèves, sera un défi lancé aux syndicats, en particulier au CIO fondé moins de dix ans auparavant.

Le paysage politique étatsunien change alors de manière drastique. Deux ans après l’impressionnant mouvement de grève de 1946 et un an après la Loi Taft-Hartley, le président du CIO déclare aux militants de la confédération : “il n’y a pas de classes sociales dans ce pays.” [4] Le temps de la révolte des travailleurs et de la contestation est révolu. Ce ralliement à la logique capitaliste est dans la ligne des activités "patriotiques" des chasseurs de sorcières, dont Richard Nixon, Ronald Reagan et Joseph McCarthy. Les châtiments exemplaires réservés à Alger Hiss, Ethel et Julius Rosenberg et d’autres sont les conséquences du même dispositif politique. L’imposition du consensus est tel que beaucoup d’intellectuels de l’époque ont la conviction qu’il représente l’essentiel de la culture américaine. Historiens, sociologues et politologues développent des “écoles de pensée consensuelle”, optent pour la thèse du consensus lié à l’histoire des États-Unis. Les conflits sociaux, relégués au passé, ne représentant que les atermoiements d’un pays en gestation, “né libre” selon Louis Hartz. [5]

Au plan théorique, la nouvelle idéologie de consensus repose sur l’idée que les “extrêmes” se rencontrent. L’éventail politique est plutôt un cercle fermé. En 1948, Arthur Schlesinger Jr. affirme que plus on est à gauche, plus on se rapproche de la droite, le contraire se vérifiant. Le centre représenterait donc le seul point stable. Doctrine prouvée, aux dires des idéologues du consensus, par les similitudes entre le régime stalinien et les régimes fascistes. Le rapprochement des systèmes totalitaires s’explique non en termes idéologiques mais plutôt par la psychologie de ceux qui les soutiennent. Pour Schlesinger, les extrémistes ont une chose en commun : ils ne tolèrent ni l’ambiguïté, ni les décisions démocratiques. Ils se réfugient dans les institutions totalitaires et retirent toute responsabilité à l’individu. Autrement dit, les participants à ces doctrines ou aux solutions radicales pour les problèmes sociaux font preuve de manque de maturité. [6]

On comprend mieux l’apprivoisement du syndicat militant CIO faisant ainsi bonne figure. Les leaders du CIO avouaient avoir une vision plus pragmatique de la réalité. C’est la justification que choisiront bien des “progressistes” de l’époque pour accepter la répression du parti communiste et des organisations de la gauche anticapitaliste. Les points de vue pouvaient s’exprimer s’ils faisaient preuve de "responsabilité" et de bonne volonté pour le maintien et la défense de la démocratie étatsunienne. Les critiques, les organisations jugées subversives n’avaient plus droit de cité. Le consensus ne signifie pas cessation du débat politique, mais participation limitée. En ce qui concerne la notion de lutte des classes, elles étaient proscrites puisque non scientifiques et ses défenseurs jugés irresponsables, sans maturité intellectuelle et politique.

Parallèlement à la répression intellectuelle et politique, le consensus s’est appuyé sur une infrastructure complexe de propagande d’État. Vers la fin des années 1930, des “Comités sur les relations étrangères” étaient fondés pour éduquer les élites régionales sur la politique étrangère. Le Committee on Foreign Relations était un lobby puissant avec son bureau de propagande faisant office de courroie de transmission entre le gouvernement et l’industrie. Durant la Seconde Guerre mondiale, l’Advertising Council est créé par les industriels afin de promouvoir une image positive du patronat dans les medias de communication de masse. Le comité intervient dans les médias dès qu’il y a critique des pratiques capitalistes. Depuis 1949, le patronat et le gouvernement collaborent aussi dans la création et le financement d’instances d’“information”, telles le Joint Council on Economic Education destiné à “éduquer les enseignants dans l’enseignement de l’économie”. Les travaux de G. William Domhoff décrivent en détail le réseau complexe des instituts, des fondations et des centres de recherche et d’“information” qui fonctionnaient à différents niveaux pour endoctriner la population. [7] La notion de classe sociale était alors abordée avec circonspection et considérée, au mieux, comme un anachronisme ascientifique.