Avec plus d’un demi-million d’adhérents, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), la puissante Centrale syndicale, est un acteur incontournable de la scène politique tunisienne. Houcine Abassi, l’actuel secrétaire général du syndicat, est au centre des négociations pour trouver une issue à la crise que traverse le pays depuis l’assassinat de Mohamed Brahmi.
Dialogue national, négociations syndicales, grèves générales... L’UGTT mène le bal et impose sa cadence. Si le rôle premier d’un syndicat, par définition, est de défendre les intérêts professionnels d’une catégorie de personnes, comment expliquer ce mélange des genres en Tunisie où la Centrale syndicale est devenue un interlocuteur incontournable de la transition démocratique ?
Un mariage de raison avec Bourguiba
Fondée le 20 janvier 1946 par Farhat Hached, leader syndicaliste assassiné le 5 décembre 1952, l’UGTT aura d’abord un rôle à jouer dans la lutte pour l’indépendance.
En 1956, l’UGTT, l’UTICA (patronat) et l’UNA (Union nationale des agriculteurs) s’unissent avec le Néo-Destour (d’Habib Bourguiba) pour créer un "Front national". Ce dernier raflera la totalité des sièges à l’Assemblée constituante chargée d’instituer la première République. Plusieurs personnalités issues de l’UGTT deviendront également ministres et les vases communicants entre syndicalistes et politiques se mettent en place.
Avec l’accession au pouvoir de Habib Bourguiba, la relation entre le parti-État et le syndicat historique se concrétise dans un "quasi-bipartisme" [1].
"La force du bourguibisme réside dans le compromis social qui le charpente. (...) Le consentement y est produit par l’articulation du Néo-Destour (devenu à partir de 1964, le parti socialiste destourien, PSD) et de l’UGTT, dans un mécanisme qui tient à la fois du système de parti unique et d’un système bipartite, avec l’UGTT dans le rôle du parti travailliste", écrit Sadri Khiari.
Un rôle vivement critiqué après la révolution
Avec Ben Ali, l’UGTT est progressivement mise au pas. La direction de la Centrale syndicale s’alignera, dès les années 90, sur les positions du régime et sera accusée de malversations. Dans les années 2000, l’élection d’Abdessalem Jrad en tant que secrétaire général confirme cette tendance, jusqu’aux jours précédents le départ du dictateur déchu. L’appel à une grève générale le 14 janvier 2011 permettra en effet de redorer quelque peu le blason terni du syndicat.
"Dès ce moment, beaucoup de camarades avaient le sentiment que le régime était fragile, et était prêt à tout. L’UGTT a alors joué son rôle, d’où sa popularité aujourd’hui", témoignait le syndicaliste Sami Souihli.
Mais le 17 janvier 2011, l’UGTT accepte de participer au gouvernement de transition de Mohamed Ghannouchi, malgré le maintien de ministres "RCDistes". Une participation qui, rapporte Médiapart, a été faite sans consultation.
"On ne le rappelle pas assez souvent, mais les liens sont forts entre la direction de l’UGTT et le RCD. En acceptant cette participation au gouvernement, le bureau exécutif occupe le terrain et retarde le processus qui doit mener à un gouvernement de salut populaire, pour que les membres du RCD qui ont été les plus mouillés dans la répression et les affaires puissent fuir", accusait alors M. Souihli.
Vivement critiquée alors, l’UGTT fait marche arrière et quitte le gouvernement. Sa capacité de mobilisation lors de l’instabilité des premiers mois suivants le départ de Ben Ali en fait toutefois un acteur principal, consulté automatiquement et en premier lieu pour la composition des gouvernements de transition Ghannouchi 2 et Essebsi.
Le bras de fer avec Ennahdha
Souvent dans les rangs d’une opposition fortement affaiblie depuis les élections du 23 octobre 2011 et l’arrivée au pouvoir des islamistes, l’UGTT cherche à se repositionner et à maintenir son influence politique.
Paradoxalement, l’attaque du 4 décembre contre le siège du syndicat place Mohamed-Ali, par des membres des Ligues de protection de la révolution et autres sympathisants islamistes a permis à l’UGTT et à son nouveau secrétaire général, Houcine Abassi, de récupérer sa place au centre des tractations politiques, malgré l’annulation de la grève générale prévue le 13 décembre de la même année en réaction à l’attaque du siège du syndicat.
Après avoir maintes fois critiqué le syndicat pour son rôle hautement politique, Rached Ghannouchi, leader du parti islamiste d’Ennahdha adopte un discours plus apaisé pour limiter les points de friction.
Au centre du dialogue entre les partis politiques
Depuis, l’Union générale tunisienne du travail est de tous les dialogues, de toutes les concertations et de toutes les négociations politiciennes et partisanes. Dans le bureau de Houcine Abassi, les leaders politiques, les responsables d’organisations ou encore les ambassadeurs se bousculent pour tenter de trouver une solution à la crise politique déclenchée depuis la mort de Mohamed Brahmi. Le marathon des négociations entamé par l’UGTT est inédit et l’issue de la crise réside, pour beaucoup, dans ce qui est communément appelé "l’initiative de l’UGTT".
"À force de faire de la politique l’UGTT ne fait plus de grève ou presque", s’amuse Najmeddine Hamrouni, membre du Conseil de la Choura d’Ennahdha et conseiller à la présidence du gouvernement, dans une déclaration au HuffPost Maghreb. "Comme le dit Houcine Abassi, ce rôle politique joué aujourd’hui par l’UGTT est imposé par le moment hautement historique que vit la Tunisie, malgré le fait qu’il y ait des tentatives d’instrumentalisation du syndicat", ajoute-t-il.
Un syndicat politisé chasse l’autre
Plusieurs organisations syndicales ont été créées depuis la révolution, voulant contrer l’hégémonie de l’UGTT, parmi lesquelles l’UTT, la CGTT et, plus récemment l’OTT de Lassâad Abid.
Dernier né des syndicats, l’Organisation tunisienne du travail a été fondée pour contrer l’UGTT qu’elle accuse de servir des intérêts partisans. Mais l’OTT, dont les membres sont proches des Ligues de protection de la révolution, est à son tour accusée d’allégeance aux islamistes au pouvoir. Ainsi, l’aspect politique, voire partisan, de ces différents syndicats, reproché à l’UGTT, se retrouve également dans le discours des autres petits syndicats qui peinent à trouver leur place face à l’hégémonie de la principale organisation.
Najmeddine Hamrouni estime pour sa part que le "moment crucial" aujourd’hui en Tunisie permet d’accepter que le syndicalisme soit centralisé et renforcé, même s’il déborde sur le fait politique. "Lorsque nous dépasserons ce moment, nous aurons le temps de penser au pluralisme syndical", précise-t-il.
Le rôle politique joué par l’UGTT dans cette phase de transition peut être ainsi justifié par l’Histoire de la Centrale syndicale mais aussi par la période de transition que traverse la Tunisie. L’imbrication et l’entremêlement des crises politiques, économiques et sociales imposent aux différents acteurs de la scène politique de composer avec ce syndicat particulier qui reste superpuissant, malgré quelques tentatives de déstabilisation.