Christiane Passevant
Eat, Sleep, Die
Film de Gabriela Pichler
Article mis en ligne le 10 juin 2013
dernière modification le 29 mai 2013

par C.P.

Les écrans de cinéma offrent depuis quelque temps une réflexion sur la classe ouvrière aujourd’hui alors que l’on répète à l’envi que celle-ci fait à présent partie du passé. Le 1er mai est sorti un documentaire remarquable de Manuela Frésil, Entrée du personnel, sur l’aliénation et la brutalité des conditions de travail dans un abattoir industriel. C’est au tour d’une autre réalisatrice, Gabriela Pichler, de brosser un portrait hyper réaliste de la classe ouvrière immigrée en Suède avec son premier long métrage de fiction, dont l’élaboration a duré plus de trois ans. Il est indéniable que si l’on avait encore un reste d’illusions et de fantasmes sur le modèle de société à la suédoise et les droits du travail dans ce pays, le film de Gabriela Pichler, Eat, Sleep, Die [1], les efface d’un coup.

La cinéaste vient du documentaire et en utilise l’influence pour filmer plus juste et sans fioritures le monde du travail, de même que les rapports qu’il génère. Au plan du casting, le choix des comédiennes et des comédiens
non professionnel-les donne un caractère saisissant de réalité, outre la direction du jeu qui va toujours à l’essentiel. Gabriela Pichler s’en explique : « l’interprétation est aussi basée sur notre expérience personnelle, d’un point de vue à la fois social et ethnique. Par conséquent, si je veux trouver pour jouer le rôle principal une actrice ayant grandi dans le milieu ouvrier suédois, originaire de l’ex-Yougoslavie et parlant une seconde langue, avec en plus le dialecte du sud de la Suède et une expérience de travail en usine — eh bien, la plupart des acteurs suédois ne correspondent pas à ce profil. […] La meilleure des choses a été de travailler avec des gens qui ne s’étaient jamais trouvés face à une caméra, et de les voir jouer de façon épatante ! » La réalisatrice est née, elle aussi, dans une famille ouvrière d’origine bosniaque par sa mère, et a été employée dans une usine, d’où sa connaissance du milieu et du décor, ce qui l’a certainement conforté dans l’écriture du récit et dans la manière de percevoir les attitudes et les relations internes à l’usine. Il est certain qu’être une femme issue de l’immigration dans une usine oblige à démontrer son efficacité à chaque instant et prouver que l’on sait se battre pour sa place et se faire respecter. Ce qui n’est guère facile.

Eat, Sleep, Die nous entraîne d’abord dans une entreprise de conditionnement des salades, persil et autres légumes, où le boulot à la chaîne est effectué par des ouvriers et ouvrières dont beaucoup sont issu-es de l’immigration, notamment des Balkans. Les gestes répétitifs, les sons, les pauses café et cigarettes, les signes, le peu de paroles échangées sont chargés de détails sur la classe ouvrière suédoise et cette part importante de l’immigration qui en fait partie.

Les premières images donnent immédiatement le ton du film. Une fête, la musique « tape » littéralement, la boisson, les corps se bousculent, et cela annonce la violence des rapports humains dans la vie comme dans le travail. L’important étant de se défendre. Le personnage principal, Rasa, l’a bien compris. Née en Suède, sa famille venant du Monténégro, elle ne craint pas la bagarre. Elle adopte un côté brusque qui, pour elle, est une forme d’expression, même dans l’attachement que l’on devine vis-à-vis de son père ou dans la camaraderie. Bref, elle est costaude, rapide et ne s’embarrasse pas de préliminaires ni d’hésitation. Elle évalue le poids de la salade qu’elle conditionne sous vide en la soupesant… Une grande gueule qui se croit dans les clous et à l’abri d’un licenciement. Alors lorsque l’entreprise annonce des restrictions budgétaires et des licenciements, elle est tout d’abord incrédule, puis refuse l’évidence. Elle est prise de vomissements, puis se sauve, croyant ainsi retarder l’annonce fatidique qui la vise à son tour. Elle est tout à coup rattrapée par le sentiment d’être une paria, une étrangère.

« L’histoire de Rasa, [explique Gabrielal Pichler,] est intimement liée à sa propre identité et à la façon dont les gens la considèrent, mais elle fait
aussi écho à l’expérience de nombreux jeunes confrontés à la crise économique qui sévit actuellement en Europe, avec son taux de chômage élevé et ses contradictions croissantes au sein de la société. » Le malaise
de Rasa est magnifiquement interprété par la jeune comédienne, Nermina Luka, qui a d’ailleurs reçu avec ce rôle plusieurs prix d’interprétation [2].
Suit alors pour Rasa l’inscription au chômage, les cours de soutien pour
ne « pas perdre confiance en soi »… Tout un processus se met en place
avec une série de mesures en total décalage avec la réalité quotidienne
des personnes licenciées. Un décalage d’autant plus insupportable qu’au bout du compte, il permet d’instiller l’idée pernicieuse que le licenciement est dans l’ordre des choses et que sortir du chômage est une question de volonté. Tout se déroule sur un fond de bons sentiments et de moralité sournoise. Le licenciement devient une fatalité dont celui ou celle qui est au chômage est responsable.

Eat, Sleep, Die montre avec une grande finesse le racisme latent, les discriminations, le repli identitaire et la pauvreté en milieu ouvrier.
Rasa vit avec son père qui, privé d’aide sociale, est obligé d’accepter des boulots à risques en Norvège. Pour retrouver du travail, Rasa la volontaire est prête à faire de nombreuses concessions, mais pas à déménager, car son quartier représente toute sa vie. Lors d’un entretien, un formateur la questionne sur, selon elle, ses qualités dans le travail, « flexible »
répond-elle sans hésiter. Pas question pour elle de lâcher prise, elle
ira jusqu’à feindre pour avoir un job. La réalisatrice analyse ainsi le personnage : « Une fille comme Rasa, ouvrière musulmane passionnée, sûre d’elle et directe, qui se fiche totalement de ce que les autres
pensent d’elle, remet clairement en question l’idée que les Suédois
se sont toujours fait d’eux-mêmes. »

Le film met également en scène des moments bouleversants. Difficile d’oublier les témoignages des personnes du groupe au chômage racontant leur vie, leurs tentatives d’émerger, la perte des repères dans la société, le sentiment de honte et d’inutilité, l’impression d’être mis-e au rebus. Particulièrement cette femme qui, avec un désespoir poignant, dit ne plus rien attendre après si longtemps de ces « formations »… C’est de la poudre aux yeux, c’est tout !

Gabriela Pichler dresse dans ce premier long métrage un tableau critique et sans concessions de la société suédoise, de l’aliénation, de l’aide sociale au relent de charité en total décalage avec la réalité quotidienne des personnes au chômage. Il en résulte une mascarade faite de petits mensonges mutuels pour éviter de confronter une situation en cul-de-sac, le chômage de masse, et surtout réguler les révoltes. Ce film est une réflexion profonde et radicale de la situation internationale actuelle, bien au-delà des frontières.

Eat, Sleep, Die sort sur les écrans le 12 juin 2013.