Charles Reeve
Vietnam. Éclats de voyage… (1)
Article mis en ligne le 21 mars 2013
dernière modification le 17 mars 2013

par C.P.

La perception d’une société par le voyageur de passage est conditionnée par toute une série de facteurs : le poids des idées reçues et des lieux communs, la difficulté de briser l’écran des apparences, d’aller au-delà de la surface des choses, des événements, de l’immédiat. Être de passage signifie un temps temporaire, dans un espace délimité, des vécus et des observations momentanés et éphémères une appréhension partielle du réel.

Ces quelques notes n’ont pas la prétention de dépasser ces limites. Elles donnent des informations, font écho à des échanges, des expériences. Le barrage de la langue réduit encore plus l’horizon de celui qui est de passage. Parfois nous nous effaçons, pour transmettre la parole d’ami-es qui connaissent ces sociétés mieux que nous, qui y vivent, qui y sont né-es. Nous avons aussi glané des propos journalistiques, qui sont à prendre avec réserve, dans ces sociétés encore plus que dans celles où nous vivons. Enfin, nous avons repris à notre compte des informations et des analyses développées ailleurs par d’autres. [1]

La période actuelle du capitalisme, la généralisation des relations marchandes à l’ensemble des sociétés, l’unification du marché mondial et des modes de vie ont, sans doute, définitivement ruiné le mythe de l’exotisme, elles ont nivelé les regards sur le monde. Celui qui est de passage est renvoyé à des situations qui — au-delà des spécificités locales — lui sont familières. Ce sont ces situations, ces contradictions, leur devenir, qui nous interpellent particulièrement.

Nous dédions ces propos à l’ami Ngo Van (1912-2005), dont le doux souvenir nous a accompagnés tout au long du voyage. Son témoignage, les analyses qu’il nous a laissés [2] ont apporté à nos regards l’épaisseur du passé. C’est au cours de ce périple, que nous avons pleinement saisi l’importance de ses écrits, qui permettent de dégager le présent du brouillard pollué d’une modernité sans histoire.

Au pays du méchant à la barbichette

Jour 1

Saigon. Des banlieues à ne plus en finir, sur des kilomètres. Le bus roule longtemps avant de s’arrêter à la gare routière. Le petit commerce est le poumon de la vie de la rue. Il y a des graffitis sur les murs délabrés. On n’ose pas penser à des slogans politiques du genre : « À bas le socialisme de marché : la pauvreté a doublé depuis 2009 ! » ou encore, « La bourgeoisie rouge s’enrichit, un cinquième de la population et 43 % des ruraux sont pauvres ! » Ce serait plutôt des pubs commerciales : « Ici, on répare et on lave des motos ». Le vrombissement d’un trafic intense, des deux roues par milliers, un bruit de rue, des cris, des discussions, des joueurs d’échecs chinois assis sur les trottoirs.

À Saigon les trottoirs n’appartiennent pas qu’aux piétons. Ici et là, des deux roues s’y aventurent aux heures de pointe pour tenter de doubler la meute de leurs semblables qui progressent difficilement sur la chaussée. Saigon est un grand centre urbain (6 millions d’habitants), une mégapole marquée par l’urbanisme colonial désormais grignotée par la spéculation mafieuse. Devant la Grande poste, passage obligé pour celui qui est de passage, à côté d’une cathédrale laide, vestiges du colonialisme d’antan, trône aujourd’hui un centre commercial tout aussi moche, verre, aluminium rutilant, toutes lumières allumées, rappelant au passant l’entrée du pays dans la modernité marchande. En fait, l’administration coloniale de naguère a été tout bonnement remplacée par les grandes marques de luxe parisiennes. La présence de la France est éternelle ! Les publicités et les enseignes des boutiques contrastent avec les slogans du parti peints sur des bannières rouges, « Application créatrice du Marxisme-léninisme et de la pensée Hô Chi Minh pour la grande victoire du changement novateur » ou encore l’incontournable « Vivre et travailler selon le modèle vertueux de l’oncle
Hô ». À l’intérieur de la Grande poste, accroché au mur, le méchant à barbichette domine le mouvement de la foule. Il nous revient à l’esprit sa réponse, lorsque Daniel Guérin, à Paris, en 1946, avait évoqué l’assassinat par ses sbires du communiste dissident Ta thu Thau, « Tous ceux qui ne suivent pas la ligne tracée par moi seront brisés ! ». Nous savons que ce regard de vieux cynique ne nous lâchera plus tant qu’on sera dans son royaume ! Et à chaque fois que notre regard croisera le sien, nous penserons à tous ceux qu’il a brisés.

Une jeune amie britannique qui vit à Saigon depuis quatre ans, donne des cours d’anglais à de jeunes Vietnamiens qui s’acharnent à décrocher des bourses d’étude pour l’Europe… afin d’y rester. Elle nous parle de la jeunesse qu’elle côtoie, des relations qu’elle parvient parfois à nouer. Son trouble lorsqu’elle découvre que certaines de ses élèves, jeunes filles venues de province à Saigon, se prostituent le soir pour payer leurs études alors qu’elles sont par ailleurs si soumises aux valeurs et codes de la famille. Une jeunesse écartelée entre les valeurs ancestrales soudées par les rapports familiaux et les exigences de la réussite sociale. Plus la puissance de l’argent mine la morale traditionnelle, plus la carcasse de la moralité se rigidifie. La schizophrénie gagne du terrain. Notre amie nous dit la difficulté qu’elle a à comprendre la société vietnamienne. Le sentiment de ne pas parvenir à aller au-delà de cette surface la perturbe. Parfois, on croit qu’il y a une ouverture, dit-elle, on pense accéder à quelque chose de plus profond, on tient un fil de la vraie vie. Et puis, se désole-t-elle, la chape de plomb de la famille se referme, ensevelit tout espoir de complicité relationnelle.

Un coup d’œil rapide sur le quotidien officiel en anglais, Viet Nam News et on est fixé. Le mot clé du moment est : « Croissance ». On le trouve presque à chaque titre, répété à l’infini dans le corps des articles. C’est le mot magique, censé garantir un équilibre qu’on devine fragile. On perçoit aussi une inquiétude à propos de la situation économique européenne et chinoise. La récession mondiale préoccupe les dirigeants du communisme de marché. Il est question de bulle immobilière et de salaires en retard. Dans le secteur de la construction où le chômage a doublé depuis le début de l’année 2012, des entreprises d’État doivent des milliards de dôngs à leurs ouvriers. « La réduction des financements publics et l’endettement des municipalités bloquent certains projets immobiliers et de travaux publics. En conséquence, certains investisseurs ne payent pas les entreprises, lesquelles, à leur tour, ne sont pas en mesure de régler les salaires de leurs ouvriers. » [3]. Ce n’est pas l’Espagne, c’est le Vietnam socialiste ! Des nouvelles surprenantes aussi : le projet de deux centrales nucléaires sur la côte de la province de Ninh Thuân. Présenté comme un facteur de relance de la fameuse « croissance ». Le démarrage des travaux est prévu pour 2014 et on est rassuré d’apprendre que l’entreprise publique d’électricité forme actuellement quatre-vingt-trois techniciens en Russie et au Japon [4]. On ose espérer qu’ils se trouvent à Tchernobyl et surtout à Fukushima, là où leur formation serait mieux adaptée aux conditions locales. En effet, la province de Ninh Thuân est située à quelque 500 kilomètres au sud de celle de Quang-Ngai, où, en septembre 2009, le typhon Ketsana a totalement ravagé la côte. Une côte exposée régulièrement à des tempêtes dévastatrices et à des inondations.

Dans les pages « économie », la comparaison avec la situation chinoise est souvent évoquée. Mais on flaire bien que les deux termes de la comparaison sont disproportionnés.

Jour 2

La scène est pénible et illustre l’autoritarisme et la violence des relations sociales. Au milieu du hall de l’hôtel, devant quelques clients médusés et d’autres froidement insensibles, un individu en costume cravate et à l’allure arrogante engueule copieusement deux employés au garde-à-vous qui, apeurés et les yeux baissés, tentent timidement de se justifier.
De quoi, pourquoi, on ne le saura pas... Mais on comprend vite qu’il s’agit d’une réprimande d’un cadre sur une question de travail. C’est bref et violent, froid et sans appel. À l’entrée de la grande salle à manger, un tableau affiche les photos et les performances des employés modèles du mois précédent, un tel a trouvé et restitué un téléphone portable perdu par un client dans l’ascenseur, un autre un portefeuille avec une coquette liasse de dollars abandonné dans les toilettes… Tout ça est présenté, en anglais et en vietnamien, dans un style de courage patriotique. À Paris, l’employée de l’agence nous avait vendu cette nuit d’hôtel en ajoutant : « Vous y serez en sécurité. C’est un hôtel de l’Armée ». Un soir nous suffira pour confirmer nos craintes.

Pour reprendre nos esprits, on s’installe dans un petit café du parc situé à côté de l’hôtel. Un homme d’âge mûr, accompagné de sa jeune femme et d’un enfant de bas âge, lit le journal. Il nous entend parler et nous aborde en anglais. Il se présente, ancien officier de l’armée du Sud. En quelques phrases, il nous donne sa version de l’histoire récente du pays ; il adore l’Amérique qui a voulu faire du Vietnam un rempart de la liberté. Pour appuyer ses propos, il ajoute qu’il a fait huit ans de camp de
« rééducation ». Il n’est pas complètement idiot. Notre regard et notre silence lui suffisent pour comprendre que notre idée de liberté n’est pas compatible avec celle du Pentagone ou de Wall Street. Le silence s’installe, puis, il reprend sa lecture.

Au Cambodge, les Khmers rouges ont exécuté les officiers pro-américains du dictateur Lon Nol ; au Vietnam, le parti communiste les a « rééduqués ». Faut-il choisir entre les deux « solutions » ? Y a-t-il des « solutions » dans des situations de barbarie ? Ainsi va la misère des esprits dans cette société meurtrie par tant d’occupations, colonisations, guerres, carnages, massacres. Quelques jours plus tard, à Hanoi, des amis nous parleront de la liesse populaire lors de la visite de Bill Clinton quelques années auparavant.

On aime l’Amérique d’autant plus qu’on l’a vaincue. Et c’est le prix de cette victoire qui rend le pays si envieux du vaincu. La crainte du grand frère ennemi du nord, la Chine, soude ce nouvel amour et l’idéologie du parti se coule dans les exigences de la globalisation.

Les mendiants et les crève-la-faim ont été promus cireurs de chaussures. Il y en a partout. C’est sûrement un effet de la croissance socialiste. Aux portes du marché central, la flicaille est très présente.

Nous lisons dans la presse la version vietnamienne de l’apocalypse selon le calendrier Maya. Le camarade Huong Van Minh, chef du Comité populaire de Tiên Phuoc est venu à la radio rassurer les paysans. Les rumeurs lancées sur l’Internet d’une prochaine fin du monde, incitaient les paysans à vendre leur bétail. Le parti veille à protéger les intérêts du peuple.

Jour 3

Nous arrivons à Hanoi la nuit. Les lumières sont blafardes et moins agressives qu’à Saigon. Au premier abord, on a l’étrange sensation d’arriver dans une ville sombre d’Europe de l’Est dans les années 1960, quelque part entre la Bulgarie et la Roumanie… Puis, arrivés dans les vieux quartiers, tout s’éclaire, le doute s’efface. On est bien en Asie, la rue s’agite, s’anime, l’activité commerciale déborde, la circulation et le vacarme des deux rues se mêlent à une foule dense, joyeuse, affairée. Nous le découvrirons les jours suivants, l’argent spéculatif est ici aussi à l’œuvre. De hauts immeubles aux parois de verre poussent, plusieurs riches centres commerciaux ouvrent ou sont en construction. Mais Hanoi, avec ses quelque 3 millions d’habitants, n’est pas encore Saigon…

Un étonnant long article dans Viêt Nam News, « Slum city emerges near famous market » [5], décrit les terribles conditions de vie dans un des quartiers de baraquements qui poussent au cœur même de Hanoi, à Phuc Xa, dans le district de Ba Dinh. Des milliers de migrants s’y installent, arrivés des provinces du nord. Travailleurs agricoles sans emploi, ils survivent de la récupération de matériaux et d’emplois précaires et mal payés dans le secteur du bâtiment. Au Vietnam comme partout ailleurs, le mouvement des migrations rurales s’est accentué depuis quelques années. En 2010, 30 % des 75 millions de Vietnamiens vivaient déjà dans les villes et zones urbaines. D’après une étude des Nations Unies (2005), 40 % de cette population urbaine, soit environ neuf millions de personnes, vivent dans des quartiers délabrés ou des baraquements précaires. À Hanoi, selon les technocrates de la Banque Mondiale, seulement 5 % des habitants ont accès aux logements modernes disponibles sur le marché immobilier.

Que faire des anciennes prisons ? Voilà un beau sujet de thèse pour des étudiants en architecture. Les réponses peuvent être multiples et diverses : un complexe immobilier de luxe (l’ancien siège de la PIDE portugaise sur les hauteurs de Lisbonne), une médiathèque, un hôtel de charme aux chambres étranges (à la Nouvelle Orléans), un musée du romantisme ou encore un musée des horreurs, comme le S-21 de Phnom Penh. La prison de Hoa Lo, ancienne Maison centrale de Hanoi du bon vieux temps de la colonisation française, se classe dans la dernière catégorie. Les salles du Musée Hoa Lo constituent une condamnation sans appel de l’horreur du système colonial. La mission civilisatrice de la France, dont la bourgeoisie coloniale en faisait la propagande, prend un sacré coup. La reconstitution des cellules, la guillotine et les instruments de torture exposés, en disent long sur le contenu de cette civilisation et sur le pays des droits de l’homme.

Un bref collage d’extraits de rapports officiels affichés en donne un aperçu.

En 1919 Paris est rassuré :

« L’état d’esprit des détenus est excellent. Aucun cas collectif d’insoumission n’a été constaté »

Puis, vers 1930, les choses se gâtent :

« Ref 2424/6 12/3/1932

[…] À plusieurs reprises j’ai eu l’honneur de vous rendre compte des diverses formes de la propagande communiste parmi les détenus et les dangereuses conséquences de cette propagande pour la sécurité publique.
J’ai l’honneur de vous transmettre ci-dessus des nouveaux renseignements sur ce sujet. Ils montrent que la Maison centrale, malgré le dévouement et la vigilance des gardiens européens, est devenu le principal foyer de propagande communiste au Tonkin. Et l’on peut affirmer que c’est de la Maison centrale, où sont détenus des révolutionnaires intelligents et dangereux, que partent les mots d’ordre aux affiliés pour la réorganisation du parti. » […]

Il a été trouvé, dans la camionnette ayant conduit des prisonniers de la Maison Centrale d’Hanoi à la chaloupe convoyant des prisonniers politiques à la destination du pénitentiaire de Son-la, une baguette à manger le riz, laquée et dont l’aspect ne présentait rien d’anormal. En brisant la baguette, on s’est rendu compte qu’elle avait été fendue dans le sens longitudinal, puis creusée. Des rouleaux de papier mince, sur lesquels sont transcrits à l’encre violette, d’une écriture très fine, des documents de propagande communiste, avaient été collés à l’intérieur de la baguette, et celle-ci avait été remise dans l’état primitif. Une fouille a aussitôt été ordonnée lors de l’arrivée de la chaloupe à Cho-bo (Hoa-Binh). Trois autres baguettes contenant des documents communistes ont pu être saisis.

[…] J’ai l’honneur de vous transmettre ci-joint traduction des documents saisis. Ces documents ont pour titre général : « Programme d’action élaboré par l’assemblée des ouvriers à la Maison centrale de 1932. »[…]

Enfin, en 1940, c’est Vichy qui, sans états d’âme, renforce la répression démocratique des années précédentes :

[…] Article premier : Dans les territoires relevant du Secrétariat d’Etat aux Colonies autres que les Antilles et la Réunion et jusqu’à la date de cessation des hostilités, les individus dangereux pour la Défense Nationale et pour la sécurité publique peuvent, sur décisions prises par le Gouverneur général ou le Gouverneur, être internés administrativement dans un établissement désigné par l’arrêt local. […]

Fait à Vichy, le 10 septembre 1940

Philippe Pétain, Maréchal de France, Chef d’État Français
et Platon, Secrétaire d’État aux Colonies

En parcourant les salles, un autre malaise nous saisit. L’idéologie transmise par le musée est une illustration de l’histoire officielle. Le discours staliniste a totalement effacé la dimension révolutionnaire, émancipatrice, des luttes de ces combattants, qui allait bien souvent au-delà de la lutte pour l’indépendance du pays et la création d’un nouvel État. Les révolutionnaires se sont tous métamorphosés en « patriotes révolutionnaires ». Leurs idées, leur idéalisme, leur élan, tout est réduit au patriotisme qui aurait été la seule motivation de leur action. Cette révision de l’Histoire, la mutilation de leurs aspirations émancipatrices, constitue, en quelque sorte et à posteriori, un deuxième châtiment pour ces révoltés.

Dès 1930, à Saigon, le communiste d’opposition Ta thu Thâu [6] […] expose dans la revue La Vérité, ses conceptions sur la révolution indochinoise. Critique de la IIIe Internationale, pour lui le dilemme n’est plus indépendance ou esclavage, mais nationalisme ou socialisme. « Seule l’action organisée d’une masse homogène, socialement adversaire de l’impérialisme, est capable de renverser ce dernier. Il faut confondre la question de l’indépendance avec celle de la révolution prolétarienne socialiste. » [7] Entre août et septembre 1945, rentrant de Hanoi, Ta thu Thâu tombe aux mains des sbires de l’homme à la barbichette près de Hué. Il est assassiné. À Saigon, alors que le soulèvement de septembre 1945 se termine, le Viêt Minh exécute des nationalistes non staliniens et, surtout, des dizaines de communistes d’opposition. Considérés comme des « traîtres à la patrie »
par le Viêt Minh, des dizaines d’entre eux, la plupart proches des position trotskistes, sont éliminés. Certains sont assassinés en prison. La milice ouvrière des ouvriers du tramway de Saigon est forcée de se replier sur la région du Delta du Mékong pour échapper à l’anéantissement. Le mot d’ordre est « Abattre immédiatement la bande des trotskistes ». Pourquoi cet acharnement du Viêt Minh ? Parce que « […] ils [les trotskistes] réclament et l’armement du peuple, ce qui épouvante la mission anglaise, et l’accomplissement intégral des tâches de la révolution bourgeoise-démocratique [la révolution agraire, partage des rizières et terres], dans le but de diviser le Front national [le Viet Minh] et de provoquer l’opposition des propriétaires fonciers à la révolution. » [8]

C’est ainsi que, dans la prison de Hoa Lo, seuls les « patriotes » sont mentionnés. Les révolutionnaires sont des âmes damnées condamnées à rester invisibles.

Jour 4

YYY a complété ses études de physique en France. De retour à Hanoi, elle bricole des projets divers, s’intéresse à des sujets hors norme, toujours sur le fil du rasoir, à la frontière de ce qui est permis : les effets de la guerre, les ravages de la drogue, les questions de genre. Au fil de notre conversation, tard la nuit, dans un petit café de la vieille ville, elle s’intéresse prudemment à notre ami Vietnamien que nous présentons comme « un communiste un peu particulier » qui a écrit des livres sur l’histoire sociale du Vietnam…
« Quel est son nom ? Quel est le titre de son livre ? », demande-t-elle. Ngo Van, répondons nous. « Mais, j’ai son livre, Au pays de la Cloche Fêlée. Une amie me l’a passé en France. Je l’ai lu et il m’a bouleversé ! ». Bouleversés, nous l’étions aussi. À partir de ce moment-là, une amitié était née.

Jour 5

Dans la presse, une déclaration du ministre des Finances, annonce la diminution du taux d’imposition frappant les entreprises privées, le but étant de s’aligner sur le taux de la Thaïlande et de se placer en dessous du taux de la Chine. « Il s’agit de rendre le pays plus attractif aux investissements étrangers » [9], précise-t-il. Depuis que le Vietnam a rejoint l’Organisation mondiale du commerce (OMC), début 2007, la course à l’investissement étranger est une des orientations de l’économie.

Non sans rapport est le désastre écologique en cours. Au cours de la guerre américaine, le Vietnam a cruellement souffert. De 1961 à 1971, forêts, cultures et êtres humains, furent détruits par l’usage massif d’armes chimiques. Aujourd’hui, le pays subit les conséquences écologiques d’une industrialisation à outrance et d’une exploitation féroce des matières premières. À Saigon, où se concentrent la plupart des grandes usines, ont traite seulement 10 % de la montagne de déchets industriels. Et le désastre ne se confine pas aux zones industrielles où les grandes multinationales font leurs profits. L’activité artisanale concentrée dans les villages et petits bourgs génère également des destructions importantes. Les eaux y sont polluées, l’air y est contaminé par une multitude de substances toxiques. En 2012, seuls 60 % des zones industrielles traitent les eaux usées. Le gouvernement promet, bien sûr, la résolution des problèmes… pour l’année 2015. Vu l’état des lieux, la corruption, l’irresponsabilité et la gabegie officielle, la promesse a une valeur toute relative…

Jour 6

Le thème du « développement », de la « croissance », est prioritaire et incontournable dans le discours officiel. D’ailleurs, et c’est le premier ministre qui l’avoue dans la presse, la croissance est en 2012 la plus basse depuis 13 ans et la restructuration engagée dans le secteur des entreprises d’Etat ne va pas assez vite.

En décembre 1986, lors du 6e Congrès du parti, la direction avait
proclamé la nouvelle ligne du Dôi Moi (Changer pour faire du neuf),
une « ouverture » économique copiée sur le modèle chinois. L’échec de la réforme agraire de 1953-1961, le coût de la guerre et l’occupation du Cambodge (1979-1989), la brève guerre avec la Chine (1979), enfin, la rupture brusque des relations de dépendance vis-à-vis de l’Union soviétique au moment de la Perestroïka, jettent l’économie dans la stagnation et la désorganisation. Le chômage et l’inflation montent en flèche, la production agricole s’effondre et, en 1988, une terrible famine fait des centaines de milliers de morts. Depuis la réunification de 1975, la majorité de la population survit en ayant recours aux activités privées non légales. Tout incite alors la bureaucratie à légaliser et à favoriser le secteur privé. Les réformes rentrent en application vers 1992.

Comme en Chine, lors des réformes de Deng de 1978, le démantèlement du secteur étatique doit s’accompagner d’une ouverture aux capitaux étrangers. Mais le Vietnam n’a pas la même structure économique, le secteur industriel d’État est faible [10] et le Dôi Moi permet ici la formation de puissantes entreprises publiques fonctionnant comme des entreprises privées.

Au Vietnam, la réforme de l’économie, l’introduction du « socialisme de marché » n’a pas eut les mêmes conséquences qu’en Chine. « La part de l’État [dans la production] a augmenté, passant d’un tiers à la moitié du PIB, pour se stabiliser à environ 40 %, le double de la Chine. De ce point de vue, l’ouverture a été un succès. La puissance publique, alors qu’elle jouait sa survie, est devenue, en dix ans, le moteur de l’économie et son principal acteur. » [11] En d’autres mots, la transformation de l’ancienne classe bureaucratique en nouvelle classe capitaliste se fait au Vietnam par le biais de la formation de ces grandes entreprises étatiques. « Entreprises privatisées et géants étatiques sont liés à la classe dirigeante ou, pour être plus exact, aux familles des classes dirigeantes. […] Une nouvelle étape est sur le point d’être franchie : non seulement le public se comporte comme le privé, mais il est en passe de le devenir. […] La prédation des entreprises publiques locales est la face légale et discrète du grand mouvement d’accaparement du bien public par la caste des fonctionnaires et des cadres. » [12]

La précaution mise actuellement dans la restructuration des secteurs étatiques s’explique sans doute par la peur des tensions sociales, l’accroissement explosif du chômage, mais aussi par la réserve de la classe capitaliste locale qui résiste à l’arrivée de capitaux étrangers pouvant la gêner dans son activité prédatrice. Aujourd’hui, l’économie vietnamienne traîne un gigantesque endettement extérieur qui représente 60 % du PNB [13]. Vu l’importance de
cet endettement, le Vietnam est « accompagné » dans cette
« restructuration » et « effort de développement » par un ensemble d’institutions financières et de pays (Corée du Sud, Japon, Union européenne). La Banque Mondiale, qui chapeaute le « club des prêteurs », n’hésite pas à critiquer la précaution et la lenteur de la politique officielle actuelle, « […] la tendance d’un ralentissement de la croissance économique se poursuit, indiquant que l’économie perd son dynamisme, résultat de l’extension du secteur des entreprises d’État, d’une faiblesse du secteur bancaire et financier et d’un investissement public inefficace. » [14].

Jour 7

La Chine, qui fut naguère une référence et un modèle, est désormais un sujet de crainte. Le rapport conflictuel entre les deux pays se crispe aujourd’hui sur les questions d’intérêts et de frontières maritimes. Mais c’est la puissance économique du frère ennemi du nord qui inquiète. Est-ce pour la contrebalancer que les capitaux japonais et coréens du sud sont de mieux en mieux accueillis ? Les entreprises japonaises dans la construction d’infrastructures ; celles de la Corée, dans l’industrie du tourisme. De nombreuses multinationales japonaises des secteurs alimentaires, textile, électroménager, plastique, quittent la Chine pour s’installer au Vietnam, et, depuis 2010, les échanges commerciaux entre les deux pays ont augmenté de plus de 25 % [15].

Malgré le discours officiel, teinté de nationalisme anti-chinois, le capitalisme chinois s’installe, lui aussi, peu à peu et la balance commerciale est de plus en plus favorable au grand pays du nord [16]. La Chine est aussi devenue un important créditeur de l’État vietnamien endetté. Et les entreprises chinoises investissent dans l’exploitation de matières premières. La récente prise de contrôle des mines de bauxite, situées sur les hauts plateaux de la province de Tây Nguyen, dans le centre du pays, a suscité des remous dans une presse pourtant totalement soumise. Reflet sans doute des désaccords qui existent entre les différents clans du pouvoir.

Ces questions reviennent souvent lors des conversations au sein du cercle des amis d’Au pays de la cloche fêlée. Quel est le degré de solidité du régime, l’état réel de l’économie ? Pour ZZZ, l’équilibre de l’édifice repose, au Vietnam, mais aussi dans l’ensemble de la zone asiatique, sur l’évolution de la situation chinoise. Si la Chine craque, le Vietnam s’effondrera, dit-il. On craint tout particulièrement une désorganisation économique qui ouvrirait la voie à des affrontements entre les clans du parti communiste et leurs intérêts économiques respectifs. L’armée, qui a une présence très forte dans tous les secteurs de l’économie, de l’industrie alimentaire au tourisme, garde la position d’arbitre.