La dernière vie de Victor Serge
Victor Serge
Carnets (1936-1947)

Édition intégrale préparée et présentée par Claudio Albertani et Claude Rioux
(Agone, collection « Mémoires sociales »).
Le refus de parvenir
Rares sont les écrivains révolutionnaires qui ont vécu dans l’action autant que Victor Serge et ont laissé une œuvre littéraire comparable à la sienne. Écrite dans un style limpide, cette œuvre — une trentaine d’essais et romans [1] — est toute entière au service d’une cause, celle de la révolution trahie. Serge décrit avec une précision d’entomologiste la dérive totalitaire de l’URSS dont il a été le témoin direct au moment même où les écrivains et artistes « compagnons de route » des partis communistes du monde entier encensent le « génial Staline » et le
« paradis soviétique »...
Ce choix d’une littérature de combat à une époque où les thuriféraires de la dictature soviétique imposent leurs ukases dans le monde des lettres condamne l’auteur des Mémoires d’un révolutionnaire à la marginalité, même si de grands écrivains — André Gide ou Romain Rolland, entre autres — l’ont depuis longtemps reconnu comme l’un des leurs. Serge ne s’en plaint jamais. Lui qui a écrit toute sa vie et ne possède rien de plus précieux que les valises dans lesquelles il transporte ses manuscrits d’exil en exil, assume sans regret le « refus de parvenir » cher aux syndicalistes révolutionnaires de sa jeunesse [2]. La réédition de ses carnets écrits entre 1936 et 1947, mais principalement à partir de 1941 et de son arrivée au Mexique [3] avec son fils Vlady [4], ramène à la lumière une histoire mal connue, celle des révolutionnaires pourchassés par les polices de tous les fascismes pendant la Seconde Guerre mondiale [5]. Elle est également l’occasion de découvrir les multiples facettes du talent d’écrivain de Serge, polémiste, analyste, mais aussi observateur fin et sensible, capable en quelques phrases de brosser un portrait incisif comme de restituer l’ambiance colorée d’un marché, d’une fête indienne, ou la quiétude d’un port de pêche endormi sous la lune.
Une vie de lutte
Lorsque débutent ces derniers carnets, Victor Serge a déjà plusieurs vies derrière lui. Anarchiste dans sa jeunesse, à Bruxelles, à Paris [6] — dont quatre années en prison pour complicité avec la « Bande à Bonnot » — à Barcelone pendant l’insurrection de juillet 1917 et encore à Paris — à nouveau en prison — sa deuxième vie débute avec l’année 1919 et son arrivée à Petrograd, après un échange de prisonniers politiques. En adhérant (« en tant qu’anarchiste ») au parti communiste russe (mai 1919), Serge déclare accepter « toutes les nécessités de la lutte — organisation, usage de la violence, dictature révolutionnaire… », nécessités au nom desquelles il refusera de condamner — sur le moment [7] — la répression de la commune libre de Cronstadt (mars 1921). Mobilisé un temps dans l’Armée rouge, il effectue au début des années vingt des missions en Allemagne pour le compte du Komintern, travaille avec Zinoviev, sympathise avec Trotsky et s’engage dans l’opposition de gauche à Staline. Il est exclu du PCUS en 1928 « pour activité fractionnelle ». Commence alors sa troisième vie, de procès en déportation. En 1936, il échappe de peu à la mort grâce à une campagne internationale de soutien qui obtient sa libération avant que s’ouvre le premier des quatre grands « procès de Moscou » : déchu de la nationalité soviétique, il est banni d’URSS.
La dernière vie de Victor Serge, que racontent ces carnets, sera celle d’un paria en sursis dont les camarades tombent les uns après les autres — il écrit : « Mon parti tout entier ayant été fusillé ou assassiné, je suis seul et bizarrement inquiétant. » — mais qui ne renonce jamais.
Carnets de résistance
L’environnement des exilés antistaliniens que décrit Victor Serge semble la toile de fond d’un roman de John le Carré : atmosphère glauque peuplée d’agents infiltrés, de traîtres, d’hommes de main, où chaque rendez-vous peut se transformer en piège mortel. Le ton est donné dès les premières pages des carnets : le 6 septembre 1937, l’espion soviétique Ignace Reiss qui vient d’annoncer sa défection et que Serge doit rencontrer le jour même est retrouvé mort près de Lausanne, le corps criblé de balles. L’élimination des opposants à Staline qui ont échappé à la fusillade dans les caves de la Loubianka est la priorité des tueurs du NKVD. Après son fils Sedov, mort à Paris deux ans plus tôt dans des circonstances suspectes, Léon Trotsky
a été assassiné en août 1940 à coups de piolet dans sa villa-bunker de Coyoacàn. Chocolats empoisonnés, accidents de la circulation, enlèvements et « suicides » par défenestration, tous les moyens sont bons pour exterminer les « hyènes trotskistes ». La presse communiste internationale applaudit servilement chaque liquidation et le PC mexicain multiplie les appels au meurtre contre la « cinquième colonne hitléro-trotskiste ».
Serge manque d’ailleurs de tomber aux mains d’une bande de nervis armés qui manifestent « spontanément » leur indignation un jour qu’il doit prendre la parole pour protester contre l’exécution en URSS de deux ex-dirigeants bundistes [8].
Ces carnets sont donc d’abord le témoignage d’une résistance. Serge, qui fait office de trait d’union entre anarchistes, trotskistes et autres bêtes noires du stalinisme, collecte les informations sur le sort des vieux bolcheviks victimes des purges en URSS, sur les antinazis allemands et les révolutionnaires espagnols pourchassés en France par la police de Vichy, sur les transfuges du Komintern menacés partout où ils se trouvent. Bien que malade – son cœur fatigué supporte mal l’altitude de la capitale mexicaine – et dans une situation matérielle plus que précaire, il se dépense sans compter et sollicite inlassablement les rares journaux qui lui ouvrent encore leurs colonnes pour faire connaître le sort de tel ou tel dont la vie ne tient qu’à un fil.
La troisième force
De l’anarchisme illégaliste au bolchevisme, puis de l’opposition de gauche à la rupture avec Trotski, dont il rejette le sectarisme, le parcours de Serge a suivi un mouvement de balancier qui s’est stabilisé après la guerre d’Espagne sur ce qu’il appelle le « socialisme-libertaire », un équilibre entre la nécessaire organisation de la classe ouvrière et le refus de la dictature de parti. Selon Serge, les enseignements de la révolution russe et de la guerre d’Espagne montrent que les internationalistes révolutionnaires doivent mettre de côté leurs divergences et se réunir sur l’essentiel afin de constituer une troisième force assez puissante pour offrir une alternative à la social-démocratie réformiste et à la dictature bureaucratique stalinienne. Un projet qui passe d’abord par la démystification de l’URSS « patrie des travailleurs » et par la réhabilitation des victimes de la terreur stalinienne, qu’ils soient vieux bolcheviks, socialistes-révolutionnaires, anarchistes, « poumistes » ou trotskistes.
Soixante-cinq ans après sa mort, Victor Serge qui n’appartenait à aucune chapelle et défendait sans exclusive les militants persécutés, apparait comme l’un des rares révolutionnaires historiques à faire l’unanimité à
la « gauche de la gauche ». Mais qu’en est-il de ses combats ?
Un simple coup d’œil sur l’annuaire des partis et groupes d’extrême gauche suffit pour constater que son vœu d’un rassemblement des révolutionnaires est hors d’actualité. Quant à la vérité sur le cauchemar stalinien et à la reconnaissance des crimes commis à l’égard de ses opposants, le constat
est au moins aussi amer. A-t-on jamais entendu le parti communiste français admettre qu’il a été pendant plus de trente ans au service d’une dictature monstrueuse, que ses dirigeants et les intellectuels qui mangeaient à son râtelier ont effrontément menti aux militants et aux travailleurs français sur la réalité de l’URSS — qu’ils connaissaient parfaitement et dont certains d’entre eux : Duclos, agent du Guépéou, Marty, le « boucher d’Albacete », etc., étaient les agents — et, pour finir, que l’appareil du PCF tout entier a activement calomnié et persécuté les révolutionnaires antistaliniens parce qu’ils disaient, eux, la vérité ? Est-ce trop demander aux grands donneurs de leçons de repentance que sont les héritiers de Thorez et Marchais qu’ils reconnaissent enfin la responsabilité éminente de leur parti dans l’imposture stalinienne et qu’ils s’inclinent devant la mémoire de Victor Serge et de tous les révolutionnaires que l’Humanité a tant de fois traînés dans la boue ?
On ne saurait finir de présenter ces carnets sans souligner, une fois encore, l’exceptionnel travail des éditions Agone pour exhumer, année après année, des textes magnifiques tombés dans l’oubli ou qui n’avaient jamais bénéficié d’une mise en valeur à la hauteur de leur intérêt. Les carnets de Victor Serge sont accompagnés de notes et d’index précis, complets, que vient compléter un glossaire des noms cités, soit quelque quatre cent cinquante rubriques biographiques où défile la grande armée des fusillés encadrée par la petite cohorte des assassins. Un bel hommage à Victor Serge et à son combat pour que la vérité demeure.