Francis Gavelle
Histoire de l’homme qui n’avait pas fait l’amour depuis vingt-cinq ans
Conte moderne
Article mis en ligne le 31 janvier 2021

par C.P.

Il était une fois un homme, qui n’avait pas fait l’amour depuis vingt-cinq ans. Il n’était ni beau ni laid, ni jeune ni vieux, ni riche ni pauvre. Juste, il s’inscrivait dans la norme de l’immense majorité des individus, sans talent particulier, ni tare excessive. Et, simplement, il n’avait pas fait l’amour, depuis vingt-cinq ans.

Évidemment, il se gardait bien de parler de cet état de fait avec sa famille, ses amis, ses relations professionnelles. Il préférait garder cela secret, se contentant de donner le change, quand les conversations viraient à l’intime ou au grivois. Pensez donc ! Dans son monde – le nôtre, en fait, il vivait de nos jours – on avait tôt fait de vous considérer, si jamais vous vous aventuriez à de telles confidences, comme impuissant pour les hommes, ou frigide pour les femmes. On allait même jusqu’à imaginer que vous étiez, selon votre sexe, encore vierge ou puceau. Dans ce monde, où chacun affichait, à longueur de spot publicitaire, d’émission de télé ou de confession littéraire, sa sexualité décomplexée, il valait mieux taire le hors-norme de cette période d’abstinence, qui avait, au final, tôt fait de vous ranger du côté des psychopathes.

Cependant, il importe de dire que cet homme avait connu l’amour. L’affection, que l’amour partagé procure ; mais aussi l’épanouissement sexuel, que deux partenaires sont amenés à s’offrir. Il avait vingt ans, elle était sa première histoire et il ne l’avait jamais oubliée. Il l’avait, ensuite, quittée, l’année de ses vingt-quatre ans, pour une autre femme, qu’il avait aussitôt délaissée. Sans doute, cette deuxième femme n’avait-elle été qu’un prétexte, pour quitter la première, qu’il n’avait pourtant jamais cessé d’aimer. Ils avaient, tous les deux, beaucoup pleuré, au moment de leur séparation, qui avait été déchirante à l’extrême. Seulement voilà, il avait eu peur, à l’époque, de ne connaître qu’une seule femme dans sa vie et s’était laissé aller à l’opportunité d’une rencontre, à l’occasion d’un voyage à l’étranger. Il avait donc fait souffrir, coup sur coup, deux femmes ; mais avait lui-même – croyez-le ou non – énormément souffert.

Depuis, bien sûr, d’autres femmes avaient croisé sa route. Certaines lui avaient plu ; il était même tombé amoureux plus d’une fois, mais sans que la réciproque ne s’exprime. D’autres, encore, n’avaient pas masqué leur désir à son égard. Parfois, même, quelques caresses avaient été échangées. Au cours d’un week-end, dans la maison de campagne d’une amie, ou sous une table – deux mains qui s’égarent – durant un dîner de réveillon du Jour de l’An. Et même, une fois, incroyable, dans le local d’archives de son entreprise, avec une jeune femme de passage ! Enfin, il lui arrivait de connaître, aussi, ce plaisir, que l’on dit « solitaire », allongé sur son lit ou, parfois, plus sordidement, assis devant son écran d’ordinateur.

En cette époque, donc, où chacun se vantait d’une sexualité épanouie, il avait fini par se dire que son cas était grave et que son incapacité à transformer un sentiment amoureux en exploration charnelle – et subir, ainsi, cette longue période d’abstinence forcée – ne pouvait qu’être lié à un douloureux traumatisme. Il décida, alors, de consulter. Tout au long de ses séances d’analyse, il apprit que, d’une part, il expiait, inconsciemment, son attitude envers celle, qui avait été son premier amour : puisqu’il l’avait faite souffrir, en l’abandonnant ; il devait, de fait, à son tour, être rejeté par des femmes, dont il tombait amoureux au-delà du raisonnable, et qui choisissaient de prendre la fuite, afin de préserver leur santé mentale. D’autre part, revint, à sa mémoire, un souvenir d’enfance, un temps où il se crût négligé par celle qui lui avait donné le jour. En effet, alors qu’il avait une dizaine d’années, le couple, heureux et soudé, que formaient ses parents, avait connu un passage difficile. La cause : une infidélité du père, qui n’avait, d’ailleurs, même pas été consommée. Le couple était, en tout cas, entré dans une longue période de remise en question. Disputes et phases de silence se succédaient et, un jour, un collègue du père, bien intentionné, avait entrepris de consoler la mère, sans se préoccuper de la présence du fils, dans la pièce attenante. La mère – il importe de le préciser – n’avait pas cédé aux avances du collègue ; mais cela avait suffi à l’enfant, pour qu’il se sente délaissé. Il en avait conclu, sans le formuler avec conscience du fait de son jeune âge, que la pratique du sexe n’était pas uniquement synonyme de fusion entre deux êtres ; mais également manière, tout à la fois perverse, esthète et candide, de blesser, avec préméditation ou non, les corps et les âmes.

Les heures, les jours, les mois, les années de sa vie étaient donc passées. Il portait, dans son corps abstinent, la marque de la culpabilité, de l’expiation et de la douleur ; ce qui ne l’empêchait nullement, au quotidien, de demeurer un fils dévoué, un ami sensible et un collègue attentionné.

Alors, donc, que sa vie s’écoulait mollement, une nouvelle rencontre, toute inattendue, se produisit. Il était, ce jour-là, sagement assis dans le métro, effectuant l’un de ses déprimants trajets quotidiens. Pour tromper la monotonie des jours et des lieux, il avait, depuis quelques années, pris l’habitude de lire, enchaînant, à l’envi, romans et essais, bandes dessinées et biographies. Tandis qu’il était plongé dans la lecture d’un roman, mêlant intrigue policière et éloge de la paresse ; la voisine, qui lui faisait face, lui adressa soudain la parole. Quelle surprise ! D’autant plus qu’il ne l’avait pas remarqué, dans un premier temps. Etait-elle déjà installée, quand il avait pris place ? Ou, au contraire, était-elle montée à une station, après la sienne, sans qu’il la perçoive, tout absorbé qu’il était par sa lecture. En fait, cette jeune femme, d’une nature a priori spontanée, voulait savoir s’il aimait le livre qu’il était en train de lire. Elle venait, en effet, de le terminer et tourna quelques phrases élogieuses, bien senties, pour l’évoquer. Un temps, notre homme resta muet, ne sachant à la fois que répondre et comment faire face à une situation aussi agréable que peu commune pour lui. Mais, le sourire de la jeune femme aidant, la conversation s’engagea. En quelques stations, il fut question de tout et de rien ; mais ils eurent néanmoins le temps d’échanger leurs noms et prénoms, d’évoquer succinctement leurs univers professionnels et de décider de se revoir. Ils échangèrent, ainsi, leurs adresses mails et leurs « 06 ». Elle s’enquit, même, de savoir s’il était présent sur les réseaux sociaux. Il ne l’était pas, mais promit, dans un sourire, de se créer, le soir même, un profil. Elle rit et prit congé. Il la suivit des yeux, le temps de sa descente du métro, et ils échangèrent un bref regard, tandis que la rame repartait et qu’elle restait sur le quai.

Bien sûr, il lui fut ensuite impossible de reprendre sa lecture. Il referma donc le livre et pensa à elle. Il songea, d’abord, à son corps. Elle était plutôt grande, longue en jambes, et semblait étroite de silhouette. Son visage, lui, mêlait fossettes de l’enfance et élégance, plus mature, de lèvres finement dessinées. À cette sensualité douce, s’ajoutait un esprit vif, prompt à la contradiction et à l’affirmation de points de vue tranchés – quelques échanges lui avaient suffi à s’en rendre compte – mais également ouvert sur les individus et curieux des opinions, même divergentes – ce qui devenait rare, dans une époque de parti pris sans appel, où condamnation et compassion semblaient les deux seules lignes de pensée autorisées dans les débats d’idées.
À n’en point douter, donc, cette jeune femme était l’être idéal et il en tomba immédiatement amoureux. Mais, portée par l’expérience, sa nature défaitiste refit aussitôt surface et il tomba dans la plus profonde des déprimes. Tout allait-il, une fois encore, se rejouer à l’identique ?

De fait, la suite sembla, dans un premier temps, ne pas lui donner raison. Ils commencèrent, en effet, à se voir dès qu’ils le pouvaient, se retrouvant pour une séance de cinéma ou la visite d’une exposition. Souvent, cependant, ils se contentaient de se promener et devisaient à loisir.

Évidemment, avec les divergences d’opinions qui étaient les leurs, leurs discussions ne manquaient pas de fougue. Ainsi, là où elle exprimait son rejet des langues nordiques, qu’elle trouvait peu harmonieuses, et son amour débordant pour l’Italien, langue naturellement chantante ; lui insistait sur la beauté mélodique de la langue islandaise, dès lors qu’elle s’incarnait dans des chants traditionnels, interprétés a cappella. De même, lorsqu’elle prenait fait et cause pour un philosophe médiatique, qu’elle estimait victime de l’ostracisme bien-pensant des milieux gauchistes ; lui rétorquait que ce même philosophe n’exprimait, à longueur de tribunes enfiévrées, rien d’autre qu’un mépris de classe arrogant et détestable. Ainsi, donc, en allait-il de leurs conversations, et force est de constater que ce qui aurait dû les éloigner l’un de l’autre finissait, étrangement, par les rapprocher, car ils se savaient, l’un l’autre, suffisamment en confiance, pour pouvoir exprimer, en toute liberté, leurs points de vue contradictoires.

Un soir, saisissante surprise et alors qu’ils dînaient dans un restaurant à la mode, la conversation prit un tour plus intime. En effet, après qu’il eut évoqué les réguliers déplacements, auxquels l’amenait son activité professionnelle – outre l’ennui du métro, il connaissait le jetlag des vols internationaux – elle finit par demander, avec une hésitation dans la voix, s’il était au contact de nombreuses femmes. La question, bien sûr, le troubla. Il en comprenait, implicitement, le sens caché. Mais alors, que répondre ? Comment répondre ? Si jamais, dans une fanfaronnade de façade, il répondait “oui”, sans doute le considérerait-elle comme un séducteur invétéré, cynique et volage ; et si, à l’opposé, dans un accès de sincérité, il osait un “non”, s’afficherait-il aux yeux de cette femme qui lui plaisait, comme un vieux garçon, frustré et obsédé. À ce moment précis, le spectre, mortifère, de son abstinence forcée ressurgit. Et c’est ainsi que, sibyllin à l’extrême, il lui répondit : “J’en connais”. Dans le silence gêné qui s’installa aussitôt, elle le dévisagea un temps, puis détourna les yeux. Il se contenta alors de demander l’addition et, dans le secret de ses noires pensées, choisit de payer pour deux.

N’osant la recontacter, il resta plusieurs semaines sans nouvelles de sa part. La perspective d’une existence sans joie et sans partage se dessina de nouveau ; mais il gardait doucement espoir qu’elle réapparaisse. Et tel fut le cas. Il reçut, un matin, via les réseaux sociaux – il avait désormais son propre profil – un message venant d’elle. Seulement voilà… Sans s’épancher davantage, elle lui signifiait, blessée, son choix de s’éloigner de lui. Elle avait compris, disait-elle, quel genre d’homme il était – la sécheresse de sa réponse, lors du dîner, avait été éloquente – et elle préférait casser net une relation, dont elle savait, par avance, qu’elle ne se construirait que sur le mensonge et la souffrance. Il était un collectionneur, soit. Elle n’en serait ni la victime désignée, ni le témoin consentant. Et c’est un cinglant “adieu”, qu’elle avait apposé, en guise de formule de politesse.

Ainsi, cruelle contre-vérité, l’homme, qui n’avait pas fait l’amour depuis vingt-cinq ans, se découvrit-il une réputation, usurpée, d’“homme à femmes”. Les apparences sont, donc, bel et bien trompeuses et il put mesurer, dérisoire satisfaction, l’ampleur du désastre de sa vie.