Olivier Le Cour Grandmaison
Nationaux-républicains : le grand retour ?
Article mis en ligne le 1er mai 2020

par C.P.

« Ferraille, ferraille encore, ferraille toujours
Qu’importent le bras lourd et le souffle court
Ceux que tu combats connaîtront la défaite, un jour. » Anonyme du XVIIème.

« Proposez ce qui est faisable, ne cesse-t-on de me répéter. C’est comme si l’on me disait : Proposez de faire ce qu’on fait ; ou du moins proposez quelque bien qui s’allie avec le mal existant. » J-J. Rousseau.

« Depuis le temps que la France rayonne, je me demande comment le monde entier n’est pas mort d’insolation. » J-Fr. Revel.

Que la crise sanitaire présente et celle économique, sociale et financière qui va suivre, sans doute beaucoup plus longue et plus terrible encore pour les salarié-e-s et les précaires, elle a déjà débuté en fait, suscitent de nombreuses envolées lyriques, patriotiques et souverainistes relatives à la grandeur de la France et à la nécessité de renforcer son indépendance ; il n’était pas nécessaire d’être grand clerc pour le prévoir. Il y a longtemps déjà que les roulements de tambour, la Marseillaise, l’admirable drapeau tricolore, le coq vaillant de « nos campagnes », la sublimité des frontières et de l’identité nationale sont abondamment sollicités. N’oublions pas le ronflement sonore des ritournelles sur le « génie français » qui se caractérise, bien sûr, par un subtil mélange « d’esprit gaulois » et d’influences « cartésiennes. » Et pour conclure, évidemment, « la fierté d’être français » et d’appartenir à une nation à nulle autre pareille, « forgée à partir d’un peuple homogène depuis le paléolithique, et dont les grandes invasions n’ont que peu modifié le visage au cours des siècles [1] ».

Propos de nationalistes au front bas ? Non, écrit du grand historien Fernand Braudel qui, en 1985, déclarait aussi : « l’identité française s’impose à tout le monde, qu’on soit de gauche, de droite ou du centre, de l’extrême-gauche ou de l’extrême-droite. [2] » Quelques années plus tard, un autre historien, des Relais H celui-là, graphomane impénitent, grand débiteur de livres, passé du Parti communiste au socialisme mitterrandien avant d’être chevènementiste puis de soutenir Nicolas Sarkozy aux élections présidentielles de 2007, et académicien inquiet de la progression du « mal français », Max Gallo donc affirme : « on ne soignera pas » ce dernier « en se bornant à recourir à des réformes nécessaires – temps et contrat de travail, lutte pour l’emploi, etc. -, mais en affirmant que cette nation est digne d’être aimée, qu’on doit être fier d’être français. [3] »

À tout cela, le Rassemblement national et les Républicains, quelques personnalités, parmi lesquelles l’Hercule de la Vendée, Philippe de Villiers, et certains éditorialistes ajoutent depuis des années [4], à des degrés de moins en moins divers pour les seconds, des “touches” xénophobes, racistes et islamophobes. Classique involution ce qui ne la rend pas moins inquiétante. Au contraire puisqu’elle prospère désormais aussi du côté d’une certaine gauche ; celle qui, convertie à la gestion du monde tel qu’il est, prétend incarner une défense sourcilleuse de la République et de la laïcité afin de rétablir la grandeur de l’une et la rigueur de l’autre.

C’est dans ce contexte que Le Figaro a tiré Jean-Pierre Chevènement de sa retraite, lequel se prononce en faveur d’un « gouvernement de salut public » associant « toutes les forces vives » de la Nation, soutient Emmanuel Macron, défend le retour de planification et se déclare favorable à la « création d’un grand ministère de l’Industrie ». Son modèle économique et politique ? Les « Trente glorieuses » où la « France (…) a su remonter le courant en s’appuyant sur son État stratège et sur ses propres forces dans les domaines de l’aéronautique, de l’électronucléaire, du ferroviaire, etc. » Follement novateur, en effet, et parfaitement en phase avec les urgences environnementales et climatiques. Voilà qui devrait ravir le MEDEF. Arguant des efforts demain indispensables pour restaurer une croissance forte, ce dernier mène déjà campagne contre les contraintes “ bureaucratiques ” imposées au nom de préoccupations écologiques. Le refrain est connu. Il a justifié atermoiements, dérobades et courtermisme irresponsables. En attestent les propos, dignes de rester en bonne place dans la vaste Encyclopédie de la bêtise, de Nicolas Sarkozy-président déclarant, deux ans après la crise financière de 2008 : « Les questions d’environnement, ça commence à bien faire. »

Pour Jean-Pierre Chevènement, le monde d’après la pandémie, c’est le grand bond en arrière vers le monde d’avant ; celui passablement mythifié de la France forte des années 50-70, du productivisme tricolore, de la société de consommation et des beautés de la « dissuasion nucléaire. [5] » Pour ceux qui en douteraient, le même ajoute : « il est temps de revenir sur les concessions complaisantes faites aux Verts (…). Il faut rompre avec la technophobie, l’idéologie anti-science et l’hostilité à l’énergie nucléaire. » Lumineux et, au sens propre, désastreux puisqu’une telle politique économique ne ferait qu’accélérer la marche à l’abîme. Mais pour soutenir une pareille Restauration, il faut des femmes et des hommes. Aussi le « dogue de Belfort [6] » compte-t-il sur l’école et les grandes écoles pour rétablir « du patriotisme et du civisme chez les élites et dans le peuple. [7] »

La France rêvée de cet ancien socialiste ? Une combinaison singulière d’autoritarisme gaullien auquel s’ajoute le caporalisme moral et cocardier des fondateurs de la Troisième République soucieux d’instruire les classes pauvres jugées dangereuses au plan social, politique et des mœurs. À ce projet grandiose, Jean-Pierre Chevènement ajoute la nécessaire réforme des « élites » réputées fâcheusement cosmopolites parce que converties à la finance. Magnifique programme commun destiné à rassembler des Républicains les plus à droite aux débris du Parti socialiste en passant par certaines nuances de la macronie hâtivement converties aux nationalisations et au renforcement de l’État.

Remarquable exemple de somnanbulisme politique d’un homme qui vit toujours dans le monde d’hier, aujourd’hui en partie disparu, et vers lequel il voudrait faire régresser le pays. Classique rhétorique réactionnaire qui repose sur une interprétation hyperbolique des maux contemporains et sur une conception mythifiée du passé, celle-ci accentuant celle-là. « C’était mieux avant », telle est la formule synthétique chère à ces nationaux-républicains nostalgiques et à beaucoup d’autres. Avant, lorsque régnait un ordre social, moral et politique fermement établi au service d’un industrialisme triomphant. Stupéfiante cécité et surdité aux maux qui affectent gravement l’humanité et vont, si rien n’est fait, menacer dans un avenir relativement proche désormais des milliards d’hommes et de femmes. Mais pour les irresponsables responsables précités, qu’importe. Leur horizon ? La France d’abord et au-dessus de tout. Leur méthode ? De la démagogie à verse, des flots de « moraline » et « l’excitation » de « tout ce qu’il y a de bêtes à cornes dans le peuple [8] » et parmi les politiques qui exercent le pouvoir ou rêvent de le conquérir. Depuis le temps que les uns et les autres s’activent de la sorte, le troupeau, hélas, prospère.

Et sans doute prospère-t-il d’autant plus qu’une partie toujours plus significative des faibles forces des gauches défend à sa façon la thèse de l’exception française. « La France, déclare ainsi Jean-Luc Mélenchon (5 avril 2012), n’est pas une nation occidentale. Elle ne l’est ni du fait de son peuple bigarré, ni du fait qu’elle est présente dans tous les océans du monde, du fait qu’elle existe, vit et rayonne à proximité des cinq continents, de la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie, la Réunion, Mayotte, les Caraïbes…. Non, la France n’est pas une nation occidentale, elle est une nation universaliste. » Sublime morceau de bravoure qui aurait fait la joie d’Albert Mallet et de Jules Isaac ; ces historiens officiels dont les manuels ont servi dans l’enseignement secondaire de la Troisième, Quatrième et Cinquième République, jusqu’au début des années 70 ! En cette matière, l’Insoumis en chef fait preuve d’une soumission stupéfiante au grand roman national-républicain dont il reconduit les clichés les plus éculés qu’il légitime par là-même. Il se croit à la gauche de la gauche, et beaucoup le suivent en cette opinion : il patauge dans un marais singulier en fort mauvaise compagnie.

Colonisés, massacrés et chassés de leurs terres avant, pendant et après la guerre d’Ataï (1878), soumis au Code de l’indigénat (1887-1946), ce monument juridique du racisme d’État, les Kanaks savent ce qu’il en est des admirables beautés de « l’universalisme » triomphant. De même, ceux qui ont été exécutés sommairement voire achevés suite à la prise d’otages dans l’île d’Ouvéa en avril-mai 1988. Quant aux Antillais, qui paient encore le prix du long et terrible esclavage auquel furent soumis leurs ancêtres raflés en Afrique puis déportés dans les îles, ils connaissent eux aussi les douceurs infinies de la République : massacres de mai 1967 à Pointe-à-Pitre et ravages du chlordécone qui a contaminé 90 % de la population et pollué, sans doute pour très nombreuses années, terres, cours d’eau, rivages et mer. Par charité, nous tairons le rayonnement – atomique celui-là et bien réel – de l’Hexagone en Polynésie et les joyeusetés de la « présence » tricolore à Mayotte où 84 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, ce qui en fait le département le plus pauvre de France.

Pour Jean-Luc Mélenchon et d’autres dirigeants de la France insoumise, la pandémie et ses conséquences sanitaires, économiques, sociales et financières, confirment ceci : la nation est et demeure l’espace à l’intérieur duquel il est possible de résoudre les problèmes de l’heure et ceux qui surgiront à l’avenir. Ils sont rejoints par Emmanuel Maurel, ex-socialiste, qui salue le retour en force du « patriotisme économique » car « l’échelon national », trop « souvent délaissé » ces dernières années, est le « cadre privilégié de l’action publique ». Député novice au parlement de Strasbourg, Raphaël Glucksmann, qui prétend incarner une gauche novatrice, joint sa petite voix à cette chorale tricolore et déclare (20 avril 2020) : « ce qui doit primer, ce n’est pas l’idéal européen, c’est la nécessité de redevenir souverain. »

Gageons que ces fiers adeptes de la construction de la République dans un seul pays ne tarderont pas à adopter le slogan de ceux qui prétendaient hier construire le socialisme à la même échelle : « Produisons français. » Avec beaucoup d’autres, ils pourront ajouter, la main sur le cœur, le regard fixé sur la ligne bleue des Vosges et la voix grave de circonstance : « Achetons français. » Un tel acte sera désormais interprété comme sublimement « citoyen » et « patriotique » puisqu’il fera partie de ces petits gestes dont la somme permettra de soutenir « notre industrie », « nos artisans », « nos agriculteurs », « nos pêcheurs », « nos commerçants », « nos restaurateurs » et, bien sûr, d’œuvrer au rétablissement de « notre souveraineté » scandaleusement attaquée par le grand capital mondialisé. Version contemporaine, consumériste et prétendument progressiste du « plébiscite de tous les jours » cher à l’auguste Renan.

Tous pensent sans doute être fidèles à une conception républicaine héritée de la Révolution française. Il n’en est rien. D’une part, elles sont diverses, d’autre part certaines furent résolument cosmopolites et favorables au dépassement des États-nations perçus comme des menaces constantes pour la paix, la prospérité, les libertés des individus et des peuples, et le progrès des uns et des autres. Dans son testament politique et philosophique, rédigé en 1793 alors qu’il est en fuite après avoir été décrété d’arrestation par les Jacobins, Condorcet écrit : « les peuples sauront qu’ils ne peuvent devenir conquérants sans perdre leur liberté ; que des confédérations perpétuelles sont le seul moyen de maintenir leur indépendance ; qu’ils doivent chercher la sûreté et non la puissance. [9] » La République, pour laquelle il a élaboré un projet de constitution avec le citoyen des Etats-Unis Thomas Paine, comme horizon indépassable ? Nullement. L’avènement de ce régime dans un pays n’est qu’une étape avant que les peuples libres ne s’organisent de façon collective pour se donner à eux-mêmes un cadre institutionnel et politique nouveau, plus vaste et confédéral. Cette utopie concrète de la période révolutionnaire, qui est aussi celle de certaines Lumières radicales, a été marginalisée, occultée puis oubliée par les nationaux-républicains qui triomphent en 1875 et par leurs successeurs.

À ceux qui, à droite comme à gauche, s’inclinent pieusement devant Ernest Renan et louent sa conception de la nation dont ils ne retiennent que quelques formules célèbres répétées de façon pavlovienne, rappelons qu’il savait lui aussi que les nations sont des configurations transitoires. Elles « ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne probablement, les remplacera [10] », écrit-il en 1882.

Qui peut croire sérieusement que les problèmes économiques, sociaux, financiers et environnementaux présents et à venir peuvent être résolus à l’échelle de la France alors que nombre d’entre eux affectent déjà l’humanité tout entière et que des menaces toujours plus graves s’accumulent d’années en années ? « Patriotisme économique », répondent les responsables précités et beaucoup d’autres. Nombre d’entre eux se disent progressistes, ils ne sont au fond que des conservateurs myopes, dépourvus d’imagination et d’audace qui, incapables de penser les évènements, mobilisent de vieilles recettes nationales pour tenter de répondre à des enjeux inédits par leur ampleur et leur complexité. Faire ce qui s’est déjà fait et persévérer dans cette voie, telle est leur boussole. Parée des atours du réalisme, cette écholalie n’est pas seulement dérisoire, elle est aussi dangereusement irresponsable. Quelle alternative opposer à ces républicains comme à ces socialistes cocardiers et impuissants, et impuissants parce que cocardiers ? Le 21 août 1849, dans un discours prononcé au congrès des amis de la paix universelle, Victor Hugo en appelait à la création des « Etats-Unis d’Europe. » Et si l’on ajoutait socialistes ?