Christiane Passevant
Matthias et Maxime de Xavier Dolan (VOD 30 mars)
Article mis en ligne le 5 avril 2020
dernière modification le 8 avril 2020

par C.P.

Matthias et Maxime
Xavier Dolan (VOD 30 mars)

Un simple baiser devant la caméra, un baiser, que l’on ne voit d’ailleurs pas, pour un court métrage étudiant intitulé Limbes et voilà que le trouble s’installe dans une amitié depuis l’adolescence. Comment ce geste anodin, une « niaiserie » comme dit Maxime, peut-il remettre en question des liens affinitaires, la complicité et des choix de vie ? Xavier Dolan revient à ses thèmes de l’amitié, de l’attirance sexuelle, mais plus encore à celui des conventions sociales qui impliquent le choix de l’identité et du genre. La virtuosité des dialogues, le naturel des comédien.nes ont à voir avec le charme d’un film attendu certes par le sujet traité, puisque tous les ingrédients de l’œuvre de Dolan s’y trouvent, mais devrait-on pour autant bouder son plaisir et ne pas goûter l’agencement d’une histoire qui se fait sociologique par rapport au milieu dépeint dans le film.

Matthias et Maxime, la trentaine, sont amis depuis l’adolescence et, presque à leur insu, au seuil de la maturité, d’un choix de vie… Le film aurait tout aussi bien s’intituler « Matthias, Maxime et leur bande », car le film se déroule dans le contexte d’une amitié post-adolescente en lisière de l’âge adulte, où tout semble encore permis, des beuveries, des jeux aux farces potaches. Cependant malgré la cadence frénétique des dialogues, la caméra qui virevolte, les accélérés ou les images en ralenti, le décalage avec une réalité qui les rattrape n’en est que plus fortement souligné. Peut-être l’aspect le plus attachant du film est-il, plus encore que l’intrigue, la part documentaire et sociologique, les différences de classe y sont traitées avec nuance, par exemple le milieu social des deux amis. Matthias travaille dans une banque, son père est banquier à Chicago, d’où sa maîtrise de la langue anglaise, ce qui n’est pas le cas de Maxime dont la prestation en anglais étonne la buveuse de bière assise près de lui, amusée et le prévenant que personne ne le comprendra en Australie. Maxime est barman, s’occupe de sa mère addict et a a décidé de quitter le pays, d’aller voir ailleurs « pour changer d’air » tandis que Matthias pense à sa carrière. Son responsable d’agence veut d’ailleurs lui confier plus de responsabilités, « ton père serait fier de voir son fils gravir les échelons ».

Dès le début du film, le réalisateur met en place une sorte maillage de détails critiques fort intéressants si l’on s’attache à ses clins d’œil sur la société québécoise : le club de sport, l’embouteillage et soudain le plan sur un panneau publicitaire pour « le Pain Sainte-Famille » représentant la famille hétérosexuelle « normale », le père, la mère et les deux enfants ; plus tard est évoqué, en passant, les relations économiques entre le Canada et les Etats-Unis. Le décor en arrière plan est évidemment révélateur, les maisons, les appartements, les objets, le briquet, le water bed, les lieux de rencontre, etc.. Et il y a le langage, débité en quatrième vitesse, son humour jaillissant, le mélange des idiomes, qui crée aussi l’ambiance du film et illustre le choix du réalisateur de ne pas sacrifier aux normes d’un cinéma international.

Érika, la réalisatrice du court métrage et sœur de Rivette, va, sans le vouloir, être à l’origine de la rupture entre la post-adolescence et le monde adulte de Matthias. D’où le « fucking bet » et le baiser filmé. Érika représente la génération plus jeune qui refuse de se définir par les étiquettes, du moins le croit-elle, emploie une langue quelque peu provocante et « dénaturée », d’où le commentaire ironique de son frère : « elle a le don d’utiliser six mots sur cinq en anglais. 24 000 dollars par année pour parler comme une pouffe et instagrammer son dej ! ». Encore une autre indication qui s’insinue ainsi au détour des dialogues : le prix des études supérieures, inabordables pour les classes populaires.

Instabilité des personnages, recherche de leur place dans la société (mais avec quels repères ?), crainte d’affronter le futur, de s’assumer en dehors des codes, trouble des désirs intimes, blessures… Peut-être Matthias l’exprime-t-il avec le plus d’acuité : « Il faut que je m’éloigne de cette bande » dit-il à Sarah, sa compagne. Mais le peut-il ? C’est toute l’ambiguïté de son personnage, plus à vif sans doute et pris dans un rôle social qu’il recherche et rejette tout à la fois. S’affranchir du « me, myself and I » n’est pas simple non plus. L’épisode de Kevin, jeune avocat de Toronto, est aussi révélateur du malaise entre les cultures des deux parties du pays et de la dépendance aux Etats-Unis. Kevin joue le jeu de l’ultra-libéralisme « conscient » et déclare : « Dans notre société, tout est basé sur la possession. Nous ne sommes pas des humains, mais des animaux », tout cela sur fond de go-go dancing dans une boîte à deux balles.

Le film est partagé en plusieurs moments courts, marqués par des cuts au noir et le décompte des jours précédant le départ de Maxime. Deux périodes principales se détachent toutefois dans la construction du récit : avant et après le baiser filmé. Deux périodes scindées par l’épisode de la nage quasi désespérée de Matthias dans le lac. Un passage aquatique d’une très grande beauté filmique comme un retour à l’innocence et à la recherche de soi, une sorte de passage initiatique. Le trouble prend ici une dimension onirique et poétique très impressionnante. L’affaire sentimentale, si elle est au centre du récit, est finalement presque secondaire, elle est supplantée par le portrait d’une société et de ses caractéristiques intergénérationnelles. Le rôle des mères est en cela étonnant, toute une génération qui fait penser aux films de Denys Arcand (Le déclin de l’empire américain, Les invasions barbares…) et au gap entre les deux générations, sans parler de celui avec les générations suivantes.

Le récit prend place quelques semaines avant et jusqu’au départ de Maxime en Australie, mais au delà du film écrit, produit, réalisé et monté par Xavier Dolan, interprétant Maxime, est-ce une nouvelle étape de ce réalisateur prolifique ? On a l’impression qu’il y a là un condensé de tous les sujets qu’il a abordé jusqu’alors, une sorte de conclusion avec des effets visuels superbes, drôles, inventifs. On n’est pas près d’oublier le plan des lignes jaunes de la route (façon Lost Highway), en quittant la ville, qui panote lentement sur la découverte de la nature canadienne. Non plus la scène de bagarre entre les amis au cours d’une fête arrosée, qui s’interrompt brusquement par un « Ta gueule la tâche » lancé à Maxime.

Matthias et Maxime, est-il un film à la croisée du parcours cinématographique de Xavier Dolan ? Peut-être… Il est dans tous les cas une révélation des talents Outre-Atlantique et un film à voir et revoir.
Matthias et Maxime est à découvrir en VOD depuis le 30 mars. DVD fin le 31 mai