Christiane Passevant
L’Âcre parfum des immortelles de Jean-Pierre Thorn (23 octobre 2019)
Article mis en ligne le 3 novembre 2019

par C.P.

L’Âcre parfum des immortelles
Film de Jean-Pierre Thorn

L’Âcre parfum des immortelles mêle au parcours d’un cinéaste engagé la part intime, le souvenir de son amante disparue, c’est ce qui donne son originalité et plus de force au récit du film. Les premiers pas dans la forêt de pins, la naissance du désir amoureux et celui de changer le monde, l’osmose d’un couple. Avec en exergue cette citation de Milan Kundera extraite du Livre du rire et de l’oubli : « Pour liquider les peuples on commence par leur enlever la mémoire. On détruit leurs livres, leur culture, leur histoire. Et quelqu’un d’autre leur écrit d’autres livres, leur donne une autre culture et leur invente une autre Histoire... ».

« Que reste-t-il de nos rêves, de notre rage, de nos utopies ? » Le questionnement court tout au long du film, de même que le désir de changer le monde. Car les questions posées et la remontée dans le temps des luttes qu’opère Jean-Pierre Thorn sont une façon de dire aussi que lutter, ne jamais baisser les bras ni renoncer sont autant de signes que la révolte est toujours là. Jean-Pierre Thorn le sait, lui qui n’a jamais cessé de filmer, de se faire l’écho des révoltes jusqu’à aujourd’hui, lorsqu’il découvre, sur un rond point, la solidarité et la colère de Gilets jaunes.

L’Âcre parfum des immortelles est une longue lettre filmée adressée à Joëlle, l’échange de paroles écrites de deux amants, ponctué à chaque instant par l’idée d’engagement, incontournable. « Je te cherche » dit Jean-Pierre en mettant à l’évidence un itinéraire qui n’a jamais dévié depuis Oser lutter, oser vaincre, Flins 68, Le Dos au mur (1980) ou encore Je t’ai dans la peau (1990), jusqu’à Faire kiffer les anges (1996), On n’est pas des marques de vélo (2002) ou 93 La Belle rebelle (2007-2010), sur la résistance musicale. Je t’ai dans la peau, long métrage de fiction, est peut-être le film le plus poignant, inspiré de la vie d’une syndicaliste, Georgette Vacher, suicidée en 1981.

Mai 68, le travail en usine, la lutte syndicale, l’autogestion et le mouvement hip hop tracent un lien constant dans son désir de comprendre les classes populaires et leur force de création résistante. Sans doute est-ce pour cela que Jean-Pierre Thorn choisit de s’exprimer par le truchement de plusieurs formes cinématographiques, les films militants, longs et courts métrages, fiction et documentaires qui finalement se rejoignent dans une même démarche : donner la parole à celles et ceux qui doivent la boucler.

La rage est toujours présente, d’ailleurs en retrouvant celles et ceux qui ont témoigné dans ses films, Jean-Pierre Thorn en fait la démonstration. Les paroles s’enchaînent dans toute leur diversité : « le capitalisme gagne parce qu’il a la panoplie pour nous faire plier » ; « Ici les privilégiés s’installent » ; « Faut éviter de penser à tout ça. Ils n’ont plus la mentalité que nous avions… » ; « Y’en a qui ont du s’en mettre du pognon dans les poches ! » ; « J’y crois plus beaucoup… » Liberté de penser, de circuler, droit à la différence… On ne changera peut-être rien avec un livre ou un film, mais ajoute Nacera : « Merci d’être là au mauvais endroit ! »

Une rage qui s’amplifie, qui se cherche aussi, qui analyse… Et qui surtout refuse de penser que tout est foutu. Si un golf a remplacé l’usine rasée, il faut croire que les gens d’en bas prenant des initiatives sans consignes syndicales, ont fortement dérangé ! Il faut résister à l’éradication de l’histoire ouvrière, arrêter de subir et d’être asservi.es.

Le film de Jean-Pierre Thorn se construit d’une séquence à l’autre, du passé au présent, de l’intime au collectif dans un montage à la fois rythmé et subtile qui crée des liens entre les différentes périodes, les formes de narration et les entretiens. Une narration soutenue par la lecture des lettres de Joëlle, par Mélissa Laveaux en voix off, qui donne une résonance à la fois toute proche et lointaine. « Rien de ce qui a existé ne peut mourir ». À l’image, les très belles photos de Joëlle, souriante, photos d’un geste, d’un mouvement de bras ou de nuque…

« Je ne supporte plus les campagnes de dénigrements systématiques dont ce soulèvement populaire est victime de la part du gouvernement et des médias qui défendent les intérêts d’une élite corrompue. Je ne supporte plus que ce soulèvement soit systématiquement qualifié de “factieux”, “antisémite”, “raciste”, “violent” etc... etc... Pour mieux justifier la répression brutale et sans précédent dont il est victime... D’où pour moi la nécessité absolue de rendre leur fierté et respecter l’intelligence collective de ses acteurs. Inscrire ce soulèvement dans la continuité des utopies de 68 et de l’insurrection des banlieues de l’automne 2005. […] J’ai le sentiment que s’inventent aujourd’hui de nouvelles formes de représentations du peuple. »

Merci pour ce film poétique, personnel et politique… À voir absolument.

L’Âcre parfum des immortelles de Jean-Pierre Thorn est sur les écrans depuis le 23 octobre.