Christiane Passevant
Le Capitalisme patriarcal de Silvia Federici (La fabrique)
Article mis en ligne le 23 septembre 2019

par C.P.

Le Capitalisme patriarcal
Silvia Federici (La fabrique)

Comment faire tourner les usines sans les travailleurs vigoureux, nourris, blanchis, qui occupent la chaîne de montage ? Loin de se limiter au travail invisible des femmes au sein du foyer, Federici met en avant la centralité du travail consistant à reproduire la société : combien couterait de salarier toutes les activités procréatives, affectives, éducatives, de soin et d’hygiène aujourd’hui réalisées gratuitement par les femmes ? Que resterait-il des profits des entreprises si elles devaient contribuer au renouvellement quotidien de leur masse salariale ?
La lutte contre le sexisme n’exige pas tant l’égalité de salaire entre hommes et femmes, ni même la fin de préjugés ou d’une discrimination, mais la réappropriation collective des moyens de la reproduction sociale, des lieux de vie aux lieux de consommation – ce qui dessine l’horizon d’un communisme de type nouveau.

« Si dans le travail, on inclut le travail de soin, le travail de reproduction de la vie, qui reste statistiquement le premier secteur de travail dans le monde, il est évident que la plus grande part de ce travail ne peut pas être « technologisée ». Certains aspects de ce travail le sont : beaucoup de gens utilisent la télévision pour garder les enfants, par exemple, ou rêvent que des petits robots fassent le ménage et accomplissent toutes les tâches — on annonce même qu’ils vont devenir nos colocataires. Je crois que ce n’est pas la société que nous voulons. On nous prépare une société où les gens seront toujours plus isolés. Je crois qu’on peut affirmer que cela ne cadre pas avec une perspective d’émancipation. Le féminisme nous permet de corriger les visions marxistes actuelles qui pensent que la technologie peut être émancipatrice en elle-même. […]

Je voudrais souligner que le problème du travail de reproduction et de sa dévalorisation est un problème construit dans une société où ce travail n’est pas en soi particulièrement dégradant ou peu créatif, comme beaucoup de féministes le pensent aussi malheureusement. C’est devenu un travail qui opprime celui qui l’accomplit parce qu’il est accompli dans des conditions qui restent hors de notre contrôle. À l’heure où un changement social est plus nécessaire, et avec ce regard marxiste-féministe, je crois que le changement doit commencer par une réappropriation du travail de reproduction, des activités de reproduction, par leur revalorisation, dans la perspective de la construction d’une société dont la fin, dans les termes de Marx, serait la reproduction de la vie, le bonheur de la société même et non l’exploitation du travail. »

À la lumière des derniers événements, notamment en Pologne et dans certains états des Etats-Unis, où les droits des femmes de procréer ou non sont remis en question par de nouvelles lois ou des décrets, où la criminalisation de l’acte d’interruption de grossesse, même en cas de viol ou d’inceste, devient la règle, il est sans aucun doute temps d’analyser ce que signifie, dans une société capitaliste, le contrôle de la sexualité, de la natalité, de la reproduction… Il faut poser la question sur la stratégie de cette nouvelle forme de régression qui se développe, de ce nouveau backlash, arrivé à fort à propos dans ce tournant de civilisation idéalisée, tournant qu’on nous annonce comme libérateur. Libérateur, mais pour qui ? Certainement pas pour les femmes au vu des lois et autres « crises de la masculinité ». Cela ressemble même à une volonté de remise au pas, dans le « droit chemin », des femmes qui ont pensé pour acquis des droits octroyés après de longues luttes. Il faut également rappeler le souhait du président de la République française de relancer une politique nataliste, après d’autres assertions sur le mode le « peuple français » ne travaille pas assez et, dans la foulée, remettre sur le tapis le service national obligatoire… Cela rappelle le slogan — travail, famille, patrie — qui a fait flores dans des temps d’obscurantisme social et politique… C’est pourquoi il est important que des écrits reviennent sur les fondements mêmes qui régissent ces tendances.

Dans le Capitalisme patriarcal, Silvia Federici rappelle, en ouverture de ses réflexions, qu’il est fondamental de garder à l’esprit que la société capitaliste « se perpétue en générant des divisions, des divisions fondées sur le genre, sur la race, sur l’âge. » Si l’on prend l’exemple de l’idée de naturalisation de la féminité, « au nom de laquelle on assigne des tâches, des façons d’être, des comportements. Cette naturalisation remplit une fonction disciplinaire essentielle. » Au cas où les femmes se permettent de remettre en question l’assignation aux tâches désignées comme étant leur domaine naturel, elles sont considérées comme des femmes « mauvaises », certainement pas comme des femmes en lutte ! C’est pourquoi examiner « les mécanismes et les processus historiques qui ont conduit à la dévalorisation et à l’individualisation du travail domestique et à sa naturalisation comme “travail des femmes” », est une priorité en écho à la phase de régression des droits des femmes.

Si l’on prend l’exemple des écrits de Marx considérant que la lutte féministe est une « composante » d’un mouvement de libération et de changement social, il n’a cependant pas analysé « la forme spécifique d’exploitation des femmes dans la société capitaliste moderne. » En effet, il analyse le travail des femmes dans l’industrie, mais il ne tient pas compte du travail domestique, ni de la double journée de celles qui travaillent, ni du confinement et de la dépendance des autres. Pourtant la relation production/reproduction permet de « penser le travail de reproduction comme le pilier de toutes les formes d’organisation du travail dans la société capitaliste. » Autrement dit : « un travail façonné par le capital pour le capital, un travail absolument adapté à l’organisation du travail capitaliste. »

La création de la famille prolétaire, entre 1870 et 1910, répond alors à la demande capitaliste, induisant de nouvelles formes de hiérarchie patriarcale. Le développement industriel qui doit, selon Marx, favoriser à terme un rapport plus égalitaire entre les hommes et les femmes, aboutit, à cette époque, à une perte d’autonomie des femmes qui se retrouvent, pour certaines au foyer, dépendantes de l’homme. Le salaire tient un « rôle essentiel dans le développement capitaliste ». C’est un des moyens pour instaurer des rapports sociaux de domination ; en quelque sorte, l’homme « devient le contremaître du travail non rémunéré de la femme », en conséquence, cela entraîne son exclusion de la sphère des droits, l’invisibilité du travail domestique et la naturalisation des mécanismes d’exploitation.

Dans les années 1960-1970, le mouvement féministe se révolte contre ce modèle de famille. Le féminisme est alors « synonyme de recherche d’autonomie, de rejet de la soumission des femmes dans la famille et dans la société (en tant que travailleuses non reconnues et non payées), de soulèvement contre la naturalisation des tâches domestiques et pour la reconnaissance du travail domestique comme travail. » Il faut souligner que jusqu’alors « le lieu de la lutte anticapitaliste était l’usine, et non la communauté ».

Le capitalisme patriarcal est un essai percutant et passionnant, qui pose, de manière originale et directe, des questions rarement abordées. Silvia Federici analyse au prisme du féminisme les dérives, les conséquences liées à l’exploitation capitaliste du travail, qu’il s’agisse des rapports sociaux de domination, de l’invention de la ménagère, du travail sexuel, de la tentative de subordination du mouvement féministe à la « gauche », la volonté d’exclure les femmes du processus révolutionnaire ou encore le mythe du « progrès » menant à l’émancipation. « Après deux siècles d’industrialisation, on peut voir que, si la fin du capitalisme n’est toujours pas à l’horizon, partout où l’égalité sur le lieu de travail a été réalisée ou améliorée, c’est le résultat de la lutte des femmes et non un cadeau de la machine. »
La revendication pour l’égalité salariale de même que la lutte contre les discriminations doivent être conduites parallèlement à la réappropriation collective des moyens de la reproduction sociale dans le cadre du combat pour une société antipatriarcale, sans hiérarchies, anticapitaliste, et pour la préservation de l’environnement.

Deux sujets préoccupent Silvia Federici depuis plusieurs années, l’influence des évangélistes en Afrique, en Amérique latine et aux Etats-Unis, de même que le retour d’une image présentée comme négative de la sorcière, qui coïncide avec un backlash des plus inquiétants.
À suivre…