« Il est pas facile de raconter à présent »
Crise de l’expérience et création artistique après la Grande Guerre
Sous la direction de Luca Salza (éditions Mimésis)

Dans les années 1930, Walter Benjamin élabore une thèse essentielle sur l’héritage culturel de la Grande Guerre : les soldats auraient perdu la capacité de raconter leur expérience de la guerre, face à un univers dominé par les machines de mort : « l’effrayante amplitude du dispositif des armes et des stratégies nouvelles mises en acte par cette guerre, comme les tranchées, les gaz, la puissance inédite des obus, l’apparition des avions sur les champs de bataille et la déferlante de toutes les autres inventions techniques ont donné à la Grande Guerre le nom de “guerre de matériel” ». Céline semble confirmer la thèse de Benjamin lorsqu’il fait dire à son personnage du Voyage au bout de la nuit : « Il est pas facile de raconter à présent ».
La Grande Guerre ébranle l’expérience ; et ceux qui l’ont vécu « sont plongés dans une “pauvreté“ inédite qui concerne toute l’histoire de la civilisation. » Il n’y a plus de parole en partage, « le conteur a disparu ». Ceux qui en réchappent, « ceux qui réussissent à survivre ne peuvent rien dire, ou si peu. Ils ne sentent plus rien. Ils s’emmurent dans le silence. Ils ne font aucune « publicité » à la guerre.
Situés hors de ce monde, hors de leur vie, ils n’en parlent guère. Ils deviennent muets. » La Première Guerre mondiale nous a plongés dans la barbarie.
« Il est pas facile de raconter à présent ». Crise de l’expérience et création artistique après la Grande Guerre est un essai collectif pour tenter d’explorer les possibilités d’une conception positive, nouvelle de la barbarie en suivant des artistes, des philosophes, des cinéastes qui se confrontent à la question de la catastrophe et à l’impossibilité, pour ceux qui l’ont vécue, d’en parler. Toutefois, le silence ne signifie certainement pas l’absence de choses à dire, « il exprime plutôt une stratégie de rupture et de résistance ».
Extrait
« Ne détruisez pas que cela. Pendant que vous y êtes détruisez tout.
L’acte de création à l’époque de la catastrophe »
Luca Salza
Dans les années 30, Benjamin remarque que les soldats sont revenus « muets » du champ de bataille, « plus pauvres en expérience communicable ». L’effroyable déploie- ment de la technique, la mort à l’échelle industrielle, le silence du « no man’s land » ont totalement dévalorisé l’expérience : la catastrophe ne peut être racontée. La Grande Guerre détruit les liens de l’expérience et, par là, met à terre tout notre patrimoine culturel. Il n’y a plus de possibilité de « transmission », le cœur de tout humanisme : ceci nous jette dans une « pauvreté » inédite, que l’on peut qualifier d’« une nouvelle espèce de barbarie ». Or, la thèse de Walter Benjamin se complète dans un versant « positif », lorsque le philosophe allemand décèle dans cette catastrophe la chance d’« une conception nouvelle de la barbarie ». Il se réfère à ces « créateurs » qui ont la capacité, tels les barbares, de « recommencer au début ». Ils ne proposent pas une expérience nouvelle (artistique ou politique), ils restent sur la « table rase », ils se libèrent de toute expérience et aspirent à un espace vide, à un désert, à un « no man’s land », « dans lequel ils peuvent faire valoir leur pauvreté ». La thèse de Benjamin se fonde sur le travail de certains artistes (Klee, Loos, Scheerbart), mais, d’une manière générale, elle peut être lue aussi comme un contrecoup théorique des positions des avant-gardes qui, à partir des années de guerre, face à une civilisation de l’industrialisation du massacre, prônent un nouveau devenir barbare. L’homme « pauvre » après la guerre, dont parle Benjamin, n’est pas vraiment différent de l’homme « pur », dont parle Dada. La guerre conduit l’homme vers un dénuement complet, caractéristique d’un âge de la barbarie. Cette indigence devient positive dans la mesure où elle pourrait être la condition d’un éventuel nouveau départ.
En effet, je propose de lire dans les lignes suivantes la conception positive de la barbarie de Benjamin également comme un écho du travail destructif, négatif que mènent les avant-gardes, du manifeste Dada 1918, jusqu’au manifeste surréaliste de 1925 : « Nous sommes certainement des barbares, puisqu’une certaine forme de civilisation nous écœure ». Il s’agit simplement d’ouvrir un espace vide, dans le vide des ruines.