Christiane Passevant
Los Silencios de Beatriz Seigner (3 avril 2019)
Article mis en ligne le 9 avril 2019
dernière modification le 10 avril 2019

par C.P.

Dès la première scène, Los silencios entraîne le public dans un monde à la fois mystérieux, inquiétant et quotidien. Une barque glisse dans la nuit vers une berge indistincte et, en débarquent une femme et ses deux enfants, Nuria et Fabio, de 12 et 9 ans. On apprend que la famille a fui son village, après l’exécution du père, pour se réfugier sur l’île au milieu du fleuve Amazone, située à la frontière de la Colombie, du Brésil et du Pérou. Une île étrange, immergée une grande partie de l’année et occupée essentiellement par des réfugié.es, des déplacé.es fuyant les violences des groupes paramilitaires, des FARC et de l’armée. La mère, Amparo, se sent exclue, même si elle a de la famille sur l’île. Elle tente de survivre et d’inscrire ses enfants à l’école. Sans que l’on sache comment, son mari disparu rejoint la famille de temps en temps dans leur cabane sur pilotis.

Los silencios est un conte fantastique, où la vie et la mort n’ont plus de frontières rationnelles, c’est en même temps une chronique sociale sur la vie des déplacé.es venant de Colombie. Des gens simples, piégés malgré eux par un conflit permanent. Et lorsqu’un promoteur arrive avec un projet de construction sur l’île, la communauté comprend rapidement la menace d’expulsion qui se précise alors. Plutôt que de fuir à nouveau — et pour aller où ? —, l’idée est d’interroger les morts qui vivent sur l’île, dans ce monde parallèle autour de vivants. Des anciennes croyances, peut-être, mais sait-on jamais qui est vivant et qui est mort.

Le film fait écho à deux questions fondamentales que souligne Beatriz Seigner : « comment survit-on après avoir perdu un être cher et peut-on pardonner à ceux qui nous l’ont pris ? En termes de mise en scène, ces questions impliquaient de ne pas être dans l’emphase, de ne faire aucun travelling, d’utiliser la musique a minima — qu’on entend juste au début et à la fin du film. Tout le reste repose sur des sons organiques et naturels : l’eau, le vent, le coassement des grenouilles, le bruissement des feuilles, du bois. » Cela crée une impression magique d’un monde de l’entre-deux, accentuée par l’utilisation de peintures fluorescentes sur les visages.

Dans la première assemblée, celle des vivants, on discute de la vie de la communauté, dans la seconde, celle des morts, on écoute. Ces assemblées, la réalisatrice les a filmées en caméra libre, sans diriger ni interrompre, en laissant la vie du groupe entrer littéralement dans le film : « Les villageois parlent avec leurs mots. Je ne voulais pas travestir la situation [explique-t-elle], mais en être le témoin silencieux. Cette île a un fonctionnement social précis et élaboré. On ne prend pas, seul, les décisions, mais en collectivité. Les habitants se réunissent au minimum une fois par semaine pour débattre et voter. Partout où vous allez en Colombie, vous trouvez ce genre d’organisation sociale participative. Pour la séquence de l’assemblée des morts, là encore, nous ne voulions rien écrire mais laisser libres les mots de ceux qui avaient souffert de la guerre. »

Lors de la rencontre avec Beatriz Seigner, la première question a porté sur le choix du titre, Los silencios. Était-ce pour installer, dès le départ du film, un entre-deux mondes, une perception entre fiction et réalité ? Ou bien pour illustrer le fait que ces populations n’ont pas le droit à la parole ?

Beatriz Seigner  : Je crois que Los Silencios signifie la communication avec des personnes disparues, c’est aussi un endroit où la perception des sons est importante, que ce soit d’autres personnes, de la nature, ou de quoi que ce soit. Il se trouve que lorsque je faisais ma recherche, de nombreux réfugié.es vivant à la frontière faisaient référence à ce monde parallèle. Alors je me suis dit que peut-être c’était le titre du film.

Christiane Passevant : Le début du film se passe dans le silence, c’est très mystérieux, on ignore où l’on est et si ce voyage en bateau est une fuite. C’est un silence pesant et même bruyant si je puis dire…

Beatriz Seigner : Nous avons beaucoup utilisé les sons de la nature pour créer une atmosphère de suspens. On ignore ce qui se passe sur la rivière, sur la frontière et même dans le bateau. Et bien sûr il y a la fillette qui ne dit mot durant tout le film. Elle ne s’exprime qu’à la fin du film. Le titre amène le public à s’interroger sur ce qui se passe ou va se passer, pourquoi les gens ont peur de prendre part au récit.

CP : En fait, cela stimule l’imagination…

Beatriz Seigner : C’est très spécial pour moi d’avoir ainsi la contribution du public. Mes films préférés sont ceux qui ont suscité mon imagination et ma créativité, simplement parce que tout ce n’est pas sur l’écran. J’ai voulu qu’une grande part de l’action se passe en dehors du cadre ; c’est parfois totalement obscur à l’intérieur du cadre et on ne voit que partiellement l’image. C’est pourquoi il y a tout ce travail sur les sons, qui décrivent quelque chose que l’on ne voit pas distinctement, mais qui est présent, des pas, des bateaux qui passent, des tirs lointains, et immédiatement, on imagine la guerre… En suggérant ainsi grâce aux sons, on garde le public attentif au déroulement de l’histoire. C’est comme faire un film ensemble.

CP : À propos de cette île, elle est très spéciale aussi, située en bordure de trois pays, Brésil, Colombie, Pérou. Par ailleurs elle est entièrement recouverte d’eau une partie de l’année, donc peut représenter une menace. On voit la multitude de petits ponts, des passages entre les maisons. As-tu choisi cet endroit pour amplifier la notion de danger et d’incertitude ?

Beatriz Seigner : Je cherchais une communauté et ce type de maisons, un endroit envahi par l’eau… En même temps que grandit la tristesse de la mère. Il y a un plan où l’on voit l’eau entrer dans la maison et l’image d’après, ce sont les pleurs de la mère. Alors lorsque j’ai trouvé cette île, c’était parfait, car l’île est immergée pendant plusieurs mois. Dans cette île au milieu du fleuve Amazone, ne vivent, depuis vingt ou trente ans, que des réfugié.es qui organisent leur vie au mieux en communauté. C’est un endroit entre plusieurs mondes, plusieurs pays, plusieurs langages, plusieurs modes de vie, de même qu’entre réalité et fiction avec des déplacées, à la frontière de beaucoup de choses. Donc la rencontre était parfaite. De plus, lorsque j’ai entendu parler de leur résistance pour rester vivre sur l’île, j’ai entièrement réécrit le script pour que la communauté soit présente dans le récit et joue dans le film. Le président de la communauté interprète son rôle de responsable dans la lutte contre la construction d’un casino, qui a pour but l’expulsion des habitants qui jouent également dans le film.

CP : Le film montre d’une part la lutte, la guerre, la nuit et, d’autre part, la présence du capitalisme et de l’idéologie du profit.

Beatriz Seigner : C’est cela. Dans cet entre-deux, le peuple se retrouve aussi entre plusieurs cultures. C’est dans ce type d’endroit, entre-deux, qu’intervient la magie et c’était formidable pour moi de tourner un film dans cet environnement. Le capitalisme est très présent en Amérique du Sud. Le besoin de réformes concernant la terre est quelque chose qui dure depuis 500 ans, dans toute l’Amérique du Sud. Il y a quelques jours, une femme m’a demandé de lui parler des quatre éléments dans le film : « il y a l’eau que l’on voit durant tout le film, le feu à la fin, on entend le vent qui passe dans les maisons en même temps que les fantômes, mais qu’en est-il de la terre ? » C’est vrai, ai-je dit, la terre a tout le temps été confisquée aux personnes qui l’habitent. Lorsqu’elles se fixent quelque part et décident de créer un village, construire des maisons, une école, de vivre en communauté, elles en seront un jour ou l’autre chassées, parce que leur terre est confisquée. La terre est un enjeu crucial en Amérique du Sud.

CP : Lula avait facilité l’accès au travail pour les déplacé.es. Mais à présent, quelle est l’influence des Etats-Unis dans la région, et en Amérique du sud, depuis que Trump est président ?

Beatriz Seigner : Les Etats-Unis ont neuf bases militaires en Colombie. Tu imagines dans un si petit pays neuf bases militaires ! Il y en a encore peu au Brésil, mais je pense que cela va changer et qu’il y en aura plus dans le contexte politique. La guerre contre la drogue est le prétexte pour installer des bases militaires états-uniennes partout sur le continent et contre des populations vulnérables. C’est en légalisant la drogue que l’on peut dépasser le problème, en le traitant sous l’angle de la santé, non pas comme un enjeu criminel. Mais tout est une question de profit, notamment avec l’abondance du pétrole dans tous ces pays. Les importations au Venezuela sont bloquées depuis deux ans, donc la plupart des aliments provenant de Colombie et du Brésil, je pense que ce qui se passe actuellement est criminel. Bien sûr, les gens partent pour s’en sortir et survivre. La véritable raison est le pétrole, la population ne les intéresse pas, un black-out est imposé pendant deux ans et ils envoient maintenant de l’aide humanitaire, alors qu’en Haïti qui en a besoin depuis longtemps, rien n’est fait. Trouver du pétrole dans un pays est peut-être une chance, mais en l’occurrence c’est une sorte de malédiction. En 2016, lorsque Dilma Rousseff a été chassée de la présidence du Brésil, sans qu’elle ait commis de crime, la cause en était la découverte de nouvelles sources de pétrole ; du pétrole obtenu par fracturation et déjà vendu aux multinationales pour quasiment rien. Nous ne savons pas ce qu’il va se passer, je crains que nous devenions un nouveau Moyen-Orient. On pense à une guerre, Bolsonaro est très lié à l’église et a des milices, des organisations criminelles responsables de l’assassinat de Marielle Franco, militante des droits humains, et de son chauffeur. Un des assassin est étroitement lié au président, un autre à son fils, de plus ils ont le soutien de l’église, qui a d’énormes moyens financiers et possède une chaîne de télévision. Ces organisations criminelles, héritières des escadrons de la mort, sont extrêmement dangereuses et font régner la terreur, un mélange de paramilitaires et de religion.

CP : L’église au Brésil est-elle plus liée aux évangélistes ou à l’opus dei ?

Beatriz Seigner : les évangélistes ont plus d’influence sur la population, l’opus dei c’est plutôt sur les classes supérieures. Les évangélistes ont une chaîne de télévision, des chaînes de radio, des églises dans chaque quartier, dans chaque favella, et ils sont au gouvernement. J’ai lu, il y a quelques jours, que le ministre de l’Éducation est évangéliste. Il est question de se servir de la bible pour éduquer les enfants et de changer tout le programme d’éducation nationale. On enseignera les maths avec la genèse, l’éducation sera sous la coupe des évangélistes et des militaires. Cela fait très peur, car ils sont très puissants. Le vice-président, également un militaire, place ses représentants un peu partout. C’est terrible et triste.

CP : Nuria, la petite fille, est impressionnante par son silence et l’on ne sait pas dans quel monde elle est. Quel est le lien entre Nuria et ton enfance ?

Beatriz Seigner : Nuria, je l’ai vraiment découverte durant le tournage, mais je ne veux pas en dévoiler plus. Son personnage est inspiré de l’histoire d’une amie qui a vécu quelque chose de similaire. Moi-même, lorsque j’étais enfant, mon père était recherché par la police et quand il venait à l’école pour m’emmener chez lui, je gardais les yeux fermés pendant tout le trajet pour ne pas reconnaître l’endroit où il vivait de peur de le trahir en parlant à mes ami.es ou si la police m’interrogeait. J’ai compris ce que ressentait l’enfant. Et lorsque l’on vit des situations difficiles en tant qu’enfant, on n’a pas envie d’en parler.

CP : Nuria semble plus mature que son jeune frère, même parfois que sa mère. Elle observe en silence la situation.

Beatriz Seigner : Elle a conscience de la situation. La mère est très attachée à sa fille, très proche d’elle au début du film, mais peu à peu, il a une sorte de détachement. À l’opposé, son jeune frère, très proche d’elle, s’éloigne lorsqu’il rencontre d’autres jeunes. En fait la question principale dans le film est comment peut-on continuer à vivre et aimer après une telle perte, s’occuper d’un autre enfant après la perte de l’un d’eux. C’est le problème de la mère, protagoniste du film.

CP : Ce que vit cette famille est symbolique de la situation de nombreuses familles de la région. Elles sont piégées entre les milices, les militaires, et quoi qu’elle fassent, elles sont victimes de la violence.

Beatriz Seigner : C’est cela. La mère résiste cependant autant qu’elle le peut, avec dignité. Cela tient presque du miracle que cette population survive et résiste malgré la menace du contexte politique.

CP : Pour obtenir une aide, la mère doit prouver que son mari a été assassiné. Elle fait donc appel à un avocat… Cela paraît surréaliste.

Beatriz Seigner : Il y a des avocats qui achètent le cas de familles qui ne peuvent recevoir des indemnisations qu’à partir du moment où la preuve est apportée de la mort de la personne.

CP : mais c’est une mascarade, comment le prouver dans des situations de crimes de masse ?

Beatriz Seigner : C’est une manière de ne pas accorder d’indemnisations aux familles. Du coup, elles sont obligées d’engager quelqu’un pour trouver une preuve de la mort d’un proche. Mais cela se passe aussi en Amérique du Sud, des personnes disparaissent au Brésil, en Argentine, et c’est très dur pour les familles de retrouver les corps des disparu.es et commencer un deuil.

CP : La présence des fantômes est donc être une sorte de résistance, une manière de ne pas être séparé des morts ?

Beatriz Seigner : Oui. Certaines familles gardent les habitudes du/de la disparu.e tant que la mort n’est pas certaine, on met son couvert à table, on garde ses vêtements au cas où il/elle reviendrait. On continue de vivre avec la personne disparue. Je suis convaincue que c’est une forme de résistance.

CP : Le jeune frère se débrouille assez bien dans ce nouvel environnement, il est attiré par les armes, est-ce qu’il représente la nouvelle génération qui peut-être prendra les armes ?

Beatriz Seigner : Sa mère fait tout pour le protéger, mais cela lui échappe. Elle le pousse à aller à l’école, mais le gosse décide plutôt de se débrouiller dans un système capitaliste ; la famille a besoin d’argent, donc il fait du commerce et s’en procure. Le fait qu’il manipule des armes à la maison fait ressurgir le contexte de la situation. Il faut que la société protège ces enfants, leur donne la possibilité de se développer avec dignité.

CP : Finalement, même si le film parle de la Colombie, c’est un film à portée universelle ?

Beatriz Seigner : Il est question de nécessité de vivre et c’est universel. Lors d’une projection, j’ai rencontré une femme originaire de Sarajevo qui m’a remercié en me disant que le film l’avait mise en paix avec ses fantômes.

CP : À propos du casting de non professionnel.les, quelles ont été les difficultés ?

Beatriz Seigner : C’était pour moi un challenge, d’abord parce que l’espagnol n’est pas ma langue maternelle même si je la parle, et c’était encore plus difficile de diriger les enfants, mais nous avons répété pendant un mois. J’ai donné le script seulement aux comédien.nes profession.nelles. Je leur ai demandé de ne surtout pas mémoriser le texte, pour éviter une diction mécanique. Nous avons répété et improvisé durant un mois, scène après scène. Tout le monde est de ce fait devenu très proche. Je voulais aussi des personnes qui avaient connu la situation ou l’avaient vécue, des ex Farc, des ex militaires, des mères qui avaient perdu des enfants. Nous les avons rassemblés pour un échange de leur vécu avec une caméra qui filmait, et tout le monde a commencé à pleurer. Nous avons filmé pendant 7 heures. Je crois que c’était la première fois qu’ils et elles entendaient l’histoire des autres et tout le monde a compris que ces histoires avaient le même contexte et les mêmes raisons, les diviser.