Viers, un petit village dans le centre de la Brie un peu plus de 50 km à l’est de Paris, à peine 300 habitants. Une minuscule église d’un style indéfinissable avec d’épais contreforts qui ne supportent qu’un toit d’ardoise et un tout petit clocher qui doivent être soutenus de l’intérieur par deux poutres qui traversent le transept et d’où partent des arbalètes qui soutiennent le toit garni à l’intérieur d’un plafond de lames de bois. L’abside est coupée par une excroissance qui abrite une minuscule sacristie ce qui fait que le chœur prend une allure dissymétrique et un autel décentré. La pauvreté du site religieux se remarque par la nudité des murs et l’absence de prie dieux : il n’y a que deux rangées de chaises de chaque côté d’une allée qui n’est même pas centrale jusqu’à l’autel.
Dans cette petite église de village, ce mercredi de juin, une soixantaine de personnes, presque uniquement des homes sont rassemblés, devant l‘autel au pied duquel repose dans un cercueil posé sur deux tréteaux, qui contient ce qui reste de Gisèle Bonnat, une fois que la vie l‘a abandonnée.
Sur la partie gauche en regardant les ors modestes de l‘autel se tiennent au premier rang des assistants deux hommes, l‘un plutôt âgé tout endimanché très conventionnellement, l‘autre d‘une quarantaine grand et bien baraqué, son fils apparemment. À leur côté, une femme brune aussi d‘une quarantaine plutôt replète révèle un certain manque de goût et comme une vulgarité cachée dans le port d‘une robe blanche ornée de motifs noirs qui fait plus ressortir ses rondeurs que son entorse aux convenances funéraires : elle est manifestement la fille et la sœur de ces deux hommes.
Il est difficile de distinguer dans le reste de l’assistance, composée en majorité de personnes ayant dépassé la cinquantaine entre le reste des membres de la famille, les fermiers des environs et les habitants du village dont le mari de Gisèle a été le maire pendant quelque temps. Mais la plupart ont des allures particulièrement respectables dans leurs habits sombres et soignés qui signent pour bon nombre d’entre eux l’appartenance sociale à la petite bourgeoisie.
La cérémonie funèbre s‘étire pendant plus d‘une longue heure psalmodiée à voix basse de litanies en français énoncées de la voix si douce d‘une diaconesse et de son assistante avec de temps autre des répons auxquels seule une toute petite partie de l‘assistance s‘associe, ce qui montre que la plupart de ceux qui se sont ainsi déplacés pour cet office funèbre ne mettent les pieds à l‘église que pour des cérémonies de ce genre, baptême, mariage, enterrement car si la foi s‘est évanouie dans ces campagnes, les rituels gardent toute leur importance car ils permettent d‘exhiber les signes extérieurs de son rang social. Cette ignorance des instruments de la foi religieuse, évidente par le fait qu‘il n‘y a même plus de curés, s‘exprime aussi que la gymnastique que les levers-assis qui ont toujours été la règle dans les offices catholiques doivent être commandés par un geste de l‘officiant car ils accompagnaient la sortie du calice et du corps du Christ et que dans cet office funèbre, tout ce cérémonial a disparu sauf qu‘on a conservé un rituel qui n‘a plus aucun sens.
La monotonie de ce rituel est quelque peu marquée par deux étincelles de lumière qui semblent sur les moments assez incongrus dans ce cérémonial convenu. On entend ainsi l’Hymne à la joie de Beethoven et le « Je vous salue Marie « de Paul Faure mais pas chanté par Brassens, l’anarchiste mécréant. On apprendra plus tard que ces incongruités avaient été insérés dans l’hommage religieux pour accompagner la défunte qui aimait particulièrement ces pièces musicales. L’Eglise catholique sait ainsi, depuis pas mal de temps accepter des accommodements avec le Ciel pour conserver sinon des fidèles, mais les services minima d’accompagnement des quelques événements importants de la vie.
La cérémonie terminée sans autres fastes, le convoi funéraire s’achemine vers le petit cimetière où un palais de marbre familial (rang social oblige) attend la suite de la famille Bonnat. Des flots de fleurs témoignent peut-être du souci de se racheter à bon compte de quelques mauvaises pensées envers la défunte ou d’une dernière pensée affective. Chacun a le choix de faire sur le cercueil un signe de croix avec le goupillon ou de jeter sur lui une pivoine alors qu’il occupe déjà une des nombreuses cases qui attendent d’autres pensionnaires. Et tout le monde s’en va vers ses horizons personnels après avoir congratulé conventionnellement les trois membres proches de la famille et reçu les remercîements tout autant conventionnels. Sans trop s’attarder car il fait chaud en ce beau jour proche de l’été, alors que certains sont conviés à participer à un apéritif d’adieu dans la ferme familiale proche, la ferme de Grandcamps.
La vie de Gisèle Bonnat n’avait pas été un long fleuve tranquille et quelques-uns seulement de ceux venus broder le drap de sa mort auraient pu en détailler les épisodes depuis sa prime enfance. Gisèle était la fille unique d’une famille de commerçants - épicerie-poissonnerie_ du bourg chef-lieu de canton au centre de la Brie, Nozières en Brie. Il apparut, lorsqu’elle commença à fréquenter l’école primaire du bourg, qu’elle n’était pas particulièrement douée pour l’étude et peut-être assez maladroite. Mais son niveau d’intelligence était quand même suffisant pour lui permettre d’apprendre à lire et à écrire, à s’exprimer correctement et à accomplir sans aucun problème les obligations de la vie quotidienne. Tout simplement elle pouvait atteindre certaines limites devant des questions complexes ; mais cela n’en faisait nullement une simple d’esprit. Pourtant sa mère Simone la considérait quelque peu comme cela et en concevait une énorme frustration.
Simone était ce qu’on appelle une femme de tête. C’était ce qu’on pourrait appeler un peu péjorativement une bonne commerçante : âpre au gain, ne reculant devant de petites astuces pour tromper la clientèle, dure avec ceux qui ne pouvaient payer (la maison ne fait non seulement pas de crédit mais pas de fleurs). Elle menait la barque avec un grande rigueur, souvent un peu limite. Tout en ayant l’estime des autres commerçants pour ces « qualités » elle n’était guère aimée du « bas peuple » qui, notamment pour le poisson, étaient contraints de s’approvisionner chez elle. Son mari Gérard qu’elle avait épousé plus par intérêt que par amour était ce que l’on appelait alors un tonton qui se renfermait volontiers, dans son univers masculin montrant parfois une forme d’humour assez féroce et apparemment ne se souciait guère du comportement de sa femme avec leur fille.
Simone devait d’autant plus ressentir une frustration sur le niveau intellectuel de sa fille que ses nombreux neveux et nièces faisaient presque tous des études secondaires et supérieures réussies. Alors, elle entreprit, animée par de bonnes intentions de mère mais plutôt perverses de « redresser » voire « améliorer » ce niveau par une rigueur d’éducation particulièrement stricte et quelque peu sadique, à la mesure de cette frustration. Sévices corporels, enfermements prolongés dans le noir de la cave réprimande à la moindre « erreur » devinrent le lot quotidien de la pauvre Gisèle. Cela finit par se savoir dans le bourg avec l’approbation des uns et la critique retenue des autres. La mère de Simone qui habitait tout près en eut bientôt vent et tenta d’intervenir : elle se fit vertement rembarrer pas sa fille qui lui dit sans ambages qu’elle était seule maîtresse à bord et que ce n’était pas ses oignons. Cette grand-mère, bien connue pour ses élans affectifs et sa sensibilité regretta amèrement par la suite de ne pas avoir mis pus carrément les pieds dans le plat.et de ne pas avoir joué le rôle de « triple éducation de père, mère et de grand-mère » comme elle l’écrira plus tard.
On peut penser que Gisèle avait malgré tout un caractère bien trempé pour résister à une telle domination contraignante autant que perturbante mais il est difficile de dire quelles en furent quand même les conséquences. Est-ce que Gisèle intériorisa ce que sa mère lui assénait sans cesse qu’elle était une simple d’esprit incapable de vivre « normalement » ? Est-ce qu’elle se renferma dans une sorte d’oubli de ce qu’elle subissait ainsi ? Nul ne sait, mais ce qui est certain c’est que grandissant, et à sa majorité elle ne tenta pas d’avoir une vie indépendante, restant au foyer familial comme si elle se sentait incapable de rompre ce cordon ombilical qui la tenait ainsi prisonnière. De plus, sa grand-mère étant décédée alors qu’elle avait 14 ans, elle n’avait plus personne à qui se confier et/ou chercher protection. Un épisode connu dans la famille illustre bien cette dépendance dont pour un tas de facteurs conscients ou pas, elle ne put ou sut se sortir.
Autour de ses 20 ans, elle était tombée amoureuse d’un garçon du bourg et cela aurait pu être l’opportunité de sortir de cette prison. Mais sa mère Simone, tout en pensant à « caser » sa fille, fit tout pour détruire une liaison quelconque. Parce que le garçon en question était ce qu’on appelle un prolo et que c’était une déchéance de voir sa fille pour laquelle elle rêvait quand même un avenir dans ce milieu petit bourgeois de se lancer dans une telle mésalliance. On devait tenir son rang social quoiqu’il en soit.
La pauvre Gisèle dut, certainement la mort dans l’âme, abandonner ses projets d’évasion, mais elle s’inclina, incapable sans doute à cause de cette intériorisation de son manque de qualités qu’on avait fini par lui faire entrer dans le cerveau. Toujours qu’elle s’achemina ainsi jusqu’à ses trente ans sans plus chercher une évasion quelconque en ce sens. Elle n’intéressait pas les fils de la petite bourgeoisie qui souvent avaient fait des études et visaient plus haut ; de plus la réputation faite à Gisèle par sa mère ne les incitaient guère à faire des avances à Gisèle, qui, bien que fille unique, ne contenait pas la perspective d’un héritage somptueux capable d’attirer les chasseurs d’héritages futurs. Mais Simone, la mère plus que poule, se morfondait de ne pas trouver chaussure pour le pied social du rang de sa fille qui devait à tout prix être respecté. Elle prospectait inlassablement et largement et finit par trouver un fermier des environs, vieux garçon qui avait dépassé la cinquantaine, Jean Bonnat. C’était l’oiseau rare si vainement recherché. Gisèle n’avait pas encore trente ans.
À l’est de Paris, entre les vallées de la Seine et de la Marne, s’étend un vaste plateau uniforme limoneux assez sec entrecoupé de quelques vallées peu profondes verdoyantes où coulent des rivières collectant les eaux du plateau et où sont établis villages et bourgs précisément à cause de l’eau. Le tout agrémenté par quelques bois ou petites forêts qui ont subsisté à cause d’un sous-sol peu propice à la culture et dont la protection est plus due aujourd’hui à des considérations écologiques qu’à une impossibilité de mise en exploitation agricole. Aussi quelques buttes boisées de près d’une centaine de mètres, en général de sable incongrues dans le paysage comme quelques crottes laissées par quelque glacier dans des temps bien lointains. Ce qui fait que presque partout sur le plateau, au-delà de la monotonie les horizons peuvent être toujours limités parfois très loin par quelque forêt ou le clocher d’un village. Ce fut, aussi depuis quelque préhistoire, des terres fertiles exploitées avec une prédilection céréalière avec de grosses fermes qui hors des villages et bourgs ponctuait ces immensités, toutes édifiées à l’identique car elles devaient répondre aux mêmes impératifs.
La ferme de Grandcamps sise à plus de 5 km du petit village de Viers et à ne quinzaine de kilomètres de Nozières en Brie, le bourg de Gisèle n’échappait pas à ces caractères dictés par la géographie, l’économie et l’Histoire. Installée au milieu de champs qu’elle exploitait, 900 hectares à cette époque, moitié en toute propriété comme la ferme, moitié en fermage, reliée à une petite route départementale par un chemin de terre de près d’un demi kilomètre, la seule voie pour relier cette solitude au monde extérieur. C’était, comme toutes les autres fermes alentours dont la plus proche était à quelque cinq ou six kilomètres, un bâtiment imposant, un carré de presque 100m de côté d’une seule et même construction entourant une vaste cour intérieure à laquelle on n’accédait que par une seule grande porte cochère au bout du chemin qui la reliait à la route. Les murs extérieurs l’exception de quelques ouvertures de ventilation à la hauteur des toits de tulle, n’avaient aucune ouverture sur la plaine environnante. Toute les ouvertures, portées, fenêtres et entrées d’écurie ou d’étables donnaient sur l’immense cour intérieure au centre de laquelle trônaient autre fois le tas de fumier qui accueillait les déchets et rejets des animaux comme des humains, que l’on vidait une fois par an à l’automne pour engraisser les terres environnantes. A l’extérieur on ne trouvait qu’une grande mare qui servait à la fois d’abreuvoir au bétail et de réserve d’eau en cas d’incendie et, à l’intérieur, l’approvisionnement en eau potable puisait par pompage dans la nappe phréatique. Ce schéma de construction du style forteresse avait été conçu, dans des temps troublés des 15ème et 16ème siècle pour se protéger contre les bandes armées et les pillards divers. Cela n’était plus guère nécessaire mais on continuait de faire avec tout en occupant un peu l’extérieur pour entreposer le matériel agricole qui ne risquait guère d’être dérobé.et qui ne craignait pas la pluie.
La dimension du bâtiment correspondait alors à l’ère de l’utilisation de deux seules sources d’énergie pour l’exploitation agricole ; le cheval et ‘homme. Bien sûr d’autre énergies avaient été introduites au cours de siècles, dont le moteur à explosion, l’électricité ainsi que des améliorations culturales notamment dans l’usage de engrais, et autres fongicides et pesticides avec la course au rendement sans trop se soucier des effets sur le support essentiel de l’exploitation, la terre. A l’ère du cheval et de l’homme, la grandeur des bâtiments se justifiât par l’importance de la main d’œuvre nécessaire. Il faillit des charretiers, des vachers, et des bergers pour les vaches et le mouton, des filles de ferme pour les volailles et les lapins, le jardin, la laiterie et la cuisine Une bonne partie de cette valetaille étaient logée dans les bâtiments mêmes, au-dessus de l’écurie pour les charretiers, les couples dans des chambres distinctes. La maison du maître et de sa famille était conséquente. Il y avait une grande salle qui servait aux repas, matin, midi et soir. Seuls les hommes mangeaient à la table du maître et pas un seul des charretiers n’aurait osé commencer à manger avant que le maître ne s’assoie et prenne sa première bouchée. Les femmes, y compris la femme et les filles du maître, qui seules avaient fait la cuisine, servaient mais mangeaient dans la cuisine, jamais à la table du maître.
L’ensemble était une sorte de communauté bien hiérarchisée vivant presque en autosuffisance alimentaire. Pour les courses et les tractations sur les animaux et les récoltes, le maître disposait d’une charrette à cheval qui emmenait parfois les femmes au village pour les achats domestiques et les différents offices religieux Constamment la ferme bruissait de vies diverses, c’était tout un monde qui finalement marchait au pas du cheval. Le fermier était le patron d’une véritable entreprise exploitant parfois jusqu’à 40 travailleurs divers. Non seulement il devait assurer la gestion de tout ce personnel en répartissant les tâches quasi quotidiennement, mais il devait posséder un savoir-faire agricole qui commandait ces tâches. Il devait décider quelle sorte d’assolement utiliser garantissant la meilleure productivité : triennal (blé d’hiver, blé de printemps, jachère où paissait le bétail) ou quadriennal (betterave à sucre, céréale, engrais vert, céréale). Il fallait savoir quand et quoi semer, voir l’apparition des maladies et des insectes nuisibles et les traiter si possible, il fallait savoir quand le grain était mûr pour que la moisson commence, etc…
Le pas du cheval limitait aussi la dimension de l’exploitation. Tout cela requérait pour le fermier connaissances et expérience acquises la plupart du temps par une sorte de co gérance avec le maître vieillissant qui finissait, avec l’âge par passer la main tout en prodiguant tant qu’il pouvait, des conseils. Personne ne se souciait alors de voir les champs de céréales se colorer de rouge avec les coquelicots ou de bleu avec les bleuets, fleurs qui étaient les accompagnantes obligées des campagnes françaises et personne ne se souciait de savoir si cela influait sur le rendement qui depuis 1875 avaient doublé jusqu’à 1939 passant de 10 quintaux à l’hectare à 20 quintaux avec l’amélioration de pratiques culturales et le début de l’utilisation des engrais chimiques.
Jean Bonnat avait connu tout cela dans son enfance car il était né dans les années 1930 et avait grandi à la ferme de Grandcamps pendant la guerre. Il y vivait avec ses parents qui prenaient de l’âge et un frère. C’étaient les deux seuls enfants du couple. Le remembrement (le regroupement contraint des terres distinctes dans des unités d’une seule pièce exploitable mécaniquement) et la mécanisation du tracteur et de la moissonneuse batteuse automotrice avaient à partir de 1945 totalement bouleversé l’univers agricole, une véritable révolution. Et Jean avait vécu tout cela et se retrouva en famille dans cette immense coque vide où il n’y avait plus un seul animal et comme humains seulement la famille et un mécanicien salarié qui s’occupait de tout le matériel. Cette transformation radicale en amena d’autres : on ouvrit porte et fenêtres sur la façade extérieure du bâtiment, vers le chemin d’accès et la route, sans doute pour voir de loin les visiteurs éventuels. Mais cela permettant aussi de ne pas avoir à faire le tour par la porte cochère pour entrer dans les appartements. Le chauffage avait totalement abandonné le bois pour le gaz pourvu par de grosses citernes de gaz liquéfié avec un approvisionnement régulier. Les immenses bâtiments vides avaient été en partie aménagés en silos à grains et en appareils de circulation des grains et de leur ventilation pour les maintenir en bon état.
Mécanisation et remembrement avaient permis de passer à l’échelle de 900 hectares alors que le pas du cheval limitait cette extension possible entre 100 et 300 ha. Jean Bonnat était peut-être le patron mais d’un seul salarié dont la connaissance n’était nullement dans l’agriculture mais dans la mécanique et ce patron finalement n’avait guère à se soucier de quoi que ce soit. Car le véritable patron, c’étaient les divers organismes auxquels il devait s’adresser directement pour savoir « quoi faire » à un moment ou à un autre : il ne lui reste plus qu’à exécuter. Si Jean Bonnat n’était pas non plus remarquable par son niveau intellectuel, cela n’avait guère d’importance : il n’était que le serviteur des techniciens agricoles divers et n’avait plus à gérer quoi que ce soit, sauf sa finance et il n’est pas besoin d’être un expert pour cela, les banques aussi s’en chargeaient. Mis à part quelques semaines de labours de printemps et d’automne et de semailles, mis à part, suivant le temps qu’il fait une ou deux semaines de moisson, il n’y avait pas d’autre activité physique que de conduire le tracteur et de mettre en place les instruments aratoires.
La moissonneuse lieuse avait été abandonnée pour l’utilisation pour une ou deux semaines d’une moissonneuse batteuse de location, dont l’investissement pour une utilisation si limitée n’aurait guère été rentable. Hors ces périodes d’activité intense, trois mois au maximum, et même seulement en partie pendant celles-ci, les journées de Jean Bonnat, le fermier de Grandcamps pouvaient se résumer ainsi : le matin, consultation des cours de la bourse des céréales pour décider si cela valait la peine de faire une livraison d’une partie du stock des silos pour assurer l’approvisionnement du compte bancaire alimentant les dépenses courantes. Aussi consultation dans la période de croissance des plantations de l’agence agricole départementale qui annonçait l’apparition d’un parasite quelconque, insecte ou champignon et si tel était le cas un coup de téléphone à la station d’hélicoptère pour l’épandage aérien du pesticide ou fongicide. Le même recours pouvait se charger les « mauvaises herbes » , ce qui avait éliminé bluets et coquelicots pour la monotonie d’une immense étendue de la même céréale dont le ton variait en fonction des progrès de sa croissance. Il n’avait même pas à décider quoi, comment et quand planter, pas plus de quel engrais pour une productivité maximum de la production choisie : la coopérative le faisait pour lui, il n’avait qu’à bien suivre les instructions En général il emblavait une bonne partie des terres en blé ou orge et une autre production, en général un oléagineux ou du maïs, choisie seulement en fonction des prévisions boursières.
Les parents morts, le frère influencé en partie par sa compagne qui ne tenait pas du tout être enterrée vivante dans ce désert décida de quitter la terre, de céder sa part d’héritage à son frère et d’aller s’établir dans un café restaurant à la ville pour avoir une vie sociale de couple. Ce qui fit que Jean Bonnat, déjà célibataire endurci resta seul à hanter la forteresse déchue et désertée. Il aurait bien voulu trouver chaussure à son pied, mais si des filles du village ou d’ailleurs pouvaient lui procurer des aventures passagères, il ne trouva jamais l’une d’elles qui, même avec la perspective d’une vie aisée, aurait accepté d’être ainsi une sorte de mort vivante à des lieux de toute socialisation. Qui aurait accepté comme Jean d’être chaque soir en tête à tête avec la télé ? Car il ne lisait guère, pas même un journal. Il fréquentait même de temps à autres les autres fermiers et les habitants du village dont, comme j’ai dit, il devint le maire ce qui l’occupa quelque peu, pas trop car c’était un secrétaire de mairie partagé avec les communes voisine qui assurait l’essentiel administratif réduit de cette commune d’à peine 300 habitants. De plus, Jean n’était pas un don Juan et devait être ou trop timide ou trop maladroit pour des tentatives de séduction et une fille un peu avisée pouvait en plus de la perspective d’isolement, se rendre compte que la vie quotidienne ne serait certainement pas marrante avec cet être quelque peu ours. Les jours passaient ainsi et il avait largement dépassé la cinquantaine quand, on ne sait trop comment, des approches se firent en la personne de Simone, la mère de Gisèle. Ce fut la rencontre de deux esseulés qui, à défaut d’amour’ trouvaient dans une union la sortie d’une galère dont ils ne voyaient guère la fin. Bien sûr c’était un « mariage arrangé » mais chacun des futurs conjoints pouvaient voir s’ouvrir un nouveau chapitre de leur vie.
Mais celle qui pouvait pavoiser le plus c’était Simone, la mère de Gisèle, qui avait fait coup double : caser sa fille et sana faire de mésalliance : femme d’un fermier valait largement fille de commerçants, on restait dans la petite bourgeoisie avec toutes les considérations sociales d’usage. Jean Bonnat pouvait exulter : il avait trouvé une compagne pour la vie, à la mesure de ses ambitions et de son niveau intellectuel et pensait qu’il n’aurait aucun souci quant à la pérennité de cette union. Gisèle voyait la fin de la dure tutelle de sa mère (ce qui ne se fit s’ailleurs qu’en partie, mais c’était toujours ça), son bonhomme de futur mari ne voyait pas dans sa future une belle dont l’ennui éventuel lui aurait fait porter les cornes du cocu. Tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Les noces furent célébrées, sans grande pompe, mais comme il se devait, dans cette même petite église de Viers qui accueillait maintenant les restes matériels de la vie de Gisèle. Chacun connaissait plus ou moins tes tenants et les aboutissants de cette union mais chacun affectait une satisfaction de circonstance avec les congratulations et les festivités d’usage.
Et Gisèle devenue Bonnat vint s’installer dans cette prison solitaire et vide. Elle put quand même y imposer sa marque cat Jean, s’il avait la seule tendresse d’un paysan élevé quelque peu à la dure et sans liens sociaux, ne se souciait pas de ses maladresses (des maladresses qu’il professait aussi) et lui laissait une grande liberté. C’est elle qui organisa sans coup férir le quotidien du ménage, comme elle savait conduire faisait les courses au supermarché le plus proche et jamais Jean ne put lui reprocher quoi que ce soit à ce sujet. Il est vrai que Simone, soucieuse de la réussite de ce qu’elle avait ainsi construit, était particulièrement présente dans le couple conseillant et morigénant encore sa fille. Jean Bonnat, tout en maugréant contre cette belle-mère envahissante, la tolérait. Peut-être considérait-il le problème avec patience car, en bon paysan soucieux de ses intérêts voyait-il en sa compagne la seule héritière de Simone qui « avait du bien » à Nozières en Brie et qu’il fallait ménager pour que cela revienne naturellement dans l’escarcelle familiale au décès de celle-ci.
En l’espace de quelques années après le mariage, Jean fit deux enfants à Gisèle : un garçon Jean-Luc et une fille Marie-Pierre : c’était l’euphorie. Pour Jean qui voyait assurée la continuité de la lignée dans cette terre briarde, pour Gisèle qui y trouvait un épanouissement et la rupture d’une solitude et pour Simone qui avait encore plus de raisons légitimes d’intervenir dans le couple. Et la vie continua ainsi pendant des années, au rythme répété de la monotonie des saisons et commandant les mêmes tâches, les mêmes discussions à la maison. L’enfance, l’adolescence pour ces deux héritiers élevés dans cette prison de liberté qu’était Gandcamps dans la solitude de l’immense plaine briarde, ne socialisant qu’à l’école où eux non plus, à l’instar de leurs parents ne brillaient guère par leur niveau intellectuel. Gérard, le mari de Simone et le père de Gisèle déclarait cyniquement à leur propos à sui voulait bien l’entendre « Les chiens ne font pas des chats ». C’était faux génétiquement mais en l’occurrence, ces mots cruels correspondaient bien à la réalité.
Malgré quelques vacances, malgré leurs visites aux familles paysannes voisines ou à leur grand-mère à Nozières, leur « socialisation » fut assez limitée ce qui créait ou renforçait un enfermement intérieur qu’on pouvait appeler la « sagesse paysanne » mais qui était en fait ne grande pauvreté sociale.
Peu importait finalement pour ce qui les attendait dans un futur de descendants de paysans qui finit par se concrétiser. Quand ils atteignirent la trentaine, en 2010, en pleine possession de leurs moyens, leur destin était déjà bien établi ; Jean-Luc avait repris en fait les rênes de l’exploitation, dans les conditions que j’ai évoquées et s’en tirait fort bien avec les conseils éventuels de son père Jean qui avait maintenant dépassé ses 80 ans. Marie-Pierre avait décroché un CAP de secrétariat et avait trouvé un emploi de secrétaire dans une de ces organisations agricoles départementales, ce qui était fort utile à la fois pour aider son frère dans les méandres de l’administration et dans la profusion de règlements et éventuellement pour des contacts discrets avec quelque responsale haut placé pour régler quelque infraction à cette réglementation touffue ou avoir quelques subsides pour un investissement quelconque. Quant à leur vie sociale, difficile d’en dire quoique ce soit ; ce qui désespérait quelque peu le père qui aurait bien voulu voir la lignée se prolonger. Le problème de Jean-Luc était le bis repetita de ce qu’avait connu son père, encore plus marqué car les filles, en général avaient fait des pas de plus dans leur indépendance et dans leur émancipation de la domination masculine. Marie-Pierre avait sans doute des fredaines à l’extérieur mais n’avait jamais ramené à la maison un prétendant quelconque
Tout pouvait être ainsi, malgré ces ombres au tableau, pour le mieux dans le meilleur des mondes agricoles. Mais la roue du destin tourne parfois dans le mauvais sens et dévoile des ancrages profonds particulièrement forts dans ce monde paysan où la propriété, sa préservation et son enrichissement sont particulièrement le moteur des attitudes et actions lorsque les circonstances les requièrent et les révèlent en quelque sorte car ils n’ont jamais eu l’opportunité de s’exprimer auparavant.
Quand elle approcha ses 65 ans, Gisèle fut atteinte par la maladie d’Alzheimer. Bien que les premiers symptômes ne furent pas très prononcés, c’était quand même pour les trois autres, le père et les deux enfants, une catastrophe. Il n’était pas question que l’un ou l’autre reste à la maison pour une surveillance constante, pas plus que de prendre une assistance étrangère à la maison pour une surveillance constante parce que cela coûterait trop cher et qu’on ne voulait pas d’un intrus dans ce cocon familial. La solution fut vite trouvée conjointement par les deux enfants presque à l’insu du père et mari qui commençait à décliner approchait ses 90 ans bien que tenant bien le coup physiquement. Ce fur eux qui réglèrent tout, à moindre frais et en édifiant autour de leur mère Gisèle une sorte de mur de protection pour l’isoler le plus possible du monde extérieur car ils ressentaient cette maladie de leur mère avec une sorte de honte comme on ne sait quelle punition sociale. Il ne fallait pas que la situation de leur mère soit largement connue
Mais les deux compères, le frère et la sœur avaient pris des précautions pour préserver leurs intérêts futurs. Le frère, alors que sa mère était encore largement lucide lui avait fait signer, à l’insu du père, une procuration générale, lui assurant la totalité de la gestion de ses biens présents ou futurs. Le sens aigu de ses intérêts et de ceux de sa sœur leur ont fait plus que leur flair paysan prévoir qu’un jour où l’autre, Simone décéderait et que la totalité de ses biens (quelques immeubles à Nozières en Bries et un bon matelas de réserve en placements divers car Simone était une excellente gestionnaire de ses intérêts financiers) reviendrait inévitablement à sa fille.
Gisèle se retrouva donc rapidement dans ce qu’on appelle une « EHPAD », relativement proche, la moins onéreuse possible. Pour éviter toutes complications sur les questions de cet accaparement familial, on édifia, de concert avec la direction de l’établissement, une sorte de mur invisible. Mis à part une femme du même âge que Gisèle fille d’un commerce de boucherie proche de la boutique de Simone où Gisèle avait grandi et qui avait été sa camarade d’école, puis un peu sa confidente et qui connaissait les vicissitudes de Gisèle (rien à craindre de ce côté), aucune visite ne fut autorisée sans l’accord du frère et de la sœur. Il fut même interdit à l’établissement de communiquer par téléphone des nouvelles de Gisèle sans l‘accord du fils, ce à quoi se heurta un des oncles de Gisèle qui ne voulait rien d‘autre que d’avoir des nouvelles. Les quelques informations que la famille du côté de Simone la mère de Gisèle purent glaner furent transmises à une cousine de Gisèle qui avait gardé des contacts avec cette ex copine de Gisèle. C’est ainsi que l’on apprit le délabrement progressif de la santé de Gisèle, son enfermement de fait et son isolement car ni ses enfants, ni son mari qui, la sachant en « sécurité » ne se souciaient guère d’un quelconque réconfort moral et ne lui rendaient guère visite.
Sur ces entrefaites, Simone décéda et l’opération de captage des biens organisée par les deux enfants de Gisèle fonctionna parfaitement : ils purent sans vergogne, disposer légalement de cet héritage, à l’insu total de Michel et de son conjoint qui, lui aussi commençait à devenir sénile. On pense, d’après ce que put en dire cette ex copine de Gisèle, que celle- ci se laissa mourir en s’abstenant de manger : effet d’Alzheimer ou désespoir de son abandon ?
C’était le printemps de 2018, une période propice dans le monde agricole géré comme nous l’avons évoqué pour prendre des vacances avant les chaleurs et les travaux de l’été. Il n’y avait pas grand-chose à faire à la ferme et bien que quelque peu décati, le père, Jean Bonnat pouvait se charger des quelques tâches consistant essentiellement à surveiller la promesse des récoltes de l’été. Jean-Luc et Marie-Pierre avaient prévu, quelques mois auparavant, de partir avec des copains et copines en vacances deux semaines à l’île de Ré. Il n’était pas question de différer les fiestas de cette évasion. Mais, comme la santé de Gisèle déclinait rapidement et que la fin semblait proche, ils prirent de sages précautions pures que leurs vacances ne soient pas interrompues par une fin intempestive de Gisèle, un mauvais tour de leur mère en quelque sorte. A l’insu total de leur père, ils organisèrent avec les Pompes Funèbres, en cas du décès de Gisèle en leur absence, l’enlèvement du corps, sa mise en bière et au frigo jusqu’à leur retour, car ils tenaient, pour la respectabilité locale que ses funérailles se déroulent en leur présence. Ils allèrent même jusqu’à fixer et confier au croque mort la robe qui l’accompagnerait jusqu’à sa dernière demeure. Tout se déroula comme cela avait été si minutieusement prévu. Gisèle mourut dans un isolement total, car ils n’avaient pas jugé nécessaire de prévenir le mari, leur père Jean Bonnat. Ses deux enfants furent prévenus par téléphone, comme prévu, par les Pompes Funèbres et certains détails purent être aussi réglés à ce moment.
Quelques jours après, comme c’était la fin de leurs vacances, ils revinrent au bercail et purent alors organiser de dignes funérailles pour Gisèle, bien conservée dans ses atours choisis dans la chambre froide de Pompes Funèbres. Cela nous ramène au début de cette histoire édifiants quant aux mœurs qui subsistent encore dans les campagnes française (peut- être aussi ailleurs). Et la vie reprit son traintrain. Ce furent bientôt les moissons et les routines d’une récolte fructueuse de cette année. D’autres récoltes avaient été bonnes pour Jean-Luc et Marie-Pierre, mais elles ne seraient parfaites qu’après le décès du père ou une autre procuration générale qui leur confierait la gestion de tout ce que celui-ci possédait. D’ailleurs des bruits commencent à errer dans la rumeur des campagnes environnantes que Jean Bonnat, écarté de tout par ses propres enfants, mais cela personne ne le savait, n’avait même pas été capable, tant il était diminué, de s’occuper des funérailles de sa femme et que ses enfants avaient dû tout faire et revenir en catastrophe de leurs vacances.
Mœurs d’aujourd’hui dans les campagnes françaises autour de la propriété et de l’argent ? Rien de changé depuis une éternité ? Qui peut le dire et qui peut dire quel sera le futur de la ferme après le décès du père et ce que feront alors les deux indissociables qui, pour le moment n’assurent nullement la continuité familiale de cette génération de terriens.