
Il s’agit d’un « bel ouvrage », richement illustré : les éditions de l’Insomniaque sont à féliciter pour la qualité de cette édition. Un seul bémol : l’absence d’un index. La lecture du Scandale de Strasbourg achevée, je l’ai complétée par la relecture de la correspondance de Guy Debord pour la période juillet 1966 - juin 1967, les deux articles se référant au « scandale de Strasbourg » du n° 11 de L’Internationale situationniste, et le tract « Attention ! Trois provocateurs ! » (inclu dans les Oeuvres complètes de Debord).
Il parait utile de distinguer les péripéties autour du « coup de Strasbourg », d’un côté ; la rédaction de La Misère en milieu étudiant, sa diffusion et ses répercussions, de l’autre. En ce qui concerne les prémices et développements du « coup de Strasbourg », l’ouvrage s’avère riche en informations diverses, et représente à ce jour l’ensemble documentaire le plus complet sur cette « affaire » strasbourgeoise. Les deux auteurs, André Bertrand et André Schneider, réhabilitent en quelque sorte Daniel Joubert (du moins aux yeux d’une certaine doxa situationniste). Et l’on ne saurait les contredire au vu des documents exhumés tout au long du livre (mais également à travers ce que les deux rédacteurs nous apprennent de l’individu Joubert). L’occasion nous est donnée de faire retour sur la lettre de la correspondance Fayard adressée par Debord à Joubert le 13 mai 1964, dont la conclusion délectable (« Précisément, nous sommes venus interrompre la vente des indulgences intellectuelles ») était précédée par l’obligation pour Joubert d’abjurer sa foi chrétienne, et « rompre avec tous les cons, tous les suspects » pour qu’un dialogue devienne possible entre l’intéressé et les situationnistes : Joubert reconnaissant dans un courrier à l’un de ses amis que « la chute est magnifique » (au milieu de commentaires de tous genres sur le contenu de la lettre de Debord).
La seconde séquence, celle de La misère en milieu étudiant, est mieux connue. Ici je serai plus nuancé que les deux rédacteurs sur Debord. Il est vrai qu’il parait difficile de faire preuve d’un minimum d’objectivité dans une histoire où l’on est à la fois juge et partie. Surtout lorsque l’histoire (celle des relations entre les quatre protagonistes : Bertrand, Schneider, Joubert, plus Debord) se clôt par une lettre du dernier, en date du 19 février 1969, dans laquelle l’un des deux auteurs (Schneider, le destinataire du courrier) est traité de « pauvre type », d’individu « lamentable », et où le second (Bertrand) se trouve lui qualifié de « connard ».
Le lecteur de la correspondance Fayard, pour ne pas quitter cette séquence, n’apprend rien pour l’essentiel qu’il ne savait déjà à la lecture de ce Scandale de Strasbourg, (néanmoins cette correspondance n’est pas exempte pour cette période là de lacunes, j’y reviendrai) des attitudes et de la personnalité de Debord : il avait pu auparavant se faire une opinion par lui-même. L’individu Debord, dans ces huit volumes de correspondance, n’a pas que des côtés « sympathiques » (pour utiliser cet euphémisme). J’avais dans la troisième partie de Lire Debord relevé quelques uns des traits de caractère de Guy Debord sans pour autant prétendre être exhaustif sur le sujet. Il y avait certes chez lui des tendances paranoïdes qu’il parait difficile d’éluder ou de récuser lorsqu’on entre dans le détail de cette correspondance. Cependant d’autres facteurs sont à prendre en compte pour tenter de comprendre l’attitude de Debord dans le cas qui nous occupe ici.
Durant cette période 1966-1967 Khayati était l’interlocuteur privilégié de Debord. Celui en qui il faisait le plus confiance (comme cela avait été le cas auparavant pour Jorn, Constant, Vaneigem, puis après Sanguinetti, et enfin Martos). Dommage que nous ne disposions pas des lettres que Khayati a adressé à Debord durant l’été et l’automne 1966. Elles confirmeraient certainement que le ton peu amène, voire méprisant de Debord à l’égard des membres du bureau de l’AFGES et de leurs amis (Bertrand et Joubert) découlait du contenu de l’information transmise par Khayati depuis Strasbourg. Ceci renforcé par les surenchères des autres membres de l’IS présents sur Strasbourg, qui peu de temps après seront immortalisés sous le sobriquet de « garnautins ». Il est incompréhensible que la lettre du 21 novembre 1966 de Debord à Khayati (dont Le scandale de Strasbourg cite des extraits), la plus sévère à l’égard des « strasbourgeois » (et la plus discutable de ce lot quant à son contenu), lettre que les garnautins se feront un plaisir de diffuser à Strasbourg au lendemain de leur exclusion, soit absente de la correspondance Fayard. Tout comme ne figure pas la lettre du 10 avril 1967 (signée par cinq situationnistes dont Debord), adressée à Bertrand, Joubert et Schneider, leur demandant de rompre avec Fugler et le groupe Recherches Libertaires. Ni la lettre du 4 mai 1967 de Debord à Joubert (dont un extrait est cité dans Le scandale de Strasbourg : mais il aurait été préférable de connaître la lettre en entier pour ne pas se contenter d’épiloguer sur cet extrait). Ces absences sont d’autant plus regrettables (et pour la première se sont les maîtres d’oeuvre de l’édition Fayard qui en porteraient la responsabilité) qu’elles ne permettent pas toujours en raison du caractère lacunaire des extraits cités d’apprécier en toute connaissance de cause ce qu’il en ressort.
À la lecture des documents dont on dispose aujourd’hui (les pièces inédites figurant dans Le scandale de Strasbourg valant comme complément), je ne pense pas trop m’avancer en relevant que Debord, dont on n’ignorait pas les réticences à l’égard de Joubert, mais qui paraissait plutôt bien disposé envers Bertrand (comme l’indique une lettre du 4 juillet 1966 à Guy Bodson) n’a pas eu durant la fin de l’été 1966 et une grande partie de l’automne d’autres éléments d’appréciation sur la situation strasbourgeoise que ceux communiqués par Khayati. En y ajoutant ceux également transmis par les situationnistes strasbourgeois qui semble-t-il renchérissaient dans le sens du dénigrement (comme on peut le subodorer à travers la lettre du 29 octobre de Debord à Khayati citant un propos de Garnault). Tout comme doit être en compte l’affirmation de Debord (le janvier 2017 dans une lettre à Bertrand et Joubert), selon laquelle qu’en ce qui concernait les appréciations négatives de Khayati sur les « étudiants strasbourgeois » celles des garnaudins « n’ont presque jamais différé là dessus du jugement de Khayati - et alors seulement dans le sens de la sévérité (Frey et Holl) ».
Signalons l’important changement de ton chez Debord dans le courrier qu’il adresse le 23 décembre aux « strasbourgeois » (il vient de rencontrer Joubert à Paris), qui tranche radicalement avec celui adopté auparavant dans les lettres à Khayati. On peut parler ici de césure. Les cartes sont redistribuées : cela se fera au détriment des trois situationnistes strasbourgeois (Frey, Garnault, Holl). Des zones d’ombre subsistent durant cette séquence que la lecture du Scandale de Strasbourg ne dissipe pas. Sur l’exclusion des garnautins je serais tenté d’accréditer le discours ensuite de l’IS (exprimé dans le n° 11 de la revue à travers « Nos buts et nos méthodes dans le scandale de Strasbourg » et « L‘idéologie alsacienne » : deux articles que les auteurs du Scandale de Strasbourg curieusement ne commentent pas) sur la nature du différend opposant les situationnistes aux trois exclus. Mais ce n’est qu’une partie de la question.
Cette redistribution des cartes aurait pu rendre plus difficile la position de Khayati (puisque les « strasbourgeois » encore décriés en novembre, se trouvaient le mois suivant adoubés par l’I.S.). Il n’en a rien été. D’abord parce qu’on ne saurait oublier l’importance prise par Khayati dans la rédaction de La misère en milieu étudiant et des péripéties s’y rapportant (en regard de la participation quasi nulle des futurs garnautins).
Je passe rapidement sur les péripéties de l’hiver et du printemps 1967 opposant l’I.S. aux garnautins er leurs allés. Sinon pour relever la justesse de l’analyse des deux auteurs quand ils indiquent que les tracts, libelles et pamphlet de la faction garnautine peuvent être considérés « comme une des premières manifestations de ce qui, dans les années 1970, sera identifié communément comme littérature “pro-situ“ ».
L’histoire se termine avec l’épisode de février 1969 déjà cité : l’envoi d’un courrier, dans le registre de la lettre d’insulte, que Debord adresse à Schneider pour signifier la fin de leurs relations. Ce qui n’a rien d’étonnant quand on en connait la raison, l’assertion selon laquelle Cohn-Bendit aurait affirmé devant Schneider avoir giflé Debord à la Sorbonne, (une affirmation démentie le lendemain devant un tiers). Il fallait mal connaître Debord pour penser qu’une telle attitude resterait sans réponse. C’est un exemple parmi d’autres de ce que Debord n’a jamais supporté, et qui a toujours entrainé des réactions violentes de sa part. Et ce n’était pas la première fois que Schneider se montrait inconséquent puisqu’au début de l’année 1967 il s’était rallié aux garnautins (soutenus par les membres du bureau de l’AFGES) avant de se rétracter un peu plus tard. Il n’en est pas moins regrettable que Debord ait cru bon alors associer Bertrand et Joubert aux conséquences de l’inconséquence de Schneider.
Enfin, je le répète, on constate combien il parait difficile de faire preuve d’objectivité dans une histoire dont on est partie prenante, et qui pour les deux rédacteurs (en y ajoutant Joubert) s’est terminée de la façon qui vient d’être rappelée. Le lettre qu’André Joubert adresse en 1990 à Pascal Dumontier n’est pas sans intérêt à travers certains aspects, mais paraît inutilement polémique avec d’autres. Elle éclaire le lecteur sur sa rencontre en 1964 avec Debord et Bernstein (ce qui d’ailleurs corrobore le témoignage de Debord dans la correspondance Fayard). Tout comme elle apporte d’utiles précisions sur les « relations peu chaleureuses », à l’époque de la rédaction de De la misère en milieu étudiant, entre les membres du bureau de l’AFGES (et leurs amis) et les futurs garnautins. En revanche sur d’autres points les propos de Joubert peuvent être discutés, voire récusés. C’est très excessif, et un tantinet ridicule d’affirmer que « grâce à nous, trois situationnistes étaient devenus les vedettes de l’édition - Debord - Vaneigem - Khayati ».
Également tout le monde savait en 1990 que Vienet avait été choisi par les situationnistes comme nom d’auteur de Enragés et situationnistes. Et c’est plutôt désinvolte, ou relève du style journalistique d’ajouter là qu’il s’agissait de « lancer un nouvel auteur qui avait déjà un pied dans l’édition en tant que traducteur ». Quand plus loin Joubert écrit que « Khayati rédigea seul la totalité du manuscrit « de La misère en milieu étudiant, mais qu’ensuite lui (Joubert) « l’a réécrit en trois semaines de bout en bout, y introduisant des insolences qui en font le charme », j’avoue mon incompétence à pouvoir confirmer ou infirmer ce propos : ma méconnaissance des écrits de Joubert m’interdit de me prononcer. Alors que je sais par exemple reconnaître le style de Maurice Blanchot dans des tracts ou déclarations publiques (datant de mai-juin 68) dont on apprendra plus tard qu’ils avaient été principalement rédigés par Blanchot.
Pour en revenir à La misère en milieu étudiant, ce texte, y compris dans sa formulation s’inscrit dans le prolongement des écrits situationnistes diffusés ou publiés avant l’automne 1966. Il faudrait pouvoir comparer les deux versions pour se faire une opinion. La lecture du Scandale de Strasbourg, et auparavant de la correspondance de Debord permet de rectifier le point selon lequel, dans cette lettre à Dumontier, Joubert dit être « demeuré, tout au long de l’affaire, un suspect que l’IS était bien contente d’utiliser mais ne voulant pas mettre en avant » (il ajoute qu’il a été loyal mais que les situs « n’ont pas été aussi réguliers envers moi »). Ce qui n’est plus le cas à partir de décembre 1966 : affirmations que démentent la lettre de Debord adressée ce mois-là aux « strasbourgeois », des témoignages recueillis dans Le scandale de Strasbourg, et la proposition d’adhésion faite par l’IS au printemps 1967 (concernant aussi Bertrand).
Pour finir là dessus je relève que Bertrand et Schneider, contrairement à Joubert, ont pu bénéficier pour écrire Le scandale de Strasbourg de documents inédits en 1990 (surtout à travers la masse d’informations que recèle la correspondance de Debord). J’ai d’emblée précisé la nature de mon intérêt pour cet ouvrage, je n’y reviendrai pas. Cependant le type de critique que j’adresse à Joubert dans sa lettre de « mise au point » à Dumontier vaut aussi pour les rédacteurs du Scandale de Strasbourg sur d’autres points. Ce serait exagéré de parler de « rancoeur » envers Debord mais le ton des deux auteurs dans certaines pages de leur livre ne serait pas sans l’accréditer. Bertrand et Joubert insistent particulièrement sur l’attitude méprisante de Debord envers les « strasbourgeois », indéniable dans un premier temps, sans toujours la remettre en perspective (comme je me suis efforcé de le faire plus haut). Ici l’on retrouve les sempiternelles critiques adressées depuis longtemps à Debord : en premier lieu le manipulateur (« Il veut contrôler et manoeuvrer, pour désorganiser le camp même de ceux qui sont engagés dans l’action ; saper « l’ambition » des plus actifs et promouvoir les plus effacés ». Qui donc, pour ces derniers ? Ensuite ils lui reprochent d’avoir détourné le scandale de Strasbourg à son profit (les rédacteurs sont très remontés contre ce qu’ils appellent « un détournement de propriété intellectuelle »). À trop se focaliser sur Debord Bertrand et Schneider passent par pertes et profit les deux textes publiés par l’IS dans le n° 11 de la revue. Il aurait été préférable d’avoir une discussion de fond depuis l’analyse de leur contenu. Sans pour nécessairement donner raison sur tous les points aux situationnistes.
Pour résumer il faudrait remettre Debord et l’IS dans la perspective élargie de l’histoire des avant gardes (du surréalisme aux situs) marquée par l’excès, des outrances, des exclusions, des affrontements, qui sont le lot, voire la conséquence logique d’une
« guerre » que les uns et les autres ont mené contre le monde tel qu’il va, dont nous serions encore quelques uns à revendiquer l’héritage. Cette époque de bruit et de fureur n’est plus certes, mais comme dirait l’autre « la pacification ne viendra jamais ».
Un dernier mot. Il est décevant et même désolant de trouver le nom du faussaire Apostolidés dans la liste des « remerciements ». Je ne sais de quelle nature était l’information que les deux auteurs ont pu recueillir dans les archives de ce personnage mais il aurait été préférable ne pas trouver pareille mention.