Jean-Marc Royer
La machine de guerre Macron. Un danger de régression politique inédit depuis les années 1940
Article mis en ligne le 3 avril 2018

par C.P.

Introduction

Le point de vue de ce texte pourrait apparaître comme une critique fragmentaire ou ponctuelle de la situation tant il s’attache de près à l’analyse de ce qui est très probablement en passe de devenir un évènement politique de première importance, si ce n’est historique, ce que les quelques mois ou les années qui viennent nous diront.
Nous étions déjà en train de voir la catégorie « travail » — qui est historiquement liée au capitalisme comme étalon de la valeur — devenir rapidement obsolète sous nos yeux, ce que certains, à leur manière, avaient déjà entrevu il y a deux décennies :

Durant le premier « State Of The World Forum » qui s’est tenu fin septembre 1995 à San Francisco, cinq cents hommes politiques, leaders économiques et scientifiques sont arrivés à la conclusion que « dans le siècle à venir, deux-dixièmes de la population active suffiraient à maintenir l’activité de l’économie mondiale ». Le problème se poserait alors de gouverner « les 80 % de la population superflue » ne disposant pas de travail, ce qui pourrait nourrir une frustration croissante. Zbigniew Brzezinski, ex-conseiller de Jimmy Carter, a en conclusion proposé le « Tittytainment », un mélange d’aliments physiques et psychologiques qui endormirait les masses, contrôlerait leurs frustrations et leurs protestations prévisibles [1].

Mais sous peine de ratiociner à destination d’une secte, toute analyse digne de ce nom a besoin d’identifier les éventuelles ruptures historiques qui pourraient en changer les conditions. Or les élections du printemps 2017 ont ouvert une situation politique sans un précédent aussi grave depuis les années 1940 : elle ne se caractérise pas uniquement, comme voudraient nous le faire croire les médias aux ordres, par la décomposition des machines électorales partidaires qui alimentaient quotidiennement leur vacuité chronique en petites phrases ou en Twits. Il ne s’agit pas seulement d’une mise en cause de tout ce qui reste des acquis sociaux. En effet, tapies derrière des « mesures faciales positives », toutes les propositions du programme de Macron ont été conçues comme des armes de destruction massive du socius. Autrement dit, il y a derrière chacune d’elles tout un programme finement élaboré de déconstruction du lien social. Les projets offensifs de ce gouvernement sont d’une ampleur et d’une profondeur inédites, ce qui risque d’engendrer des régressions telles, que c’est au niveau anthropologique, c’est-à-dire dans la manière de se conduire, de vivre, de penser, d’imaginer, et même de résister, que ces bouleversements pourraient se traduire. Dans ces conditions, il est inutile de préciser que si ce programme parvenait à être mis en place, ce sont les possibilités mêmes de remettre en cause le système capitaliste qui seraient obérées. D’où l’urgence de s’y opposer avec la dernière énergie en ayant pleinement conscience des enjeux colossaux dont il s’agit. C’est à quoi ce texte souhaite contribuer en examinant dans un premier temps les modèles européens dont les libéraux ne cessent de faire la réclame, puis en analysant ses déclinaisons « hexagonales » et enfin en avançant quelques réflexions synthétiques.

I. LE « MODÈLE BRITANNIQUE »

(aspects)

L’entreprise de réforme structurelle de l’État britannique a fait partie du projet de Tony Blair qui a repris l’essentiel de son contenu au néo-libéralisme [2] hérité du thatchérisme triomphant depuis 1979. Cet héritage fut assumé et renforcé par les gouvernements néo-travaillistes successifs sous des formes diverses : privatisations sèches, partenariats public-privé, transformation d’une partie de la fonction publique en agences autonomes, usage généralisé d’indicateurs de performance et de contrats par objectifs dans les politiques publiques, etc. Et de fait, toutes les équipes gouvernementales formées après la victoire du Labour en 1997 étaient largement acquises aux thèses du New Public Management. Ces méthodes et ces normes issues du secteur privé avaient toutes pour crédo « la libération de la croissance » (une novlangue qui leur est chère) grâce à des réformes structurelles dont « la dérégulation du marché du travail et la diminution de son coût » tirées par les délocalisations industrielles en Asie du sud-est à partir des années 1990.

Ainsi, pour n’en prendre qu’un exemple, Tony Blair aura installé les contrats zéro heure (Zero-hour contract), tandis que Gordon Brown les a conservés et David Cameron généralisés. Dans ce type de contrat, l’employeur ne mentionne aucune indication d’horaires ou de durée minimum de travail. L’employé n’est rémunéré que pour les heures travaillées et doit pouvoir se rendre disponible à n’importe quel moment de la journée. Certes, ces employés peuvent refuser de travailler une heure ou deux, mais les résultats des enquêtes sont formels : personne ne dit non, de peur de ne plus se voir proposer la moindre heure de travail.

Les contrats zéro heure se sont particulièrement répandus dans les secteurs de l’hôtellerie et de la restauration (45 %), des services à la personne ou de l’éducation (35 %) mais touchent tous les types d’emplois, y compris les plus qualifiés. Dans la santé on en compte plus de 160 000 : les hôpitaux ont créé des « banques d’employés » anesthésistes, radiologues, etc. qui travaillent en rotation dans différents établissements, ce qu’on peut assimiler à une gestion des stocks de pièces détachées en flux tendus. Par ailleurs, n’étant souvent signés par l’employeur que dans l’optique de percevoir la prime gouvernementale de 1 500 livres versée à l’embauche de chômeurs de longue durée, les contrats peuvent rapidement être interrompus.

Depuis la crise des Subprimes de 2008, le phénomène a pris une ampleur considérable en Grande Bretagne. De nombreuses firmes les utilisent sur une large échelle : McDonald’s évidemment (90 % de ses 83 000 emplois), Subway, Burger King, Domino’s Pizza (90 % de ses 23 000 emplois), Sports Direct (90 % de ses contrats, soit 20 000 personnes) ou encore Tesco, l’entreprise de grande distribution. En 2015, au Royaume-Uni, on recensait environ 1,5 million de contrats avec quelques heures par mois (quatre fois plus qu’en 2010), soit l’équivalent d’un peu plus de 4 % du total des actifs. Plus de treize pour cent des employeurs peuvent ainsi appeler ces esclaves en claquant des doigts : dans 42 % des cas, ils ne les préviennent que 12h à l’avance et pour 6 % d’entre eux, leur heure de travail est annulée au dernier moment.

Voici comment tous les premiers ministres britanniques successifs depuis 1996 ont, sous prétexte d’accroître la compétitivité des entreprises et « d’inverser la courbe du chômage », recréé une catégorie sociale, « les travailleurs pauvres », que l’on croyait disparue en Europe depuis le XIXe siècle. Moderniser le droit du travail en l’adaptant au XXIe siècle disent- ils... Parce qu’il a pris quelques longueurs d’avance sur ses concurrents européens, nous serons amenés à revenir sur l’ultralibéralisme britannique dans les réflexions conclusives.

II. LE « MODÈLE ALLEMAND »

(en ce qui concerne le droit du travail)

Trois ans avant la fin de son second mandat en 2005, Gerhard Schröder, ex-dirigeant du SPD reconverti dans les affaires, avait lancé une opération de liquidation totale des acquis du mouvement ouvrier allemand. Le parallèle est frappant avec ce qui se trame depuis un an en France [3]. En fait, les lois Hartz ont inspiré le rapport Attali, les lois Macron, la loi El Khomri et le programme électoral de Macron. Voyons cela de plus près.

Peter Hartz « le facilitateur »
C’est dans les années 1970 et 1980 que Peter Hartz se fera connaître lors du « dégraissage » du groupe sidérurgique Dillinger Hutte Saarstahl AG, aujourd’hui Arcelor Mittal. Il négocie avec le gouverneur social-démocrate du Land de l’époque – Oskar Lafontaine, futur fondateur de Die Linke – un plan social ramenant les effectifs de l’entreprise de 38 000 à 1 100 salariés sans licenciement, en utilisant les préretraites, les formations et les aides d’État à la mobilité.

En janvier 1993, Ferdinand Piech, qui vient tout juste de prendre la direction du groupe Volkswagen veut « améliorer la productivité » et se défaire de 30 000 des 111 000 salariés. Il fait appel à Peter Hartz qui met en place 10.000 préretraites,
réduit la durée conventionnelle du travail de 36 h à 28,8 h et le salaire de 12 à 15% pour l’ensemble du personnel. Hartz a ainsi développé son plan sur 3 axes : 1) réduction de la durée du travail et introduction de la semaine de 4 jours ; 2) entrée progressive de jeunes ouvriers formés dans l’entreprise (avec des salaires de débutants) et sortie progressive des salariés proches de la retraite (les gros salaires) ; 3) longues périodes de formation continue alternant avec des périodes de travail à temps plein.

Autre spécificité de « la méthode Hartz » : les négociations sont menées tambour battant. Le 1er octobre 1993 Hartz est nommé directeur du personnel de VW. L’accord avec les syndicats est voté officiellement le 15 décembre et mis en œuvre le
1er janvier 1994. La menace de 30 000 licenciements a fait « plier » les directions syndicales d’IG Metall et de la DGB. Cette dernière, déjà largement habituée à la cogestion avec le patronat, va approfondir son tournant collaborationniste [4]. Par son ampleur, sa diversification et la rapidité de sa mise en place, ce type d’accord crée un précédent d’une importance historique.

En 1999, alors que les sociaux-démocrates allemands sont revenus au pouvoir l’année précédente après le long règne d’Helmut Kohl, Hartz met en place l’opération 5000 x 5000 en accord avec IG Metall. C’est l’époque de la création d’une filiale de VW où sont embauchés 5 000 salariés payés 5 000 marks brut par mois, un salaire inférieur de 15 % environ à celui de la maison-mère. À travers « les contrats d’objectifs », Hartz y réinvente le travail à la tâche (les ouvriers doivent travailler le temps nécessaire pour remplir un programme donné). En pratique, Volkswagen a fait travailler les ouvriers de cette filiale 45h au lieu des 28,8 h promises. Hartz crée aussi le « compte épargne temps » qui permet de stocker les heures supplémentaires effectuées (sans débours et sans d’intérêts) afin de pousser à partir plus tôt en retraite et ainsi éviter de payer les salaires élevés de fin de carrière (d’une pierre trois coups).

Les dessous de la méthode de négociation « Hartz »
Pour faire passer ces accords auprès d’IG Metall, il arrose Klaus Volkert, figure-de-proue du syndicat, ancien président du comité d’entreprise, d’une somme de 2,6 millions d’euros cumulés et ce à travers diverses primes, « services en nature » ou financements de voyages sous les tropiques, comme la presse l’a révélé par la suite. Peter Hartz sera condamné le 25 janvier 2007 à 2 ans de prison avec sursis et à 576 000 euros d’amende pour services rendus...

En 2002, Peter Hartz est appelé par son camarade Gerhard Schröder
Gerhard Schröder l’appelle le 22 février 2002 pour mettre en place une « Commission pour la réduction du chômage et la restructuration de l’office fédéral du travail », composée de patrons, de syndicalistes et d’experts du code du travail. Le rapport est bouclé le 16 août 2002 et se traduit par le lancement, le 14 mars 2003 devant le Bundestag, du fameux « Agenda 2010 » qui se décline autour de quatre « paquets de lois » qui furent adoptés sous l’appellation officielle de lois « pour des services modernisés du marché du travail ».

Hartz I est entrée en vigueur le 1er janvier 2003 et entraînait la création d’agences d’intérim (Personal Service Agenturen) rattachées aux agences du service public de l’emploi et chargées de proposer des formations aux demandeurs
d’emploi. C’est de cette époque que date « l’emploi acceptable, raisonnable ou supportable » qui a été défini ainsi : il s’agit de tout emploi qui n’est pas au-dessus des capacités physiques et mentales du travailleur. L’acceptation d’un emploi est obligatoire, même si cela implique un déménagement lointain, un changement de secteur de métier, ou un salaire plus bas que le précédent. En outre, avant cette loi, c’était aux services de l’emploi de prouver le caractère « raisonnable » de l’emploi proposé à un chômeur alors que depuis 2003, c’est au chômeur de prouver pourquoi il ne peut pas accepter telle ou telle offre d’emploi.

Au 1er refus d’une « offre d’emploi raisonnable », le montant de l’allocation est réduit de 30 % pendant 3 mois. Au 2ème refus, elle est réduite de 60 % pendant 3 mois. Au 3ème refus, l’allocation est suspendue pendant 3 mois. Tout rendez-vous manqué sans raison valable entraîne également une réduction de 10 % cumulable sur trois mois. En outre, les conditions du recours au travail temporaire ont été allégées en ne délimitant plus la durée maximale des missions pour ce type d’emplois.

Hartz II est entrée en vigueur en avril 2003. Elle créée les contrats appelés « mini-jobs » : 15h hebdomadaires, 450 € mensuels depuis 2013, pas de cotisations salariales et des cotisations patronales réduites, ce qui ne permet pas de prétendre aux allocations chômage ni à l’assurance maladie tandis que la cotisation retraite reste optionnelle. Elle créée aussi des contrats dénommés « midi-jobs » (850 euros mensuels, cotisations salariales et patronales réduites), très prisés dans le commerce de détail, la restauration et chez les artisans : si bien que dans les équipes de ménage des hôtels par exemple, la part de salariés est passée de 80 % à 15 % en 15 ans car ces postes ont été externalisés en mini-jobs à des entreprises extérieures.

7,4 millions de personnes avaient un contrat mini-job en 2012 ; cela concernait principalement des étudiants, des femmes et les retraités. 4,76 millions d’entre-elles n’avaient pas d’autre salaire que ce mini-job. Au total, 40 % des salarié.es avaient un salaire mensuel net inférieur à 1000 euros en 2011 (à cette époque le SMIG était de 1.100 € net en France).
Cette loi était également destinée à faciliter le développement du statut d’auto-entrepreneur, la création de startups [5] et amorçait la restructuration de l’administration du chômage en regroupant tous les bureaux d’emploi locaux en guichets uniques (Job centers).

Hartz III, est entrée en vigueur en janvier 2004 . Elle restructure l’Office fédéral du travail en Agence fédérale pour l’emploi, qui cesse d’être une autorité administrative pour devenir une « entreprise efficace au service des clients ». À l’échelon local,
les Job centers, sont directement placés sous le contrôle de l’Agence fédérale essentiellement composée de salariés de droit privé installés à Nuremberg. Pour prétendre aux indemnités de chômage, la période d’affiliation minimale est allongée (1 an sur les 2 années précédent l’inscription au chômage contre 1 an sur les 3 années précédentes auparavant).

Hartz IV est entrée en vigueur en janvier 2005 et introduit dans le livre 2 du code des affaires sociales une nouvelle « sécurité sociale de base pour les demandeurs d’emplois » (novlangue masquant une régression sociale). Cela entraîne la réduction de la période d’indemnisation de 26 à 12 mois (18 mois pour les chômeurs de plus de 55 ans) dont le versement est soumis au durcissement des « règles incitatives » : au 1er manquement, suspension de l’allocation pendant 3 semaines ; au 2e, suspension durant 6 semaines ; au 3e, suspension de 12 semaines. Au 4e manquement, passage au régime de l’assistance – le régime SGB II, comme pour les chômeurs de plus d’un an – avec un minima social d’environ 380 € par mois dont le versement est également soumis aux règles des Job centers cités plus haut.
Pour les chômeurs de plus de 2 ans, des emplois payés de 1 à 2,5 € de l’heure (90 000 en 2016) – cumulables avec un régime d’assistance dont les conditions d’éligibilité ont été durcies – sont proposés par les communes et les associations avec un maximum de 30 heures par semaine et ne sont pas soumis aux cotisations sociales (récemment, le même type de « job », mais à 0,80 € / h a été proposé pour les migrants). Mais attention : « Si ton agent de job center n’a pas rempli ses quotas, il risque de te forcer à faire un job à un euro », explique une ancienne chômeuse (enquête à Berlin : ur1.ca/qwan6).

La réaction et les mobilisations « Anti-Hartz » : une tentative de riposte sans succès
Au moment des négociations et surtout à l’été 2004, plusieurs manifestations dites « du lundi » ont eu une ampleur importante : la population, notamment dans les Länder de l’Est du pays, soutient à plus de 95 % ces manifestants qui défilent au cri de « Hartz doit s’en aller, nous voulons travailler ! » (sic). Les directions syndicales se tiennent en marge du mouvement et refusent de se joindre aux mobilisations. Ainsi la DGB décrit ces manifestants comme des « enjôleurs qu’il ne faut pas suivre » et demande simplement, depuis 2005, un assouplissement des règles avec l’introduction d’un smic et du minimum social à 500 euros par mois...

Les principales conséquences de ces réformes ont été les suivantes :
 Création de nombreux emplois (près de 2,5 millions) mais majoritairement à temps partiel, en CDD ou en mini/midi- jobs : +33% de temps partiels contre +2,4% pour les temps pleins entre 2004 et 2012.
 En conséquence, il y a eu une hausse des inégalités, de la précarité sociale et de la pauvreté :
Les inégalités n’ont cessé d’augmenter (+ 12 %) au cours des années 2000.
Le risque de pauvreté s’est accru pour les chômeurs et les personnes à temps partiel.
Le taux de pauvreté (60 % du salaire médian) est passé de 12,5 à 15,2 % de la population active entre 2000 et 2012. 25 % des salarié.es ne bénéficient pas de l’assurance sociale. (Les Échos, ur1.ca/qwajt)
 Les chômeurs/ses de longue durée qui n’ont pas réussi à réintégrer le marché du travail ont fait face à une baisse importante de leurs revenus.
 Contrairement aux autres pays membres de l’OCDE, une part des actifs ayant retrouvé un emploi tombe généralement sous le seuil de pauvreté à cause de la multiplication des contrats de type CDD ou mini/midi-jobs au cours des années
2000.

La création d’un stock de précaires corvéables et sortis des statistiques du chômage
Pour comprendre un peu mieux la casse sociale induite par Hartz IV autrement que par des textes de lois et les statistiques, voyons le quotidien auquel les « Hartzis » sont confrontés. Voir également à ce sujet le film de Ken Loach, Moi Daniel Blake, car il y a de très fortes similitudes entre la Grande Bretagne et l’Allemagne de ce point de vue.
Jusqu’aux lois Hartz, un travailleur licencié en Allemagne pouvait toucher une allocation chômage correspondant à 60 % de son dernier salaire net pendant une durée de 12 à 26 mois. Dépassée cette période, le chômeur percevait une aide financée par les cotisations sociales qui représentait 53% du dernier salaire et ces droits n’étaient pas limités dans le temps.
Pour synthétiser les effets des lois Hartz, on est chômeur/se la première année (sous réserve d’avoir suffisamment cotisé), puis on sort du système chômage pour devenir « Hartzi », c’est-à-dire allocataire d’une aide sociale sous conditions. Du domaine du droit on passe au domaine de l’assistance...

Déjà sans-emploi, le parcours du combattant débute : pour pouvoir s’inscrire, une véritable enquête est menée sur votre vie personnelle, votre famille, vos relations et surtout vos ressources. En plus de vous demander le relevé de compte des six derniers mois, l’agence a la possibilité de se renseigner sur tous les mouvements de votre compte sans vous en informer au préalable : le « secret bancaire » n’existe plus. Toute somme non déclarée arrivant sur votre compte est déduite de vos allocations. De plus, une véritable enquête est effectuée sur l’ensemble de vos biens, jusqu’à déduire de vos allocations l’ensemble des sommes présentes sur les livrets d’assurance vie, bijoux et objets de valeurs, livrets d’épargne détenus par les enfants mineurs...

Le job-center peut vous obliger à revendre votre voiture si celle-ci dépasse la valeur de 5 000 euros pour en acheter une moins chère et, cerise sur le gâteau, suspendre l’allocation pendant que vous vivez de la différence ! Et pour quelle somme ? 382 euros mensuels au 1er janvier 2013. Il en est de même pour le logement : le job-center peut vous obliger en tant qu’allocataire à déménager si votre logement est jugé trop grand : 25 m2 sont considérés suffisants pour un célibataire. Si votre enfant est âgé de 0 à 14 ans, vous percevez 2,62 euros par jour pour le faire manger... Si vous êtes chômeur/se de longue durée, le job-center peut vous oblige à effectuer des « Jobs à 1 € de l’heure » qui échappent au code du travail : pas de droit de grève, pas de contrat de travail, pas de vacances, en cas d’arrêt maladie le salaire n’est pas versé, les cotisations retraites sont ridicules et au premier refus, l’allocation de base est amputée. Cela s’appelle devenir « Hartzi », une hantise pour les Allemands. Pendant que le taux de chômage a baissé de 11,5 % à 6,5 % entre 2005 et 2013, le nombre de « Hartzis » a explosé.

Dortmund, fin novembre 2017.
Alors qu’il mendiait dans la rue, Michael Hansen, chômeur de longue durée, a été reconnu par une employée de son « job center » qui lui a signifié quelques jours plus tard que son allocation de 760€ allait être réduite de moitié « puisqu’il se tient régulièrement dans la rue pour procéder à une collecte de dons privés ». Tout en lui demandant de tenir « un carnet à souches pour donner des quittances aux bienfaiteurs et de déclarer cette activité », l’employée du Job center a exigé du mendiant un décompte exact de ses « revenus » ainsi qu’une « projection pour les douze prochains mois ». Enfin, le Job center lui a également demandé de se rendre au bureau du commerce afin de déterminer si son activité relevait du « travail indépendant », car dans ce cas il n’aurait plus droit à l’allocation... (urlz.fr/6k80)

La précarité généralisée devient la norme. Seuls 15 % des embauches s’effectuent en CDI. La simple menace de tomber dans la catégorie des « Hartzis » contraint les chômeurs/ses à accepter tous les emplois à bas salaires qui, de surcroît, n’ouvrent pas à l’ensemble des droits sociaux pour 30 % d’entre eux. Ainsi, bien que travaillant à plein temps, le pourcentage de ceux qui vivent dans la pauvreté est passé de 5,1 % en 2009 à 7,1 % en 2015, un effet du recours massif aux bas salaires (ur1.ca/qwaq4).
La « courbe du chômage » a bien été inversée (moins 2 millions), mais au profit du nombre d’emplois précaires qui explosent. Mais derrière les abstractions mathématiques, il y a l’extension de la misère...

Une importation de l’esprit des lois... Hartz
François Villeroy de Galhau, ancien directeur de cabinet de Dominique Strauss-Kahn, ancien dirigeant de BNP Paribas et dirigeant de la Banque de France est aussi à l’origine du think-tank En Temps Réel qui a pour objectif « de créer des passerelles entre le secteur privé et le monde politique ».

En 2013, il a invité Peter Hartz à parler de sa réforme et lui a organisé des rencontres avec des acteurs politiques et économiques dont François Hollande, Michel Sapin, Marisol Touraine, Bruno Lemaire, Pierre Gattaz et le commissaire général de France Stratégie (ancien commissariat au plan), Jean Pisani-Ferry... L’autre source d’inspiration du staff de Macron est venue d’Italie.

III. LE « JOB ACT » À L’ITALIENNE

La lente élaboration de la précarité en Italie a débuté en 1983 avec l’accord Scotti [6]. En plus de limiter l’échelle des salaires (leur indexation sur les prix), ce texte a introduit le premier contrat atypique à durée déterminée destiné aux jeunes, le « contrat de formation et de travail » pour lequel les employeurs bénéficiaient d’une exemption de charges sociales pendant deux ans.

En 1997, la précarité s’est aggravée du fait de la loi Treu adoptée sous le premier gouvernement de centre-gauche de Romano Prodi (un ancien de Goldman Sachs [7]) qui légalisait le travail temporaire, puis par la libéralisation des contrats à durée déterminée en 2001 ; cette précarité s’est encore renforcée en 2003 avec la Loi Biagi-Maroni qui instituait trois types de contrats : à temps partiel, temporaire et à projet.

En 2008 a été mis en place le système des « chèques emplois universels » – les « vouchers » – d’une valeur de 10, 20 et 50 € bruts que l’employeur pouvait commander ou acheter chez le buraliste (oui, comme les cigarettes) et qui étaient surtout utilisés, à leur début, dans les secteurs peu ou pas qualifiés, ce qui s’est considérablement étendu par la suite.
En 2010, la loi dite du « travail lié » (collegato lavoro) a limité les possibilités de recourir à la justice en cas d’abus patronal.
En 2012, la Réforme Fornero qui facilite les licenciements individuels pour raisons économiques (adoptée sous le gouvernement « technique » de Mario Monti, autre ancien de Goldman Sachs), a été parachevée par la loi connue sous le nom de « Jobs Act », votée en mai et en décembre 2014. Le Jobs Act de Matteo Renzi (ancien de JP Morgan) répondait au courrier d’août 2011 adressé au gouvernement italien par la Banque Centrale Européenne et les institutions de l’UE invitant l’exécutif à « une profonde révision de la discipline afférant à l’embauche et au licenciement des travailleurs ». Il répondait également à la volonté d’en finir avec la résistance des secteurs les plus combatifs du monde du travail.

Le service civique gratuit, le stage presque gratuit et le travail bénévole pour les jeunes, ces modèles, d’abord expérimentés en 2013 pour l’embauche de 700 personnes lors de l’Exposition universelle de Milan, ont ensuite été transposés au niveau national. Ils permettent d’occuper 600 000 jeunes et de les faire sortir, à moindres frais, des statistiques du chômage.

En mars 2014, le gouvernement Renzi a déréglementé l’usage des contrats à durée déterminée (CDD) : la loi Poletti permet aux employeurs d’y recourir sans avoir à se justifier et de les renouveler jusqu’à cinq fois de suite, sans période de carence et pendant 3 ans. Cette limitation est de surcroît théorique : elle ne s’applique pas aux personnes, mais aux postes de travail. Il suffit donc de modifier sur le papier une fiche de poste pour condamner un salarié au travail instable à vie. La proportion d’Italiens en CDD n’a jamais été aussi élevée qu’en novembre 2016 : 14 % de l’ensemble de l’emploi salarié.

Du travailleur jetable au supermarché de l’exploitation
En 2015, dans le cadre du Jobs Act, Matteo Renzi a relevé le plafond annuel d’utilisation des vouchers de 5 000 à 7 000 € – soit 700 h – et en a généralisé l’usage à l’ensemble du travail « accessoire ». Cette décision a provoqué une explosion de l’usage de ces vouchers. Ainsi, au lieu de proposer des contrats de travail ordinaires, les entreprises utilisent ces bons en faisant tourner les employés tous les 700 heures pour ne pas avoir à créer de poste, portant ainsi la précarisation du travail à son paroxysme. Des ouvriers et même des employés municipaux (à Turin) sont appelés du jour au lendemain, ils sont payés quelques heures et puis renvoyés. En 2015, 1,38 million de personnes étaient concernées (contre 25 000 en 2008) et 115 millions de « bons » ont été vendus (contre 10 millions en 2010). En 2016, pour le seul mois d’octobre, 121 millions de vouchers de dix euros ont été vendus. En fait, ils sont de plus en plus utilisés pour masquer des emplois qui n’ont absolument rien d’occasionnel.

Au même moment, le contrat à durée indéterminée (CDI) « à protection croissante » n’a plus grand-chose de pérenne ni de protecteur. Au cours des trois premières années, les employeurs peuvent y mettre fin à tout moment et sans motivation. Leur seule obligation est de verser au salarié licencié une indemnité proportionnelle à son ancienneté. La formule rappelle le contrat première embauche (CPE) imaginé en 2006, sauf que le dispositif italien ne se limite pas aux moins de 26 ans, mais concerne l’ensemble de la population. En outre, l’État a incité les employeurs à avoir recours à ce nouveau contrat par une exonération des charges de 8.000 euros sur l’année 2015 : une aubaine ! Au total le patronat a désormais à disposition le choix entre 46 types de CDI différents au moment de l’embauche : un véritable supermarché de l’exploitation.

Matteo Renzi (un publicitaire) avait reçu l’appui des organisations patronales de branche, des forces politiques bourgeoises, de l’opposition parlementaire, du Président de la république Napolitano issu du PCI ainsi que de l’épiscopat et d’une fraction du syndicalisme le plus pro-patronal, en l’occurrence les démocrates-chrétiens de la CISL et le syndicat de droite UGL. Évidemment, la Commission Européenne et les secteurs financiers du capital international étaient à la manœuvre. Les organisations de « la gôche » politique et syndicale italienne ont réagi en ordre dispersé face à ces attaques alors que le référendum institutionnel du 4 décembre 2016 a été un échec pour Matteo Renzi et l’a provisoirement contraint à se retirer.

Vers des régressions sociales majeures
En quelques années, l’État a ainsi créé de toutes pièces une nouvelle classe de travailleurs pauvres et corvéables à merci : ils ont un emploi mais vivent en dessous du seuil de pauvreté et n’ont plus aucuns droits. On se dirige vers une sorte de régime d’apartheid qui aura des suites, y compris d’ordre anthropologique.
Outre le Jobs Act, les « lois de stabilité » de 2015 et 2016 ont planifié des baisses d’impôts pour les entreprises, une réduction des taxes sur le patrimoine, une diminution des dépenses des collectivités locales, la privatisation de certains services publics dans le secteur des transports, de l’énergie ou des postes.
L’augmentation de la précarité à travers la libéralisation des CDD, des CDI et du statut d’apprenti, l’extension des vouchers dans tous les secteurs de l’économie ; l’élimination des mesures de protection des travailleurs en cas de licenciement abusif, la possibilité de modifier de façon unilatérale et en tirant vers le bas tout contrat et, en dernière instance, le salaire lui-même ; la possibilité de surveiller à distance les travailleurs à travers les PC, les tablettes et les Smartphones fournis par l’entreprise, cette remise en cause des acquis sociaux, cette flexibilisation des relations de travail et leur individualisation entraînent également une déstructuration profonde de tous les liens sociaux qui aura des conséquences pérennes sur les capacités de riposte et de résistance.

Le rapport Attali fut une autre source d’inspiration importante de nos ultralibéraux, mais il fut surtout le creuset où allaient se nouer les nouvelles alliances entre le capital et ses serviteurs formatés par Sciences-po/HEC/l’ENA/les cabinets ministériels et le pantouflage dans le privé (de préférence les banques).

IV. LE RAPPORT ATTALI

(Synthèse commentée [8])
Fin janvier 2008, la commission « Pour la libération de la croissance française », composée de 43 personnalités de sensibilité libérale, a été mise en place par Sarkozy et présidée par Attali qui a rendu sa copie, un pavé de 334 pages.
Elle ne compte pas moins de 17 PDG ou anciens PDG (Axxa, Nestlé, Crédit Agricole SA, Essilor, Volvo, Areva, Orange, Cetelem...), des ultralibéraux comme les anciens commissaires européens Mario Monti et Ana Palacio, les journalistes Eric Le Boucher du Monde et Yves de Kerdrel ou Michel de Virville, maintenant DRH de Renault. Il ne faudrait pas oublier Jean Kaspar, ancien secrétaire général de la CFDT de 1988 à 1992 qui gère depuis dix ans son propre cabinet de conseil, suivant ainsi la voie ouverte par Nicole Notat, membre du conseil d’orientation du think tank ultra libéral En Temps Réel et membre du club Le Siècle dont elle a assuré la présidence de 2011 à 2013 (J-J. Chavigné, ur1.ca/qxxb5).

Code du travail
Eviter l’application de diverses dispositions du code du travail dans les petites entreprises en doublant les seuils de 10 et 50 salarié.es à 20 et à 100. Dans les entreprises de moins de 250 salarié.es, mettre en place une représentation unique sous la forme d’un conseil d’entreprise exerçant les fonctions du comité d’entreprise, des délégué.es du personnel, du CHSCT et des délégué.es syndicaux (déc. 37).
Permettre aux entreprises de déroger à la durée légale du travail par accord de branche ou accord majoritaire d’entreprise (déc. 136). Autoriser plus largement le travail du dimanche (déc. 137).
Prévoir la possibilité d’une rupture du contrat de travail par consentement mutuel et « sécuriser cette rupture amiable du contrat de travail ».
Renvoyer l’essentiel des décisions sociales à « la négociation locale en modernisant les règles de financement et de représentativité syndicale », décisions qui seraient liées à l’obligation d’être signataire d’au moins un tiers des 50 conventions collectives les plus importantes (déc. 116). Le rapport invite à voter une loi sur les critères de représentativité, dont le texte serait auparavant discuté avec les syndicats.
Pour renforcer les adhésions aux syndicats, le rapport préconise de « développer les services offerts aux salariés » par ces mêmes syndicats.

Ubérisation et numérisation
Il s’agit d’ouvrir très largement les professions réglementées à la concurrence. Les principales professions concernées sont les coiffeurs, les chauffeurs de taxi, les vétérinaires, les pharmaciens. Hôtels, cinémas, stations services et débits de boisson seraient aussi concernés par cette ouverture à la concurrence. La déréglementation tous azimuts des professions juridiques (avoués, notaires....) ne doit pas faire illusion, elle a pour objectif de permettre la concentration du capital dans ce secteur (déc. 212).
Suite aux recommandations européennes, aux rapports de Selma Mahfouz, Bruno Mettling et de Terra nova, de l’Institut Montaigne, du Centre National du Numérique, il s’agit de multiplier les statuts de travailleurs indépendants, de microsociétés, d’auto-entrepreneurs ou bien de favoriser les plateformes de type Uber.
Dans ce but, entreprendre dès maintenant la mise en place du très haut débit pour tous, à domicile, dans l’espace numérique de travail et dans l’administration. Le rapport insiste sur l’utilisation de la fibre optique ou encore sur l’augmentation de la part des investissements en technologies de l’information et de la communication dans le PIB.

Libéralisations et privatisations
Réduire « le coût du travail » pour toutes les entreprises en transférant une partie des cotisations sociales vers la contribution sociale généralisée (CSG) et la TVA (déc. 300).
Restaurer complètement la liberté des prix et de l’installation de tous les acteurs de la distribution, de l’hôtellerie et du cinéma. Le rapport préconise par exemple de lever les interdictions de revente à perte, d’instaurer le principe de liberté tarifaire pour le commerce de détail et de concéder la gestion de services publics de proximité (la Poste) aux commerçants isolés, en zone rurale.
Sur le modèle britannique existant, créer une agence du « Small Business Service » placée sous l’autorité du premier ministre guidant les TPE/PME de moins de 20 salarié.es dans toutes leurs démarches administratives.

Retraites
« Permettre à chacun de retarder, s’il le désire, son départ à la retraite », autrement dit, faire sauter le verrou de la retraite à 65 ans (déc. 121). Lever toutes les interdictions au cumul emploi-retraite (déc. 134), et supprimer tous les dispositifs de préretraite. De plus, « la montée en puissance de l’épargne-retraite individuelle ou collective est nécessaire » (déc. 305).

Chômage et formation
L’objectif est de ramener le taux de chômage à environ 6 % en baissant de 1,5 million le nombre de chômeurs/ses (voir les modèles britannique, allemand et italien). Le/la demandeur.e d’emploi devient chercheur.e d’emploi et signera un « contrat de travail » avec le guichet unique pour l’emploi résultant de la fusion UNEDIC-ANPE. Il s’engage à suivre les actions de formation qui lui seront proposées. « Considérer la formation de tous les chercheurs d’emploi comme une activité rémunérée mais soumise à de très strictes obligations ».

Privatiser les services publics ou leur gestion
Supprimer, dans la Constitution, la distinction entre la loi de financement de la sécurité sociale et la loi de finance (déc. 224) : autrement dit, les sommes collectées pour l’assurance-maladie ou les allocations familiales pourront être utilisées à autre chose, par exemple, à la construction d’une centrale nucléaire.
Mettre en œuvre de façon systématique le principe du non-remplacement de deux fonctionnaires sur trois partant à la retraite (déc. 252). Mettre en place des primes liées à la performance (collective et individuelle) des agents (déc. 254) et augmenter la part des promotions au choix (sélection des « meilleurs ») dans la fonction publique (déc. 253).
Renforcer les régions, les intercommunalités et y introduire le management entrepreneurial, puis faire progressivement disparaître, en 10 ans, l’échelon départemental.
Créer des agences en lieu et place des principaux services publics (école, université, hôpital, administration...) et faire évoluer ces organismes indépendants vers une gestion entrepreneuriale. Les directeurs de ces agences seront désignés par le gouvernement.
En fait, réduire la part des « dépenses publiques » dans le PIB reviendrait à diminuer les budgets de l’école, des pensions et des collectivités territoriales qui représentent à eux seuls quasiment la moitié du budget de l’État. La diminution visée serait de 1 % du PIB par an, soit 20 milliards d’euros de réduction par rapport à la tendance actuelle ( ! ) pendant 5 ans (déc. 20). Or, en termes économiques, ces services publics sont une forme de salaire différé, ce que le néolibéralisme veut absolument défaire pour y substituer la présence d’entreprises privées qui lorgnent depuis longtemps ces forts juteux « marchés du XXIe siècle » (l’école, la santé...).

Èducation
Permettre aux parents de choisir librement le lieu de scolarisation de leurs enfants de manière à mettre en concurrence les établissements (déc. 6) et développer le tutorat des élèves de ZEP par des étudiant.es dans le cadre d’un service civique hebdomadaire (un travail non rémunéré et obligatoire), et par des enseignant.es retraité.es (décision 151). Renforcer les formations en alternance (déc. 13).
Renforcer l’autonomie des universités et faire émerger 10 grands pôles d’enseignement supérieur et de recherche de niveau mondial autour de 10 campus, réels et virtuels (déc. 19). Réunir pour cela universités, grandes école et centres de recherche grâce à un plan de 10 milliards d’euros, à engager sur 7 ans, avec 80% de financement privé (déc. 22). Les 10 grands pôles devront négocier les modalités de leur union. [Voir à ce sujet le projet en cours du plateau de Saclay et les documentaires : « Etudiants, l’avenir à crédit » et par opposition celui sur l’histoire de Vincennes [9]]. Développer les formations professionnelles à l’université (déc.123).

Les crédits de recherche devront être concentrés sur les meilleurs laboratoires et les meilleurs programmes. Promouvoir les investissements dans les technologies de l’information, de la communication et les secteurs d’avenir : numérique, santé, écologie, tourisme, solaire, pile à combustible, biotechnologie, nanotechnologie, neurosciences... On notera que « les sciences humaines » sont totalement passées par pertes et profits dans ce rapport.

Mesures d’anesthésie et de diversion
Mettre en chantier dix « Ecopolis », villes et quartiers d’au moins 50 000 habitants intégrant technologies vertes et technologies de communication. Le rapport donne en exemple un éco-quartier branché situé près de Londres et connu depuis des années – BedZED – (ur1.ca/qxsm8) et qui concilie préservation de l’environnement et qualité de vie pour une population de cadres. Le financement devra impliquer l’État, les collectivités territoriales, la Caisse des dépôts (CDC) et le secteur privé.

Commentaires
Une grande partie de ces réformes dites structurelles ont pour objectif de s’attaquer à toutes les formes de salaire différé. En supprimant ou en réduisant les indemnités de chômage et les pensions de retraites qui sont abondées par les cotisations salariales et patronales, cela permet de faire d’une pierre plusieurs coups. « Facialement », comme il est dit dans la langue technocratique, cela provoque une augmentation du salaire net mise en avant dans la communication gouvernementale, mais il s’ensuit surtout une diminution plus importante des « charges patronales ». Cela permet surtout de faire évoluer le statut de cette partie du salaire différé qui relevait du « droit à » (inscrit dans la constitution de 1945) vers un statut d’assistance des chômeurs relevant des objectifs de l’État néo-libéral et des desiderata du capital (une CSG indexée sur la croissance...) et non de la négociation. Au passage, cela permet également de privatiser ce qui reste des services publics qui sont une autre forme du salaire différé : c’est ainsi que dans de nombreux pays, les étudiants commencent leur vie d’adulte en s’endettant... à vie !

V. LA PREMIÈRE LOI MACRON

(automne 2014 - été 2015)

« Lorsque les problèmes relèvent du temps long, le pouvoir politique adopte un traitement symbolique (des grandes messes, une inscription à l’agenda, etc.) sans procéder aux réformes structurelles requises, ni s’exposer au coût politique qui les accompagne [...] Il importe de noter qu’une telle réforme [des retraites] n’a été possible que précisément parce qu’il y a eu, durant les vingt dernières années (depuis le Livre blanc porté par Michel Rocard en 1991), une pédagogie constante auprès de l’opinion publique ». E. Macron, « Les labyrinthes du politique. Que peut-on attendre pour 2012 et après ? », Revue Esprit, mars Avril 2011.

Pour commencer, il nous faut dire un mot du parcours de la personne publique qui a défrayé la chronique, tant son ascension fut unanimement célébrée. Emmanuel Macron, né le 21 décembre 1977, est baptisé à l’âge de douze ans au moment de son entrée au collège jésuite de La Providence d’Amiens qu’il fréquente de la sixième à la première. Il termine ses études secondaires au lycée Henri-IV, où il est lauréat du concours général de français et passe le bac S avec succès, mais après ses classes préparatoires, il échoue par deux fois à l’écrit de Normale Sup. Il obtient un DEA de philo à Nanterre en 1999, puis est diplômé de l’IEP de Paris en 2001. Énarque stagiaire dans l’Oise à l’automne 2002, il se lie d’amitié avec Henry Hermand, un homme d’affaires enrichi dans l’immobilier commercial et sort inspecteur des finances de l’ENA en 2004.

En 2006, Laurence Parisot lui propose le poste de directeur général du MEDEF qu’elle préside mais il décline. En 2007, le chef de l’inspection des finances, Jean-Pierre Jouyet, secrétaire d’État chargé des affaires européennes de Sarkozy, le présente à Jacques Attali qui préside la commission pour la « libération de la croissance » dont il devient rapporteur général adjoint en août. Il y défend un projet de société fondé sur la concurrence, la déréglementation et précise que : « Ceci n’est ni un rapport, ni une étude, mais un mode d’emploi pour des réformes urgentes et fondatrices. Il n’est ni partisan ni bipartisan : il est non partisan ». Dans ce texte, ces esprits inspirés ne se contentaient pas de recommander la réorientation massive de l’épargne des Français.es vers les marchés d’actions, six mois avant l’effondrement financier de 2008.

Outre la revue Esprit dans laquelle six de ses articles sont publiés, l’inspecteur des finances fréquente des think-tanks libéraux Terra Nova, La République des idées, En temps réel, le Cercle Turgot, les Gracques et l’incontournable fondation états-unienne Young Leaders par laquelle sont passés F. Hollande, A. Juppé, P. Moscovici, V. Pécresse, A. Montebourg, N. Vallaud- Belkacem, L. Wauquiez, A. Morelle, F. Pellerin, M. Touraine, Y. de Kerdrel, directeur de Valeurs actuelles, L. Joffrin, N. Dupont-Aignan, A. Lauvergeon, D. Olivennes... (ur1.ca/qzg71) [10]

Alain Minc le recommande auprès de la banque Rothschild dans laquelle son ascension sera fulgurante grâce à un marché conclu en 2012 pour le compte de Nestlé, dont le PDG avait participé à ladite commission Attali... Après la victoire de 2012, Attali et Jouyet – revenus de leurs aventures sarkozystes et à nouveau intimes de Hollande – appuient sa candidature au poste de secrétaire général adjoint de l’Élysée, chargé des questions économiques. En 2014, c’est encore Jouyet qui, en sa qualité de secrétaire général de l’Élysée, annonce la nomination de son protégé au ministère de l’économie.

À ce stade de formatage, on distingue sans difficulté l’épure de la carrière : être introduit dans une institution de pouvoir par un influent pygmalion [11], n’y passer que le temps nécessaire à la constitution d’un dense réseau de relations, puis recommencer à un poste d’un prestige supérieur. Macron ne restera pas plus longtemps à Bercy qu’à l’inspection des finances, chez Rothschild ou au secrétariat de la présidence : moins de trois ans. Quand il lance à 38 ans, en avril 2016, son mouvement En marche !, il mobilise les contacts accumulés à chaque étape de sa carrière. Par exemple, Stéphane Boujnah, président de la société qui gère les Bourses d’Amsterdam, Bruxelles, Lisbonne et Paris, ancien « DSK boy », vice-président d’En temps réel, présente Macron à l’homme qui lèvera des fonds pour sa campagne présidentielle, Christian Dargnat, ancien patron de la gestion d’actifs de BNP Paribas et du Crédit agricole qui a également présidé le comité « Monnaies et système monétaire international » du Medef de 2010 à 2013...

Côté syndical, outre Jean Kaspar ancien dirigeant de la CFDT, la connexion macronienne se nomme Pierre Ferracci, l’homme qui a transformé le cabinet d’expertise Secafi, proche de la CGT, en un groupe spécialisé dans le conseil aux syndicats, aux représentants du personnel et aux directions d’entreprise, le groupe Alpha. Son fils Marc (témoin de mariage de Macron) est professeur d’économie, chercheur associé à la chaire « Sécurisation des parcours professionnels » que cofinancent à Sciences Po le groupe Alpha du papa, la société de travail intérimaire Randstad, Pôle emploi et le ministère du travail.

Ainsi l’homme qui se présente comme sans passé et sans attache incarne-t-il, tant personnellement que par son entourage, la figure de l’héritier du capital symbolique familial, celle d’un obligé de la noblesse d’État (ENA, Bercy) et de la haute finance : le noyau du « système », en somme, que sanctionne son appartenance au club Le Siècle. L’essentiel n’étant pas d’avoir un programme, mais de rassembler tous azimuts et de pouvoir compter sur l’appui de responsables influents.

Le secrétaire général adjoint de l’Élysée chargé des questions économiques
Les ministres du travail successifs du gouvernement Hollande ont su utiliser les fiches du Medef. Ainsi, l’œuvre commencée avec l’Accord National Interprofessionnel du 11 janvier 2013 conjuguait de grands reculs des droits des salarié.es et l’affichage sans fard d’une soumission au capital : le titre « Pour un nouveau modèle économique et social au service de la compétitivité des entreprises... » en résumait l’esprit. En voici quelques très courts extraits (cet hybride entre langage administratif et novlangue entrepreneuriale est vite fatigant) choisis dans les titres II, III et IV :

Titre II – Renforcer l’information des salariés sur les perspectives et les choix stratégiques de l’entreprise pour renforcer la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (sic).
« Comprendre la stratégie de l’entreprise, les leviers et contraintes qui la déterminent, constitue une étape nécessaire aux salariés pour se l’approprier. Savoir que les conséquences de cette stratégie pour leur emploi, leur carrière, leurs conditions de travail sont anticipées et que leur avenir est sécurisé est une condition de leur adhésion et de leur performance ».
Article 14 - Articulation de la négociation sur la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) et du plan de formation.
« Encore méconnue dans certains cas ou souvent controversée, la GPEC est avant tout un outil d’anticipation qui peut, si l’on en fait bon usage, concilier besoins de performance des entreprises, aspirations des salariés et sécurisation de l’emploi. En outre, la GPEC installe un nouvel état d’esprit de dialogue entre la direction et les institutions représentatives du personnel ».
Titre IIIDonner aux entreprises les moyens de s’adapter aux problèmes conjoncturels et de préserver l’emploi.
Article 18 : Afin de maintenir l’emploi, en cas de graves difficultés conjoncturelles rencontrées par une entreprise, il convient de se doter, à côté de dispositifs existants tels que le chômage partiel, de la possibilité de conclure des accords d’entreprise permettant de trouver un nouvel équilibre...
Titre IVDévelopper l’emploi en adaptant la forme du contrat de travail à l’activité économique de l’entreprise.
Article 22 – Expérimenter le contrat de travail intermittent
Il faut remarquer que ces premières remises en cause des acquis sociaux seront passés inaperçus tant la question du mariage homosexuel aura mobilisé les attentions à ce moment-là.

Les origines de la loi Macron
Après sa nomination à Bercy à l’été 2014, voici ce que Macron a déclaré au JDD du 12 octobre suivant : « Beaucoup de réformes ont été votées et engagées : le Crédit d’impôt compétitivité emploi, le pacte de responsabilité et de solidarité, l’accord de janvier 2013 sur la sécurisation de l’emploi. L’État, la Sécurité sociale et les collectivités font des efforts considérables pour réduire nos dépenses publiques de 50 milliards en trois ans... C’est historique ! ... mais la solution est avant tout chez nous [comprendre : il y a encore beaucoup à faire]. Pas en accusant Bruxelles, Berlin, ou l’étranger. La solution est dans notre capacité à bouger, moderniser le pays, le débloquer, libérer l’économie, donner la possibilité à ceux qui veulent travailler, créer, produire, de le faire beaucoup plus simplement. C’est la clé... Angela Merkel a la chance d’avoir eu un prédécesseur qui a fait les réformes. Pas nous... Cette loi doit avoir un effet psychologique rapide pour changer les mentalités ». Ce dont il s’agit là, c’est évidemment d’appliquer « la stratégie du choc », une méthode intégrée par les stratèges néo ou ultralibéraux.

Dans les faits, la loi Macron [12] a été initiée par Arnaud Montebourg en 2014 et nombre de ses mesures provenaient des propositions de la commission Attali pour « la libération de la croissance française » instituée par Sarkozy à l’été 2007. Reste que Macron en fut le rapporteur, qu’il en connaissait tous les arcanes et nous verrons que cet aspect des choses n’est pas sans importance.

Il faut rappeler que le 13 janvier 2015, une mission de la commission européenne est arrivée à Paris pour éplucher les comptes du gouvernement Hollande, c’est pourquoi le projet de loi « pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques » fut rondement mené. Valls devait absolument boucler le dossier pour la fin février au plus tard, date de la distribution des mauvais points fixée par le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker.
« C’est une bonne chose que cette loi ait été adoptée. (...) Preuve d’une bonne capacité d’action » du gouvernement français, a dit Angela Merkel (AFP, 20 février 2015).
Le vice-président de la Commission européenne, Valdis Dombrovskis, a dit au Sénat le 11 mars 2015 : « Ce projet est bien accueilli par la Commission (...). Le travail du dimanche, la mobilité, la réforme des prud’hommes ou des professions juridiques réglementées : tous ces domaines sont importants, mais ce n’est qu’un début. Il y a deux cents professions réglementées en France ».
De son côté, Jean-Claude Juncker a déclaré au micro d’Europe 1 le 19 mars 2015 : « C’est une démarche qu’il convient de saluer. » Et d’ajouter : « Je voudrais que l’effort en matière de réformes structurelles aille plus loin ».

Finalement, cette loi de 300 articles a été adoptée le 10 juillet 2015 par l’assemblée nationale après l’usage, à trois reprises, de l’article 49-3, une disposition que Hollande qualifiait autrefois de « déni de démocratie ».

Le projet touche à tout
La libéralisation des lignes d’autobus est essentiellement promue afin de concurrencer la SNCF et de la faire plier, tout comme on a usé du STIF pour contourner l’îlot d’opposition syndicale à la RATP ; la promotion d’une nouvelle « gouvernance » n’est rien d’autre que la neutralisation d’un secteur résistant en l’englobant dans une entité plus vaste de manière à le diluer, à le minoriser et à mettre sur le compte du nouveau secteur économique ainsi constitué les décisions libérales qui n’auraient pas été acceptées dans l’ancien cadre. C’est le décalque de la stratégie libérale mise en place par les gouvernements européens dans leurs pays respectifs : ils s’abritent derrière les décisions de la commission européenne pour imposer aux populations toutes sortes de régressions sociales. De surcroît, diverses dénominations – économies d’échelle, synergies... – permettent de les faire entrer dans les têtes en les banalisant.

Cela s’accompagne de « mesures faciales » ou d’un discours qui se veut social et qui, au-delà du mépris pour « les pauvres qui ne peuvent pas voyager pourront voyager plus facilement » (Macron au Figaro du 15 oct. 2014) engendre peu à peu une politique d’apartheid, de ségrégation sociale dont on vient après coup fustiger les habitants des quartiers difficiles, désignés comme les victimes expiatoires d’un terrorisme autant issu de l’effondrement en cours des « valeurs de l’Occidentalie » que de ses interventions impérialistes.
Suivent l’affaiblissement du code du travail, l’accroissement du travail du dimanche et de nuit, la limitation du rôle des prud’hommes, la déréglementation de professions juridiques, la privatisation de l’industrie de l’armement et des aéroports, la filialisation dans les centres hospitaliers universitaires, l’assouplissement des normes environnementales, etc.
Sont impactés, le code des transports, des assurances, de la route et le permis de conduire, le code du commerce, le code rural et de la pêche maritime, le code de la consommation, le code monétaire et financier, de la sécurité sociale, de la santé publique, de la sécurité intérieure, de l’urbanisme, de l’environnement, de la construction et de l’habitation, le code général des collectivités territoriales, le code de la propriété des personnes publiques, le code général des impôts, le code des postes et des communications électroniques, le code du tourisme... soit plus de vingt codes sur la soixantaine existant au total.

Ce paquet de mesures structurelles tous azimuts voulues par Bruxelles et le FMI aurait dû concerner les ministères du travail, de la justice, des transports, du logement et de l’écologie, entre autres. Il est resté de bout en bout entre les mains de Macron qui fut présent sans discontinuer lors de la discussion en commission : ce fut son épreuve d’initiation en même temps qu’un test à vaincre toutes les oppositions.
Il est impossible ici de détailler toutes les mesures de cette loi et même tous ses items (voir en annexe). On en retiendra quelques traits significatifs en les regroupant en cinq catégories : Attaque des droits sociaux et syndicaux ; Travailler plus pour gagner moins ; Privatisations et... ; Déréglementations tous azimuts ; Légiférer par ordonnance.

1. Attaque des droits sociaux et syndicaux
Devant les patrons états-uniens à Las Vegas, Macron a pris un engagement ferme : « Les entreprises [pourront] contourner les règles de travail rigides et négocier directement avec les employés », comme le raconte avec délectation The Wall Street Journal du 8 mars 2015.
Au nom du raccourcissement des délais de jugement, la loi facilite le recours aux séances du tribunal prudhomal en formation restreinte (un juge salarié et un juge employeur). Mieux aurait valu en accroître les moyens, mais non seulement le gouvernement en écarte la possibilité, mais l’élection des quinze mille conseillers prud’homaux manquants n’a toujours pas été remise à l’ordre du jour.

L’affaiblissement des prud’hommes (art. 258 et 259, les plus longs) s’accompagne d’une réduction des sanctions pour les employeurs qui violent la loi. Désormais, une liste de condamnations forfaitaires (« un référentiel ») sera établie (art. 258). Ainsi, l’employeur saura à l’avance ce qu’il lui en coûte de contrevenir aux lois sociales. Si les sanctions sont inférieures à l’avantage espéré, il se produira exactement ce qui se passe actuellement avec les municipalités : elles préfèrent payer des amendes à construire des logements sociaux. Fort symboliquement, la peine de prison prévue (mais jamais appliquée) en cas d’entrave aux missions des représentants du personnel est remplacée par une amende de 7 500 euros maximum (art. 262). Toujours le même principe : ceux qui ont de l’argent pourront s’émanciper de la loi.

Les inspecteurs du travail ne vérifieront plus si l’employeur a bien consulté les élu.es du personnel lors du licenciement de deux à neuf salarié.es. Les entreprises se déclarant en difficulté bénéficieront de procédures simplifiées pour licencier : dans un groupe, il suffira à la maison mère d’organiser l’insolvabilité de sa filiale pour être débarrassée (ou presque) de toute obligation ; en cas de « plan social », le reclassement obligatoire se limitera au seul niveau de la filiale et ne se fera plus à l’échelle du groupe.

Le jugement d’un tribunal administratif refusant un licenciement injustifié « ne modifiera pas la validité du licenciement [et] ne donnera pas lieu au versement d’une indemnité à la charge de l’employeur » (art. 291 et 292). Ainsi, le salarié injustement jeté dehors ne sera ni réintégré ni indemnisé !
Quant aux travailleurs/ses détaché.es, l’inspecteur du travail devra se contenter d’« enjoindre par écrit à cet employeur de faire cesser la situation dans un délai fixé par décret en Conseil d’État » (art. 280). De quoi faire frémir de peur les marchands de main-d’œuvre...

2. Détricoter fil à fil le code du travail
Travail du dimanche et de nuit : le projet de loi crée des « zones touristiques internationales » (art. 242) où les magasins pourront ouvrir tous les dimanches et tous les jours jusqu’à minuit. Même régime pour les commerces installés « dans les emprises des grandes gares ». Aucun maire ne pourra s’y opposer, c’est le gouvernement qui en décidera. S’y ajoutent un remodelage et une extension des zones d’exception déjà existantes. Nul n’est aujourd’hui capable de dire combien d’espaces seront ainsi ouverts à côté de la quarantaine existant actuellement.
À ces ouvertures permanentes dans « des zones réservées » s’ajoutent les douze dimanches à la discrétion des maires et des préfets (contre cinq précédemment). Déjà, près de trois salariés sur dix travaillent le dimanche (occasionnellement ou régulièrement), contre deux sur dix en 1990.

La loi ne prévoit aucune contrepartie sauf dans les commerces alimentaires de plus de quatre cents mètres carrés : ces heures de travail seront alors majorées de 30 %. Elle renvoie à un « accord collectif [ou] territorial » dont les contours restent vagues ou à la « décision unilatérale de l’employeur » après consultation des salariés. Jusqu’à présent, dans les zones existantes, en l’absence d’accord, l’employeur devait appliquer le code du travail et doubler la rémunération. Demain, la contrainte n’existera même plus : aucune référence au code n’est explicite dans le projet de loi.
Ainsi, le gouvernement aura répondu aux attentes du patronat en sortant le travail du dimanche du système de dérogations pour l’installer comme norme. Rien ne légitime une telle remise en cause du repos dominical à part la volonté d’étendre un mode de vie totalement consumériste.

Il en est de même pour le travail de nuit (22 h-6 h), partiellement métamorphosé en « travail en soirée » de 21 heures à minuit. Seul un accord entre le patronat et les salariés, dans les mêmes conditions que pour le travail du dimanche, fixera des « contreparties pour compenser les charges induites par les frais de garde ». Est-il possible d’être plus imprécis ?
Au total, pas moins d’une trentaine de dispositions nouvelles sur le travail ont été adoptées.

3. Privatisations et...
En 2013 et 2014, l’équipe Hollande avait déjà vendu une partie du capital d’EADS, de Safran, d’Aéroports de Paris, de GDF Suez, d’Orange. Sans oublier la vente d’Alsthom à General Electric et, plus récemment, la vente de la moitié du capital de l’Aéroport de Toulouse-Blagnac.
La loi Macron a dressé une liste de sociétés à privatiser et réclamé, si l’on peut dire, les pleins pouvoirs. Ainsi « la majorité du capital de la société Groupement industriel des armements terrestres (GIAT) et de ses filiales » va passer au privé (art. 189) alors que le groupe vit essentiellement de commandes publiques. Dans la liste figure aussi la vente des aéroports de Lyon et de Nice- Côte d’Azur, dont « le transfert au secteur privé de la majorité du capital » est autorisé (art. 191).

Autre innovation : l’autorisation donnée aux « centres hospitaliers universitaires [CHU] de prendre des participations et de créer des filiales » (art. 177). Celles-ci auront la possibilité d’installer des établissements dans les riches capitales étrangères (comme pour le Musée du Louvre à Abou Dhabi), où les professeurs et les médecins les plus réputés pourront consulter ou opérer quelques jours par mois. À l’inverse pourront être créées des sociétés intermédiaires pour faire venir dans les CHU les malades fortunés, à la manière de l’hôpital Ambroise-Paré qui, l’an dernier, a privatisé tout un étage pour accueillir un émir du Golfe. Les experts nomment cela « tourisme médical ». Le commun des mortels, lui, devra attendre que ces touristes d’un nouveau type soient soignés ou que le spécialiste rentre de son équipée étrangère pour obtenir quelque attention.

Dans la foulée, le projet de loi ratifie l’ordonnance du 20 août 2014 (art. 178 à 191) qui décrète que « les sociétés anonymes dans lesquelles l’État détient une participation sont soumises au code du commerce ». L’Agence des participations de l’État est dirigée par Régis Turrini, ex-responsable des fusions-acquisitions chez Vivendi (NDDL) et par Astrid Milsan, ex-responsable des fusions-acquisitions chez HSBC. On ne doute pas qu’ils sauront tirer partie de cette évolution statutaire...
Enfin, l’investissement de la SNCF dépendra du seul ratio « endettement/marge opérationnelle », autrement dit du profit attendu (art. 193). Aucun critère d’utilité ni de service au public. Pendant ce temps, les lignes d’autobus pourront se développer à grande échelle, quitte à tuer certaines lignes de chemin de fer et à aggraver la pollution.

4. Déréglementations tous azimuts
Les normes pour la construction (art. 70 à 94) seront allégées, notamment dans les zones touristiques. Sous le titre « Faciliter les projets » (art. 103 et suivants) est également prévue toute une série d’assouplissements des contrôles pour la protection de l’environnement et de dérogations au code de prévention des risques pour la construction de certains logements.
Le projet de loi Macron prévoit une réduction de la fiscalité et des cotisations sur la distribution gratuite d’actions, un cadeau de 300 à 900 millions d’euros par an aux dirigeants d’entreprises. Les prélèvements sur le Plan d’épargne retraite collective (Perco), sorte de fonds de pension privé qui a du mal à décoller, seront réduits. Le gouvernement veut lui donner un coup de pouce financier.

5. Légiférer par ordonnance
Dans plusieurs domaines du droit, le gouvernement « est autorisé à prendre par ordonnance (...) les mesures relevant du domaine de
la loi et modifiant le code de procédure pénale, le code rural et de la pêche maritime, le code des transports et le code du travail ». Les articles de cette loi concernant le code du travail et les futures ordonnances qui en découlent se trouvent de fait dispersés dans une masse inextricable de plus de 300 articles.
Dans le domaine environnemental, le projet autorise le gouvernement à « prendre par ordonnance toute mesure relevant du domaine de la loi » pour « accélérer l’instruction et la décision relatives aux projets de construction », réduire « les délais de délivrance des décisions prises »... Un dispositif clairement créé afin d’éviter la création de toute nouvelle ZAD.
Au total, cette loi prévoit de recourir ultérieurement à 23 ordonnances notamment dans les articles 1, 7, 12, 61, 64, 94, 115, 168, 209, 222, 261. C’est en quelque sorte une fusée à plusieurs étages : les ratifications interviendront plus tard.

Outre que cette manière de légiférer par ordonnance est destinée à prendre les ennemis de vitesse, le libellé lui-même de tous ces textes ne se laisse pas saisir par le profane, ce qui est une autre manière de montrer au peuple qui est « le maître des horloges ». Et au temps de l’acculturation médiatique des foules, cela demeure essentiel dans leur gouvernement. Prenons à titre d’exemple la rédaction de cette loi, uniquement en ce qui concerne la modification du repos dominical. Il a fallu 16 articles, 116 paragraphes, 21 900 signes pour l’écrire ! Ne parlons pas des renvois multiples et variés aux lois, au code du travail et autres dispositions réglementaires modifiées.
Dans ces conditions, il est évident qu’aucun citoyen, à moins d’y consacrer des centaines d’heures, ne peut se faire une idée précise des tenants et aboutissants de l’ensemble de cette loi qui a demandé, pour son élaboration, sa rédaction et la vérification de sa conformité constitutionnelle, le travail de nombreux spécialistes, dans une foule de domaines différents, durant plusieurs mois, et la nomination d’une commission spéciale, présidée par...Richard Ferrand, déjà !

Début 2016, P. Gattaz, présent au Forum économique de Davos, a été ravi par les propos du ministre E. Macron qui a publiquement apporté son soutien aux entrepreneurs : « La vie d’un entrepreneur, elle est bien souvent plus dure que celle d’un salarié. Il ne faut jamais l’oublier. Il peut tout perdre, lui, et il a moins de garanties. » [13].

Comment interpréter les objectifs de cette loi ?
Il s’agit d’une loi dont les aspects idéologiques et économiques entretiennent une parenté extrêmement forte avec la politique théorisée par les ordo-libéraux allemands : l’État aurait pour responsabilité de créer un cadre légal et institutionnel à l’économie et de maintenir une concurrence « libre et non faussée » via des mesures en accord avec les lois du marché. Et ajoutons que contrairement au titre qu’elle affiche, cette loi n’entraînera pas de « libération de la croissance » après son adoption, ce que même les économistes « enterrés » reconnaissent.

Trois arguments peuvent être avancés pour comprendre l’élaboration de cette loi. Tout d’abord, il s’agissait de montrer que si la commission Attali avait bien phosphoré durant le mandat Sarkozy, elle n’avait pas pour autant donné naissance à des mesures à la hauteur des ambitions affichées au départ. Cette loi se proposait donc de démontrer « qu’ils en avaient rêvé, mais que Macron l’a fait ».
Son élaboration survenant au moment où Bruxelles se proposait de prendre des sanctions contre le gouvernement Hollande, elle fut la bienvenue et permit d’y échapper. Mais Valls avait parfaitement senti le danger représenté par ce jeune loup aux dents longues, c’est pourquoi il n’y eut jamais de « loi Macron 2 » comme cela avait été prévu à ses débuts au poste de ministre. Macron comprit alors qu’il n’avait plus d’autre choix que de faire cavalier seul.

Enfin, comme ce catalogue de mesures tous azimuts reprenait stricto sensu « la philosophie des exigences patronales et ordo-libérales européennes », Macron fut dès ce moment placé en tête de gondole pour les simulacres présidentiels par tout ce qui est apparenté aux pouvoirs économiques, idéologiques et politiques du capitalisme, médias compris évidemment. Prenons un exemple pour illustrer cette « philosophie » que Macron a su si bien traduire dans les faits. Pour la première fois depuis 1806, un employeur et un salarié pourront signer une convention amiable dans le cadre du code civil, sans référence à celui du travail. Or le code du travail, si imparfait soit-il, limite l’arbitraire patronal et le déséquilibre des forces entre un employeur qui « offre » un emploi et un employé qui doit gagner sa vie. Pour ce faire, le ministre s’est contenté de supprimer un petit alinéa dans l’article 2064 du code civil. Mais ce simple trait de plume change tout. L’alinéa passé à la trappe précisait : « Aucune convention ne peut être conclue à l’effet de résoudre les différends qui s’élèvent à l’occasion de tout contrat de travail soumis aux dispositions du code du travail entre les employeurs, ou leurs représentants, et les salariés qu’ils emploient ». Désormais, l’obstacle est levé. Il suffit qu’un employeur voulant, par exemple, réduire le paiement des heures supplémentaires, signe une convention avec un salarié « volontaire » pour qu’elle s’applique sans aucun recours possible.

Mais il y a autre chose : on glisse ainsi vers une justice à l’états-unienne où aucun code spécifique du travail n’existe au niveau national, les relations patrons-salariés relevant de la procédure civile. Les conflits s’y règlent dans 95 % des cas entre avocats, avant le procès. Nul besoin d’être voyant extra lucide pour imaginer la disparité des moyens dont les uns (employeurs) et les autres (salariés) disposent.
Et il y a encore ceci : en France, ce sont jusqu’à présent les juges prud’homaux dont l’accès est gratuit qui examinent ces affaires, c’est pourquoi Macron s’attache à grignoter leurs pouvoirs jusqu’à leur disparition. Tout cela ressemble à s’y méprendre à ce qui s’est passé en Grande-Bretagne, en Allemagne ou aux bouleversements qui ont été légalement introduits par l’OMC ou par les traités transatlantiques et qui modifient profondément les lois, les normes, les règlements et les usages de tous les pays signataires, au point de les mettre sous la coupe de tribunaux d’arbitrage privés.
Depuis la Libération, aucun gouvernement n’avait injecté de telles potions libérales dans l’ensemble du corps social.

VI. BADINTER CONTRE le CODE du TRAVAIL

(Janvier 2016)

Un épisode politique de fin janvier 2016 est passé relativement inaperçu, il s’agissait de la remise du rapport Badinter [14] – commandé par Valls et Macron – sur la « modernisation » du code du travail dont Gattaz venait de dire « qu’il était l’ennemi n°1 des patrons ». Dans cet exercice de réécriture, il est proprement stupéfiant de constater à quel point la volonté de détricoter définitivement tout ce qui pouvait constituer une protection des salariés est méthodiquement pensé, jusque dans les moindres détails. De plus, ces remises en cause ne sont pas frontales : elles empruntent les chemins tortueux et les méthodes contournées de la sophistique dans le dessein de perdre le lecteur et... feu les ayants droits.

Dans ce rapport Badinter, ce n’est plus le statut social asymétrique de salarié.e que ce nouveau code du travail prend en compte, mais « les libertés et droits fondamentaux de la personne dans toute relation de travail », sachant que des limitations à ces libertés fondamentales pourraient être prises « si elles sont justifiées... par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise » (art. 1). Ainsi, le bon fonctionnement de l’entreprise serait au-dessus des libertés fondamentales ! On comprend alors pourquoi Badinter en fut le maître d’œuvre : présenter ce « glissement du droit » par le célèbre pourfendeur de la peine de mort ne pouvait être critiquable... Or, derrière les ratiocinations alambiquées de ce texte se cache quelque chose de très grave du point de vue du droit : la notion de subordination au cœur du contrat de travail a disparu, remplacée par une « soumission librement consentie » entre deux personnes libres, ce qui généraliserai le renvoi non plus au code du travail, mais au code civil. Ces évolutions juridiques libérales en direction du modèle états-unien, entraîneraient que tout conflit du travail serait désormais porté par « les avocats des parties » avec l’asymétrie des moyens qui sous-tend ce recours à la procédure civile.

De plus, les articles de ce rapport ne font quasiment plus référence à des droits stricto sensu, mais à des droits « à bénéficier d’un accès », « à bénéficier d’une procédure » ou d’une « information sur des droits ». Le distinguo n’est pas anodin, les centaines de milliers de « bénéficiaires » du compte épargne-temps en savent quelque chose : outre que posséder des points sur un compte n’assure aucun droit, cela constitue un crédit de salaire gratuit accordé à l’employeur, une régression radicale du marché du travail qui nous ramène aux débuts du 19e siècle. Par ailleurs, trois bouleversements profonds sont subrepticement introduits :

 Le CDI n’est plus « la forme normale et générale de la relation de travail », ce qui ouvre la voie à la multiplication des CDD en tous genres.
 Le salaire minimum, fixé par la loi, ne mentionne plus l’obligation de le réévaluer en fonction du coût de la vie et celle de garantir une augmentation au moins égale à la moitié de celle des salaires réels moyens.
 Il n’y aura plus de durée légale du travail, elle ne sera plus que « normale », c’est-à-dire possiblement différente d’une branche ou d’une entreprise à l’autre. Les heures supplémentaires, outre qu’elles seraient ainsi drastiquement réduites, ne donneraient plus lieu à des rémunérations majorées, mais à des « compensations » – qui resteront à préciser au cas par cas – et ouvriront la porte à toutes sortes d’innovations : les fameux « comptes » personnels (épargne-temps, droits à des heures de formation, droits à congés, points de pénibilité...). Faut-il rappeler qu’il y a déjà des centaines de millions d’heures supplémentaires qui ne sont pas payées malgré la législation actuelle.

En outre, la durée minimale des repos quotidien et hebdomadaire, la mensualisation, la médecine du travail, les prud’hommes, l’indépendance de l’inspection du travail, les institutions représentatives du personnel, sont remis en cause ou supprimés. Il n’y a même plus d’âge plancher pour le travail des enfants. Dans le nouveau projet de contrat de travail, la nécessité d’une réorganisation de l’entreprise ou l’échec dans la réalisation d’un objectif fixé à l’avance pourrait ouvrir « le droit à licencier sans compensation ». Enfin, tout salarié participerait, par l’intermédiaire de représentants élus, à la gestion de l’entreprise. La confusion des rôles demandée par le Medef entre délégué.es du personnel, membres du comité d’entreprise et membres du C.H.S.C.T. serait ainsi actée à travers la création d’un « conseil d’entreprise » à l’allemande : une collaboration de classe totalement institutionnalisée (art. 47).

Comme tous les rapports récemment élaborés dans le but affiché soit de « diminuer le coût du travail », soit de « réformer l’assurance chômage ou les retraites », ce rapport vise à bouleverser toutes les relations sociales protectrices ou redistributives et à trouver la voie politique la moins coûteuse pour y parvenir. Car le crédo du Medef c’est que ce pays a de nombreuses années de retard sur les dérégulations et privatisations opérées par ses voisins et qu’il convient d’y remédier rapidement, ce que les gouvernements précédents n’ont pas réussi à réaliser assez profondément à son goût. On le voit, les enjeux sont énormes et dépassent très largement les questions conjoncturelles ou tactiques.

VII. LA LOI EL KHOMRI

(aspects)

Le projet de loi El Khomri aurait dû s’appeler loi Macron 2 mais, outre la rivalité ouverte avec Manuel Valls, la fronde des députés socialistes a entraîné que Macron est passé de la 11e à la 14e place du classement protocolaire lors du remaniement ministériel du 11 février 2016, et que les articles de ce qui devait être la loi Macron 2 ont été dispatchés dans d’autres ministères : le projet de loi sur l’éthique et la transparence financière a été porté par Michel Sapin et la réforme du code du travail par Myriam El Khomri.
Après que tous ses aspects ultralibéraux eurent été analysés comme tels, la loi El Khomri a été contestée avec énergie par les secteurs les plus combatifs de la société, dont une grande partie de la jeunesse. Malheureusement, « Nuits debout » et les nombreux mouvements de grève n’ont pu empêcher sa promulgation en août 2016 à cause de la collaboration plus ou moins déguisée des directions syndicales et politiques en déshérence.

Nous ne reviendrons pas sur toutes les attaques contre les droits sociaux contenus dans cette « Loi relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels », mais nous tenterons d’examiner un de ses aspects les moins connus, le CPA ou Compte Personnel d’Activité qui est entré en vigueur le 1er janvier 2017 et que le gouvernement Macron veut étendre par ordonnance :
« Nous créerons un compte citoyen en ligne qui rassemblera sur une même interface tous les droits, notamment ceux liés à la santé, à la trajectoire professionnelle, à la formation, à la situation fiscale, aux droits civiques ». Projet d’ordonnances de l’été 2017.
Centralisé par la Caisse des dépôts et consignations, le CPA [15], cette méga plateforme informatique, est un traitement algorithmique des données personnelles de l’ensemble de la population active et inactive (apprentis, salariés du privé et du public, chômeurs, non salariés, retraités). Progressivement, chaque citoyen âgé de seize ans et plus devra ouvrir un Compte Personnel d’Activité, s’il veut pouvoir prétendre à ce qui restera de ses droits. Comme dans toutes ces réformes, il comporte une face cachée dont l’étendue et la profondeur doivent être mesurés. Voici de quoi il s’agit.

Cet immense fichier, dont les conditions générales d’utilisation sont obligatoires, stipule que les données à caractère personnel sont destinées à « la direction générale de l’emploi ainsi qu’aux employeurs ou aux différents professionnels de la formation professionnelle... ». Un PowerPoint expose la déclinaison de l’interface : de la page « Mon profil », on peut accéder à « Mon parcours », puis à « Mes compétences » et, après un test de 2 à 3 mn, à une page « Mes traits de personnalité ». Ce profilage, qui s’affinera tout au long de la vie, a débuté...

En fait, derrière les objectifs affichés, le CPA transforme chaque individu en « petit épargnant d’un patrimoine » qui le place dans une logique d’accumulation capitalistique, ce qui est à rebours du principe fondateur de la Sécurité sociale – « chacun cotise selon ses moyens et reçoit selon ses besoins » – et marque une liquidation des derniers principes mutualistes. En outre, cela donne l’occasion de transformer tout ce qui relevait les droits acquis en virtualités abstraites qui se comptabilisent en points dont « la valorisation » ressortira entièrement de critères libéraux élaborés par l’État : « un indice du point » modulable à loisir.

Par ailleurs, le CPA catalyse une mutation libérale déterminante des systèmes informatiques des caisses et des services : elle est élaborée par le CIGREF (association de plus de 130 grandes entreprises et organismes français ou européens) et la multinationale CAP GEMINI qui travaillent depuis 2009 à rapprocher les systèmes informatiques des organismes de protection sociale avec les grands groupes assurantiels privés et les mutuelles afin de recomposer « le marché de la protection sociale ». On le constate une fois de plus, c’est le pouvoir régalien qui permet la création ex-nihilo de fabuleux marchés : pour les entreprises de services informatiques qui construisent et font fonctionner tous ces « comptes » ; pour les marchands d’applications auxquels les portails donnent accès ; pour les fournisseurs du Big data, pour les marchands de formation, d’orientation et de conseils qui, comme des vautours, tournent tous autour du CV et « du savoir se vendre » afin de capitaliser les données personnelles. En prime, il s’agit de mettre en œuvre « l’État plateforme » qui se traduit déjà par des suppressions massives de postes dans les services publics, l’arroseur participant à son propre arrosage.

Mais le CPA va bien au-delà : les qualifications et les compétences des « êtres humains virtuels » deviendront ainsi « transparentes » pour les employeurs, conformément à la décision des instances européennes de décembre 2004 instaurant « l’Europass, un cadre communautaire unique pour la transparence des qualifications et des compétences ». C’est ainsi qu’après le fichage/profilage des élèves de la maternelle au collège, la loi El Khomri a promu sa généralisation et son extension du berceau jusqu’à la tombe, sous couvert d’élargir des droits à toutes les catégories sociales, un argumentaire largement utilisé par ailleurs. Cette loi aura donc prêté un concours important au « clonage algorithmique des personnes » tout au long de leur vie et quelles que soient leurs activités, ce qui, n’en doutons pas, en fera des « variables d’ajustement » que l’on pourra gérer et faire circuler à la vitesse de la lumière dans les fibres optiques.

VIII. LE PROGRAMME ÉLECTORAL DE MACRON

(aspects)

« Pour l’instant nous sommes sur un nuage, pour l’instant Emmanuel Macron fait un sans faute ; [...] nous serons bienveillants mais vigilants : le Medef jugera sur pièce », a déclaré Gattaz le 16 mai 2017. Sur la composition du premier gouvernement du nouveau quinquennat, Gattaz a fait valoir que « le critère principal c’est que les ministres connaissent l’entreprise ».

Plus important que de passer en revue toutes les propositions de ce programme, il a paru important d’en recenser les items les plus significatifs du point de vue politique dans les divers domaines que ce gouvernement compte chambarder15. Cela débute avec quelques points de méthode dont celui-ci « la procédure d’urgence sera la procédure d’examen des textes législatifs la plus utilisée afin d’accélérer le travail parlementaire » ou encore celui-là « quand on prend un texte dans le quinquennat, on n’y touche plus... le gouvernement présentera à l’automne un texte de finances publiques quinquennal et un projet de loi de finances pour 2018. Ces textes présenteront la stratégie sur cinq ans, avec le plan d’économies de 60 milliards... ». Mener une guerre sur plusieurs fronts et selon des temporalités différentes nécessitera la mise en place des moyens adéquats :

Une haute administration aux ordres et recrutée dans les entreprises du CAC40
« D’ici la fin 2017, les directeurs d’administration centrale et les principaux dirigeants des organismes publics seront nommés ou confirmés au terme d’une procédure transparente, après revue de compétences et entretien... Nous recruterons un quart au moins des directeurs d’administration centrale en dehors de la fonction publique sur la base d’appels à candidatures ouverts visant à identifier les meilleures compétences... managériales ». Ce qui revient à mettre en place un « spoil system » à l’états-unienne qui permet de choisir les deux-cent cinquante plus hauts fonctionnaires pour s’assurer de la soumission des administrations.

Des services publics définitivement transformés en entreprises...
« Nous mettrons à la disposition des gestionnaires publics les moyens de financer et de conduire des réorganisations génératrices de gains d’efficacité et de qualité de service... Chaque service accueillant du public (hôpital, école, tribunal, caisse d’allocations familiales...) devra afficher, trimestriellement au moins, ses résultats en termes de qualité de service sur la base d’indicateurs concrets... le secteur public est trop fermé sur lui- même. L’action publique gagnerait à s’ouvrir beaucoup plus à l’expérience de profils variés issus de la sphère de l’entreprise... ».
« Les chefs d’établissements scolaires pourront recruter plus librement et bâtir en autonomie leur projet pédagogique ».

Ou réduits à des portails informatiques
« D’ici 2022, 100 % des démarches administratives pourront être effectuées depuis Internet... Nous redéploierons les effectifs de la fonction publique pour créer des postes dans les services qui répondent à l’évolution des besoins des citoyens. Nous les réduirons là où des réorganisations et le numérique permettent de rendre le même service avec un nombre moins grand d’agents ».

Tandis que les entreprises, elles, sont caressées dans le sens du poil
« Un site Internet unique donnera à chaque TPE ou PME les obligations légales et conventionnelles qu’elle doit respecter en fonction de sa situation. Les réponses fournies en ligne seront valables face à l’administration. Un « droit à l’erreur » sera mis au point pour les entreprises en litige avec l’administration ».

La fin progressive du statut de fonctionnaire
« Nous mettrons fin à l’évolution uniforme des rémunérations de toutes les fonctions publiques afin de mieux prendre en compte les spécificités de chacune... Nous introduirons plus de souplesse dans la gestion des carrières avec des rémunérations plus individualisées et la promotion des mobilités... Nous développerons le recrutement sur contrat dans les fonctions non-régaliennes, afin de permettre au service public d’attirer des professionnels d’expérience en fonction des besoins... Nous alignerons le statut des contractuels publics sur le droit du travail commun ».

La suppression progressive des départements
« Nous supprimerons au moins un quart des départements, là où ils peuvent être rapprochés de l’une de nos grandes métropoles... Nous apporterons un soutien à la performance des collectivités locales et un appui à leur modernisation ».

Europe, Ecologie et CETA
 « Je ferai un tour des capitales européennes. Je proposerai une feuille de route à cinq ans pour doter la zone euro d’un vrai budget voté par un Parlement de la zone euro et exécuté par un ministre de l’Économie et des Finances de cette zone. Un fonds de capital-risque permettra de financer le développement des startups européennes ».
 « Nous supprimerons les normes issues de la surtransposition et imposerons la suppression d’une norme récente pour toute nouvelle norme votée... Nous ne rajouterons aucune norme nationale aux normes européennes dans les secteurs agricole, maritime et de la pêche ».
 « Ce traité [le CETA] améliore objectivement les choses dans notre relation commerciale avec le Canada ».

Une gestuelle anesthésiante
Il s’agit de donner du « grain à moudre aux médias » et de leur procurer un hochet distrayant pendant que des décisions importantes seront prises par « le maître des horloges ». Il est ainsi prévu :

 Une loi de la « moralisation de la vie publique » ;
 Des assises de l’Outre-mer ;
 Une dépénalisation de la consommation privée de cannabis ;
 La lutte contre les discriminations érigée en « priorité nationale » ;
 L’extension des horaires des bibliothèques ;
 L’écriture d’une « charte des droits et des devoirs pour donner du contenu à la notion d’égalité » ; - Un « Grenelle de l’alimentation » ;
 Des « conventions citoyennes pour redonner un sens au projet européen ».

Comme on peut le voir dans ces quelques citations, Macron n’a qu’un seul horizon, l’introduction du management entrepreneurial dans toutes les fonctions publiques et les méthodes qu’il compte mettre en place en sont issues : il s’agit entre autres de tout concentrer dans les mains d’un patron (de région, de commune, d’établissement scolaire...) secondé par des managers dévoués et contrôlés par des objectifs chiffrés. Dans cette perspective, l’État privatisera tous les services publics qui peuvent l’être (postes, écoles, universités...), ce qui revient à mettre en cause toutes les formes de « salaire différé » ou de mutualisation et de dégager de nouveaux marchés. Par ailleurs, la révision du code du travail supprimera les règles qui protègent les individus du dumping social généralisé, à charge pour eux de se rendre employables ou de s’inventer leurs propres emplois. Et si Macron compte mener une guerre éclair pour imposer son programme, c’est qu’il a tiré les leçons des succès allemands, italiens, anglo-saxons et des échecs de Sarkozy ou Hollande.

La voix du Capital : « Réformer le droit du travail par ordonnances est justifié et nécessaire »

Le 18 mai 2017 par Agnès Verdier-Molinié, fondation iFRAP (ur1.ca/qwalk)

« Oui, il faut souhaiter au nouveau président de ne pas capituler devant les oppositions qui se dressent contre l’application de son programme et l’utilisation des ordonnances, sinon nous aurons encore un quinquennat de perdu. D’autant que les mesures à prendre de façon urgente vont au-delà de celles programmées par Emmanuel Macron. Ainsi, en matière de droit du travail, plusieurs réformes qui fâchent doivent être adoptées : nouvelle définition du licenciement économique, assouplissement des obligations de reclassement (PSE), abandon des 35 heures, nouvelle réglementation des contrats de travail à durée déterminée et des contrats de travail à temps partiel, réglementation de l’assurance-chômage, modification des obligations liées au franchissement des seuils d’effectifs salariés. On pourrait aussi citer l’abrogation du monopole dont jouissent les syndicats pour la présentation des candidats au premier tour des élections aux institutions représentatives du personnel, l’ouverture à l’employeur de la faculté de recourir au référendum d’entreprise pour l’adoption de mesures ayant obtenu l’accord d’au moins 30 % des syndicats représentés, ainsi que la généralisation de la possibilité pour les accords d’entreprise de supplanter les accords de branche, sans que ces derniers puissent l’interdire ».

IX. LE PROJET D’ORDONNANCES DE MACRON

Étant donné que ce texte a été rédigé en juin et juillet 2017, seuls les projets d’ordonnance et de Loi sécuritaire étaient connus, notamment grâce aux « fuites » dont les médias se sont fait l’écho. Cela ne change rien aux appréciations et aux analyses développées ci-dessous.

Des révélations accompagnées de commentaires très largement insuffisants  [16]
Cela fait normalement partie du travail journalistique que de tenter d’informer l’opinion. En l’occurrence, les enjeux ne résident pas seulement dans la présentation des faits mais, plus qu’à l’ordinaire, dans leurs commentaires. Or, s’agissant du projet d’ordonnances, les difficultés d’appréciation déjà nombreuses se combinent en général avec un point de vue critique inconsistant.
Cela tient d’abord à une stratégie finement élaborée par la technocratie ultralibérale qui navigue entre les grandes écoles, les think-tanks libéraux, les plus grandes banques, les instances européennes, la haute administration et les cabinets ministériels. Cette technocratie a depuis longtemps intégré qu’il était nécessaire de déployer une tactique finement élaborée sur plusieurs années afin de défaire les forces politiques qui s’opposent aux « réformes structurelles » dont elle est porteuse et qui ont pour conséquence de mettre à genoux toute une population. Souvenons-nous des manigances gagnantes d’une Troïka – pourtant illégale et illégitime – en Grèce.

C’est ainsi que dès le début des manœuvres, les textes de ces « réformes structurelles » sont copieux, denses et ne se laissent pas comprendre sans avoir accès à un domaine législatif étendu, ni sans avoir à portée de mains les dizaines de codes qui sont modifiés par la nouvelle loi ou les ordonnances en préparation (le code général des impôts, des assurances, du commerce, de la consommation, de la sécurité sociale, de la santé publique, de l’urbanisme, de l’environnement, du tourisme...). Par exemple, il est souvent et subtilement proposé de changer un mot ou une ligne dans un article de loi ou dans un code, ce qui est destiné à en transformer subrepticement mais substantiellement le sens (cf. la loi Macron de 2015 avec ses trois cents articles). Cela fatigue et endort la vigilance de qui souhaiterait aller y voir de plus près, et après tout, se dit le lecteur, comme ce ne sont qu’un mot ou une ligne qui sont modifiés, ce ne doit pas être si important que cela...

Les difficultés tiennent ensuite au fait que derrière chaque « mesure faciale positive » (une expression tirée du sabir technocratique qui constitue la base des « éléments de langage » distribués aux médias), se cache toute un ensemble insoupçonnable de profondes restructurations ; une tactique sur laquelle nous reviendrons plus loin. En fait, ces offensives ultralibérales s’avancent masquées mais il s’agit de réaliser que leurs étendues et leurs profondeurs sont telles, qu’elles menacent d’engendrer une déstructuration et une régression sociales jamais vues depuis les années 1940.

Mais ce qui est aussi visé, c’est de neutraliser de manière pérenne tout mouvement d’opposition en lui infligeant une défaite du type de celle qui fut administrée aux contrôleurs du ciel par Reagan en 1981 (ur1.ca/qyspg) ou aux mineurs par Thatcher en 1985 (ur1.ca/qyspq). Un tel revers ouvrirait la porte à d’autres « réformes structurelles » et à un démembrement social encore plus profond. Les enjeux sont donc colossaux, au point que l’on peut dire sans risque de se tromper qu’ils représentent une accélération de l’histoire, un tournant politique majeur dans ce pays et qu’ils sont même de nature à entraîner des bouleversements anthropologiques pour les générations à venir. Nous avons pesé chacun de nos mots dans ces dernières phrases.
Mettre en évidence ce point de vue sur chaque projet d’ordonnance ou sur l’ensemble du programme de Macron serait impossible dans le cadre de ce travail et compte tenu de l’urgence de la riposte. Nous nous contenterons de le faire uniquement pour le dernier projet d’ordonnance en espérant ainsi illustrer clairement notre mise en garde, fût-ce sur ce seul exemple.

Des attaques du code du travail dont certaines seraient à moduler selon les résistances...
« L’avant-projet de loi habilitant le gouvernement à prendre, par ordonnances, des mesures pour l’emploi » tel que le document du 12 mai 2017 révélé par la presse l’indique, prévoit dans son article 1er neuf ordonnances. Les huit premières concernent les « réformes structurelles » voulues par Macron et la neuvième a pour objet leur transposition dans certaines collectivités d’outre-mer.

Un commentaire fait l’objet d’une toute petite note en bas de page : le nombre des ordonnances est « à ajuster selon les options retenues », c’est-à-dire en fonction de la conjoncture et du rapport de forces. Il ne serait « ni possible ni souhaitable » d’adopter toutes ces réformes par ordonnances, précise même le document. Ainsi, certaines réformes y sont indiquées comme « prioritaires », c’est-à-dire à mettre en œuvre cet été, tandis que d’autres, rédigées en italique, « apparaissent comme moins prioritaires » et pouvant attendre. Cette première version des ordonnances va bien évidemment au-delà des éléments annoncés jusqu’à présent dans le programme électoral de Macron.

Ordonnance n°1

TOUT NÉGOCIER DANS LE CADRE DE L’ENTREPRISE

« Il faudrait attribuer une place centrale [...] à la négociation collective d’entreprise en élargissant ses champs de compétence » : non seulement le contrat de travail, mais aussi la durée du travail, la santé / sécurité, les salaires... Ce qui est jugé prioritaire dans cette ordonnance, c’est la négociation du contrat de travail au niveau de l’entreprise (pas les autres points). C’est en effet par ce cheval de Troie (le contrat de travail) que pourront être introduites les autres attaques. On voit d’ici la course au dumping social à laquelle vont pouvoir se livrer les entreprises, tout en menaçant de fermer (voir plus loin) si les salarié.es n’acceptent pas leurs nouvelles conditions d’esclaves.
De plus, lorsqu’intervient aujourd’hui un accord d’entreprise qui modifie le contrat de travail initialement établi, le/la salarié.e est amené.e à signer un avenant, ce que l’ordonnance propose de supprimer en instituant la primauté de l’accord d’entreprise sur le contrat de travail. Autrement dit, même un contrat de travail signé dans le cadre de l’entreprise ne pourra plus être opposable à de nouveaux reculs décidés à la suite d’un accord d’entreprise. En outre, les salarié.es qui bénéficieraient encore d’un ancien contrat de travail pourront se voir imposer de nouvelles conditions de travail. Ne doutons pas un instant du fait que cela sera présenté comme une mesure d’équité entre nouveaux et ancien.nes embauché.e s...

Dans cette ordonnance, la longue liste des sujets abordés couvre des thèmes pour lesquels la loi prévoyait jusqu’ici qu’il était impossible de déroger par accord d’entreprise. La loi El Khomri avait ouvert une première brèche sur l’organisation du temps de travail, renvoyant à la négociation d’entreprise la question des heures supplémentaires : un accord d’entreprise ou de branche peut prévoir une majoration limitée à 10 %, la règle des 25 et 50 % ne s’appliquant que lorsqu’il n’y a pas d’accord d’entreprise. Mais il est maintenant question de définir à l’échelle de l’entreprise les motifs de licenciement, ce qui serait la porte ouverte aux régressions sociales les plus graves. En effet, il suffirait par exemple de définir un niveau de production pour tel ou tel poste, pour que le non respect de cet objectif puisse entraîner le licenciement. En outre la révision du « périmètre d’appréciation des difficultés économiques » pourrait permettre à une entreprise de réduire les effectifs de sa filiale française malgré ses résultats florissants à l’échelle internationale. Cerise sur le gâteau, le seuil de déclenchement des « plans de sauvegarde de l’emploi » pourraient être relevés et les obligations de l’employeur revus à la baisse...
Pourraient également faire l’objet d’un contrat de travail local (ou d’un accord d’entreprise ultérieur) le niveau des indemnités de licenciement (une autre manière de court-circuiter les prud’hommes), la durée de la période d’essai, le préavis et les congés familiaux. Pourraient aussi être révisés, au niveau de chaque entreprise, le motif du recours au CDD, sa durée maximale, le nombre de renouvellements possibles, la période de carence entre chaque contrat, les cas de rupture...

Ordonnance n°3

DES REFERENDUMS À L’INITIATIVE DE L’EMPLOYEUR

Afin de généraliser les accords dérogatoires d’entreprise portant sur les champs précités, il faudrait faciliter leur adoption : déjà depuis début 2017, quand un accord est refusé par les syndicats majoritaires (représentant au moins 50 % des salarié.es), la loi El Khomri permet aux autres syndicats de recourir au référendum à condition qu’ils représentent au moins 30 % des salarié.es. Macron veut peu à peu ouvrir cette possibilité au patronat, dans chaque entreprise, afin de « renforcer la capacité à adopter un accord d’entreprise » y compris si aucun syndicat ne l’a signé.
S’ajoute à cela la possibilité de négocier dans l’entreprise avec des élu.es sans étiquette. C’est à coup sûr une régression que réclamait depuis longtemps le MEDEF. Bien que cette ordonnance soit classée moins prioritaire dans le temps, on imagine très bien sur quoi cela pourrait déboucher...

Ordonnance n°4

REVOIR LA PLACE DES BRANCHES PAR RAPPORT À CELLE DES ENTREPRISES

Une autre mesure, qualifiée de moins prioritaire dans le temps, consisterait à « redéfinir le rôle de l’accord de branche et à en réduire le nombre », afin d’être au plus près des besoins des employeurs, de la PME à la multinationale, la « primauté étant donnée aux accords d’entreprise sur les accords de branche ».
Actuellement, il y a six thèmes de négociations obligatoires au niveau de la branche et sur lesquels le patronat ne peut pas déroger dans un sens moins favorable aux salariés, par accord d’entreprise : égalité hommes-femmes, pénibilité, salaires, classifications, prévoyance et formation professionnelle.
Selon l’avant-projet de loi, ne se négocierait plus au niveau de la branche que deux thèmes obligatoires, les salaires minimums et l’égalité professionnelle. Les quatre autres sujets ne sont pas mentionnés et pourraient être transférés vers la négociation d’entreprise.

Ordonnance n°2

D’ABORD LIGOTER LES PRUD’HOMMES

Cette ordonnance jugée prioritaire consisterait à « instaurer un référentiel [un plafond et un plancher des dommages et intérêts versés au salarié] pour le montant de l’indemnité octroyée par le conseil des prud’hommes en cas de licenciement » abusif. Cette mesure aurait un effet irrémédiable, à savoir de vider de sa substance l’acte qui consiste à juger. En effet, le juge apprécie non seulement la validité du motif du licenciement mais également ses circonstances, le type d’entreprise dont il émane, la situation professionnelle et familiale du salarié, son âge et sa capacité à retrouver un emploi et tous les autres facteurs de la réalité qui peuvent décupler les effets d’un licenciement. De plus le délai de saisine serait réduit de douze à deux mois.

Initialement prévue dans la loi Macron de 2015, cette attaque a été retoquée par le Conseil constitutionnel. Avec quelques modifications de forme, elle a été glissée en 2016 dans la loi El Khomri, puis retirée face à la mobilisation. Pour la troisième fois donc, Macron essaie de faire adopter cette disposition réclamée par le patronat qui voudrait intégrer dans ses calculs de rentabilité la durée des contentieux et le montant des condamnations.
En voici la version débitée par la ministre du Travail, M. Pénicaud le 6 juin 2017 : « Il n’est pas normal, pas juste, pas sain qu’un même fait puisse donner lieu à des dommages et intérêts allant du simple au triple sur le territoire ». Où l’on voit que ces gens-là ont été à bonne école et ont bien intégré le social-libéralisme dans leurs « éléments de langage ».

On sait que la finalité stratégique de cette politique consiste à démanteler totalement les tribunaux prud’homaux, quitte à y mettre le temps et les moyens. Cela peut prendre plusieurs voies. Mais une fois ce but atteint, dans la loi et dans la réalité, il sera quasiment impossible de revenir en arrière car il faudrait non seulement recruter de nouveau des juges et les mettre en place, mais surtout avoir abrogé les lois précédentes et ré-élaboré un statut juridique de ces tribunaux, sans parler des questions matérielles corollaires.
En termes technocratiques, cette manière de faire s’appelle « la stratégie du cliquet ». C’est une méthode mise au point, d’abord dans le domaine juridique, par les technocrates européens depuis plus de deux décennies : toute réforme structurelle peut être freinée, mais une fois mise en place il sera quasiment impossible de la remettre en cause sans d’énormes « investissements sociaux et politiques ».

Ordonnance n°5

FUSIONNER LES INSTITUTIONS REPRÉSENTATIVES DU PERSONNEL

Cette ordonnance jugée prioritaire consisterait à fusionner le comité d’entreprise, le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) et le/la délégué.e du personnel (DP) dans une instance unique.
Un regroupement non obligatoire, précise toutefois le texte, si bien que certaines entreprises pourraient attendre un moment plus propice pour l’imposer. Toujours la même tactique : grignoter peu à peu, mais inéluctablement, les droits acquis.
Plusieurs possibilités ont déjà été introduites par la loi Macron de 2015 : pour les entreprises de moins de 300 salarié.es, l’employeur peut mettre en place une délégation unique du personnel regroupant le comité d’entreprise et la délégation du personnel, ce qui n’est possible dans les entreprises de plus de 300 salarié.es que via un accord d’entreprise.
Outre la réduction du nombre de délégué.es et d’heures de délégations, c’est également une manière subreptice de mettre en cause le statut, le rôle et les possibilités du CHSCT qui a une personnalité juridique lui permettant d’aller en justice, de faire des enquêtes ou de diligenter des expertises.
À n’en point douter, les tractations seront denses (et bienveillantes) avec la CFDT qui est très implantée dans le secteur privé et verrait son nombre d’élus diminuer.

Ordonnance n°6

DE « COMPENSATIONS SYNDICALES »...

En contrepartie de l’ordonnance n°5 prévoyant une fusion des instances du personnel, l’avant-projet de loi donnerait de nouveaux avantages aux représentants syndicaux. Ainsi, leur formation serait renforcée : « au-delà des compétences en droit social, ces formations doivent aussi porter sur les enjeux spécifiques de la gestion d’une entreprise, pour que syndicats et employeurs parviennent à mieux se comprendre et aboutir à des solutions communes plutôt que de confronter des positions stériles ». Tout est dit.
Dans ce deal, il est aussi prévu de mettre en place le fameux chèque syndical promis dans le livre-programme Révolution de Macron, une idée inspirée de l’expérience menée chez l’assureur Axa : l’entreprise donne à chaque salarié un chèque qu’il remettra au syndicat de son choix. Une manière d’inviter les syndicats à « faire leur révolution du client », c’est-à-dire à se plier à la demande assurantielle des salariés. Enfin, le gouvernement envisagerait de « récompenser l’engagement des élus syndicaux et de lutter contre la discrimination syndicale » dans le déroulement de leur carrière... si vous voyez ce que nous voulons dire. Une ordonnance jugée prioritaire (pardi) et intitulée « renforcer la pratique et les moyens du dialogue social »...

Ordonnance n°7

EN « COMPENSATIONS SYNDICALES »

C’est bien connu, nous avons un temps de retard sur le modèle de « concertation » allemand ou nordique : là-bas, les administrateurs salariés siègent de droit dans les entreprises d’une certaine taille, ce qui facilite la collaboration. On a vu au début de ce document où cela a entraîné la population allemande. Il s’agit par cette ordonnance de « mettre en place des incitations » pour que les entreprises augmentent le nombre d’administrateurs salariés par des accords d’entreprise (ou de groupe). Parmi les options, il serait question de baisser le seuil (de 1000 à 500 salarié.es) autorisant la présence d’administrateurs salariés dans les entreprises. Cette ordonnance, jugée moins prioritaire dans le temps, est présentée comme une aide à la « meilleure représentation des salariés dans les conseils d’administration ».
Un deal à rapprocher du projet d’ordonnance précédent.

Ordonnance n° 8

DESTRUCTION DE L’ASSURANCE CHÔMAGE AU PROFIT D’UN ASSISTANAT

« Réformer l’indemnisation des travailleurs privés d’emploi » n’est pas prioritaire, car un gros projet de loi est en préparation pour le printemps 2018. Mais c’est l’une des grosses surprises à la lecture de ces ordonnances : la destruction du système d’assurance chômage est inscrite au programme des concertations de cet été ; il ne peut donc s’agir que de tester les réactions dans le but d’affiner stratégie et tactique à mettre en œuvre pour ce gros morceau.

C’est une réforme structurelle que Macron justifie par la création d’une assurance chômage universelle « ouverte à tous les actifs – salariés, démissionnaires, artisans, commerçants indépendants, entrepreneurs, professions libérales, agriculteurs » – et qui sera « financée par l’impôt ». En fait, que ce soit pour le chômage, les retraites, ou la maladie, il s’agit de faire d’une pierre plusieurs coups.

 Étendre le même régime d’assurance chômage ou de retraite à tous les actifs, constitue la première « mesure faciale positive » qui se présente sous les atours de l’équité et de l’universalisme.
 Supprimer les cotisations sociales des salariés, cela apparaîtra comme une augmentation de leur « pouvoir d’achat » et sera présenté comme la seconde « mesure faciale positive » dans la campagne de communication du gouvernement. Nous verrons plus bas ce qu’il en est en réalité des ces mesures « positives ».
 Cela entraînera la suppression des cotisations patronales afférentes qui sont en général bien plus importantes que les cotisations salariales et touchent la totalité des employés d’une entreprise.
 En supprimant (ce qui prévu pour janvier 2018) toutes les cotisations à un régime de redistribution généralisé, qu’il s’agisse de la maladie, du chômage ou de la retraite (qui sont des formes du « salaire différé »), on supprime des droits inscrits dans la constitution de 1945 et l’on transforme les chômeurs et les retraités en assistés (par l’État) qui n’ont plus rien à dire ou à revendiquer, sans aucun recours possible.
 Étendre et augmenter la CSG en lieu et place des cotisations, c’est, chose nouvelle, demander à un retraité de continuer à cotiser pour la retraite, ce qu’il a fait durant toute sa vie de salarié. Cela représentera une première diminution des pensions de retraite (au printemps 2017 en Grèce, Tsipras a fait voter la 14e réduction des pensions).
 Cette imposition sur les revenus de la personne est presqu’aussi injuste que la TVA : par exemple, le patron d’une entreprise de 1000 salarié.es verra la CSG de son seul émolument personnel augmenter alors que les charges sociales dues au titre des 1000 personnes employées diminueront... Drôle d’équité au profit d’un seul !
 Enfin, le plus important réside dans le fait que l’État, en fonction des critères qu’il se fixera à lui-même, pourra augmenter la CSG (ou agir sur le montant du point d’indice des retraites) quand bon lui semblera, en dehors de toute négociation et en fonction de critères qu’il aura lui-même choisis et qu’il est facile d’anticiper : le taux de croissance annuel, le pourcentage du déficit budgétaire ou le montant de la dette rapporté au PIB.
 Comme les droits à la retraite ne seront justement plus des droits, il sera facile d’en diminuer le montant et de proposer d’y remédier par la souscription d’un plan d’épargne auprès des fonds de pension. En d’autres termes, l’insécurité entretenue des générations encore « employées » poussera celles-ci à souscrire des plans de retraite privés.
On peut voir sur ce seul exemple à quel point le programme de Macron est intelligemment ficelé et quels énormes dangers il recèle.
Une analyse similaire pourrait être développée en ce qui concerne l’exonération de la taxe d’habitation. Pour le dire brièvement, il s’agit d’assécher financièrement les communes qui devront passer « un contrat d’objectifs » avec les « super régions » managées comme des entreprises du CAC 40. On en profitera pour commencer à supprimer les départements et les services publics actuels suivront le chemin de la poste et de la sécurité sociale

X. UN ÉTAT D’URGENCE PERMANENT INSCRIT DANS LA LOI

(d’après l’avant-projet de loi « antiterroriste » [17]

Selon ce texte, l’exécutif veut confier de manière permanente aux préfets et au ministre de l’intérieur le pouvoir d’assigner des individus dans un « périmètre géographique déterminé », et de perquisitionner de jour comme de nuit, deux mesures jusqu’ici indissociables de l’état d’urgence.
Les représentants de l’État pourraient aussi exploiter les données de téléphones ou d’ordinateurs, ordonner fouilles et palpations, et placer quelqu’un sous bracelet électronique. Jusqu’ici, de telles contraintes ne pouvaient être exercées, hors procédure judiciaire, que dans le cadre de l’état d’urgence.
Serge Slama, membre du Centre de recherche et d’études sur les droits fondamentaux, souligne que ces mesures permettent « au préfet d’ordonner des vérifications sur simple dénonciation » – ou production d’une note blanche par les RG – et relève par ailleurs que le texte est « un mélange entre le droit des étrangers et les dispositions de l’état d’urgence » comme le montre notamment l’exemple des assignations à résidence. En effet, l’avant-projet envisage que le procureur de Paris (lié au garde des sceaux) soit seulement sollicité pour donner son accord aux perquisitions et soit « informé » en cas d’assignation, exactement comme pour les centres de rétention. Le juge pénal (indépendant) se verrait, lui, seulement sollicité pour punir la violation d’une assignation (jusqu’à trois ans de prison et 45 000 euros d’amende !).

Des associations et juristes ont appelé le président de la République et le gouvernement à « retirer ce projet de loi inacceptable ». L’avocat William Bourdon, qui a pris la parole au côté d’organisations telles que la Ligue des droits de l’homme, Amnesty International ou Human Rights Watch, a décrit un gouvernement lancé dans une « surenchère liberticide » et ajouté : « un préfet à la manœuvre dans la restriction des libertés individuelles, c’est inédit dans le paysage européen ».

RÉFLEXIONS

Un grand pas aura été franchi dans la théorie critique lorsque la filiation qu’il y a entre la réduction des êtres humains qui fut opérée dans des wagons de marchandises et les variables d’ajustement qu’ils sont aujourd’hui devenus dans l’économie aura été identifiée comme la permanence de l’ontologie mortifère et transgressive18 qui se niche au cœur de l’Occidentalie capitaliste.

Le phénomène Macron cristallise une mutation dans l’exercice du pouvoir d’État, mais pas seulement
Si la classe économiquement et politiquement dominante a ouvertement promotionné son candidat sans la médiation des partis politiques traditionnels, c’est qu’à la lumière des expériences occidentales depuis le début des années 1980, il est apparu qu’en France, cette médiation restait contre-productive s’agissant de démembrer ce qui reste de services publics et de protection sociale. Le contournement du parti socialiste tenté en 2007 par Ségolène Royal et l’introduction des primaires participent de cette analyse dont un des corollaires stipule qu’il est devenu possible de s’en passer sans risque social majeur [18]. Ainsi, le processus de légitimation dans la conquête du pouvoir peut maintenant relever du marketing-management [19] et du merchandising : chaque produit en rayon doit s’exposer convenablement pour être en mesure de se vendre lui-même. L’autre raison de cette évolution c’est que les sociétés occidentales sont profondément effondrées, ce qui autorise l’arrivée de clowns au sommet de l’État (Reagan, Berlusconi, G. W. Bush, Trump...), pour peu qu’ils ne contredisent pas les intérêts du capital. C’est malheureusement aussi ce qui explique la déshérence d’une partie de la jeunesse qui s’en remet aux clips du Web dans sa quête d’humanité, d’absolu ou d’idéal.

Disons-le dès le départ : Macron ne fera pas de compromis parce qu’il est convaincu d’avoir conquis une base sociale (même s’il est conscient qu’elle reste à solidifier) et un rapport de forces suffisants (en tout cas plus solides que ceux de Sarkozy ou de Hollande) pour imposer sa politique et qu’il pense pouvoir consolider durablement l’un et l’autre dans la suite de son mandat. Car l’ambition affichée, c’est de réussir à fonder une alliance interclassiste solide, susceptible de rester longtemps dominante autour d’un large programme ultralibéral qui vise à restructurer l’ensemble du champ social via l’approfondissement de l’intégration politico-économique européenne, la remise en cause de tous les fondements du compromis politique hérité de l’après-guerre, tout en promouvant des mesures d’anesthésies sociales fortes et l’instrumentalisation de la menace terroriste pour étouffer toute contestation. En effet, Macron a également compris que la stabilisation d’un nouveau bloc social dominant suppose d’abord des changements économiques, politiques et institutionnels profonds pour le créer.

C’est ce que le parti socialiste n’a pas réussi à faire depuis qu’il existe malgré le fait que ses gouvernements successifs aient privatisé à tour de bras ou adopté des lois qui furent une étape importante dans l’évolution néolibérale du pays, car cela fut fait en épargnant (du moins dans un premier temps) les couches qui lui étaient traditionnellement acquises et en maintenant un minimum de redistribution keynésienne propre à l’état social. Si les illusions sur la nature de la social- démocratie sont tombées depuis longtemps, il est notable que l’adieu sans remords et définitif au prolétariat [20] ne fut clairement théorisé par la Fondation Terra Nova qu’au début des années 2010. Prenant appui sur un « rétrécissement de la classe ouvrière » et un désaccord entre les valeurs portées par « la gôche nouvelle » et feu les ouvriers, la Fondation recommandait au parti socialiste de structurer son électorat autour de « valeurs culturelles » au détriment des « valeurs socio- économiques » (euphémisme typique de la novlangue). « La France de demain » serait celle des diplômés, des urbains, des jeunes, des femmes qui ont opté pour la flexibilité, la mobilité et l’efficience. Terra Nova utilisait de façon conforme à la doctrine néolibérale l’opposition entre insiders (les précédents) et outsiders, c’est-à-dire les salariés de l’industrie devenus obsolescents qui ne sauraient constituer une majorité électorale, même avec le renfort des « Français issus des quartiers » ou « des minorités ».

Autrement dit, Terra Nova proposait une « stratégie d’élargissement vers les classes moyennes » qui nécessitait de placer au premier plan un « narratif autour des valeurs culturelles » et de « mettre sous l’éteignoir les propositions économiques et sociales trop marquées à gauche » (sic). Et comme les classes populaires ne seraient plus en phase avec les valeurs culturelles de cette gôche, il valait mieux les abandonner au Front national. L’influence de Terra Nova sur la campagne du Parti socialiste s’est également exercée sur le mode de désignation du candidat à l’élection présidentielle – l’institution de primaires calquées sur celles des États-unis. On aura constaté durant cette campagne électorale à quel point ce processus des primaires aura efficacement contribué à dynamiter ce qui restait de ce parti.
Jusqu’en 2012, la stratégie capitaliste de transformation néolibérale de la société française a connu une répartition implicite des tâches : les coalitions de gôche appliquaient des réformes néolibérales sur les marchés des biens et services ou dans le système financier et laissait à la droite celles qui touchaient aux relations sociales. Mais comme on l’a vu plus haut, cela avait commencé à changer de manière radicale avec le tandem Hollande-Valls-Macron, mais non sans remous.

Le processus d’intégration européenne fut un instrument important de soumission au capital.
Il a en premier lieu été installé dans les esprits que l’Europe serait une construction politique indispensable à maintenir la paix sur ce continent, ce qui fut démenti par les guerres des Balkans, d’Ukraine, de Crimée mais surtout par l’installation de la guerre économique de tous contre tous – issue de l’organisation du dumping social généralisé – qui est le terreau sur lequel croît durablement l’extrême droite dans tous les pays. Ceci dit, cette croissance de l’extrême droite s’est avérée, à plusieurs reprises, un repoussoir dont l’instrumentalisation a été bien pratique dans la conquête du pouvoir ici et là.
Depuis longtemps, lorsqu’un gouvernement s’avise de s’écarter des diktats de Bruxelles, les marchés financiers le rappellent à l’ordre par une hausse des taux d’intérêts qui augmente la charge de la dette et diminue ses marges de manœuvre politique, parfois de manière drastique, comme en Grèce, malgré la soumission totale de Syriza. C’est ainsi que la politique des gouvernements libéraux, qu’ils soient de droite ou de gôche, dépend infiniment plus des créanciers internationaux que des intérêts de ceux qui les ont élus. D’où leur difficulté à composer un bloc social stable pour les soutenir de manière pérenne : ils naviguent entre les propositions d’adhésion idéologique, les mesures d’anesthésie politique, la répression dans l’œuf de tout mouvement de résistance, la décomposition avancée du corps social et la disparition de tous les contre-pouvoirs.

Comment le néo-libéralisme construit l’idéologie de sa base sociale
On savait que le capitalisme avait promu depuis des lustres la propriété individuelle, en particulier immobilière, d’abord dans le but d’enchaîner un peu plus profondément les salariés au crédit de long terme puis de les transformer en spéculateurs singeant à leur échelle ceux des marchés financiers internationaux (surtout depuis que dans les années 1970 le capital fictif est devenu dominant, y compris dans les têtes). C’est ainsi que s’installent et se transmettent les aliénations : les représentations majoritaires deviennent les ressorts de comportements quotidiens, le tout étant véhiculé par la matérialité des rapports sociaux prépondérants. Dans les éléments de langage à vocation médiatique, c’est ce qui est dénommé « valeurs » sans que les locuteurs aient conscience que ce substantif s’intègre parfaitement à l’essence du capital [21].

Autre exemple : il y a quatre décennies la concurrence – « libre et non faussée » ont-ils le cynisme d’ajouter – était une « valeur » qui n’avait pas cours. Depuis, elle est devenue le crédo du néolibéralisme, transposable dans tous les domaines de l’activité humaine. Comme cette « valeur » (la concurrence) est maintenant largement assimilée (et rapportée à la soi-disant inéluctable mondialisation des échanges), tout régime social favorable à certains salariés est fustigé comme une entrave injustifiable dans la lutte que doivent se livrer les entreprises tant au niveau local que mondial, ce dont pâtissent en retour ces même salariés ; c’est ainsi que le chantage à la fermeture ou aux licenciements est devenu permanent. Les « accords d’entreprise » au programme du gouvernement Macron visent à multiplier ce processus à l’infini, ce qui en ferait une arme de destruction massive de toute forme de solidarité et partant, des possibilités de révolte. Ainsi, tout régime social particulier (de retraite, de sécurité sociale, d’indemnisation du chômage...) doit disparaître... Ce faisant, on perçoit bien la subtile petite musique de fond qui se présente comme égalitaire et parfois même libertaire : tous sur le même plot de départ, avec les mêmes chances de réussite, quitte à agrémenter ce discours d’une velléité de discrimination positive ou de promotion de l’école de la « deuxième chance », lorsque c’est nécessaire.

Par extension, tout acquis social particulier est stigmatisé comme illégitime au regard des difficultés que chacun rencontre dans la vie d’aujourd’hui (selon un discours victimisant à la mode). Ce « privilège » est assimilé à une distorsion de concurrence dans le « struggle for life » que chacun mène contre tous. Ainsi le néolibéralisme endosse les habits anarcho-capitalistes (comme on dirait dans la Silicon Valley) pour approfondir et généraliser ses attaques tout en étayant l’idéologie de sa nouvelle base sociale. Certains acquis sont même taxés de « situations de rente » avec la morgue méprisante dont sont capables tous les actionnaires envers les « sans dents » ou « ceux qui n’ont pas réussi et qui ne sont rien ». Et lorsque ces acquis des luttes ne sont pas indexés à une catégorie sociale qualifiée de privilégiée, ils sont tout bonnement relégués dans les accessoires d’un passé antédiluvien (l’État-providence). Et chacun doit intérioriser le fait qu’ils sont devenus totalement incompatibles avec une « modernité définitivement mondialisée » qu’il serait vain, populiste, réactionnaire ou nationaliste, de vouloir combattre. Tout frein à la concurrence, y compris entre les individus, est fustigé non seulement comme « économiquement contre-productif » mais aussi moralement condamnable, ce que la presse main stream aux mains du capital reprend ad nauseam (voir les enquêtes d’Acrimed sur la campagne Macron, ur1.ca/r6357).

Pourtant, depuis longtemps, dans le secret des directions transnationales et dans l’idéal du capitaliste lambda demeure le fantasme inaltérable de tuer toute concurrence, ce qui n’est pas nouveau ; la concentration à l’échelle mondiale qui se produit depuis des lustres dans certains secteurs (chimie, agro-industrie, informatique...) en est une illustration permanente. Et lorsque ce type de concentration est impossible, chaque « sous-officier du capital » s’y emploie localement, en dérogeant aux lois, aux règles ou aux directives, fussent-elles celles du pays, de l’Europe ou de l’OMC. Par exemple, dès la fin des années 1990, Air France expliquait en détail à l’Ecole Nationale d’Aviation Civile comment elle s’y prenait pour « verrouiller le marché aéroportuaire parisien » en mettant cinq types d’obstacles à « tout nouvel entrant » dans sa stratégie économique du Hub implanté à Roissy. Pour simplifier, il s’agissait par exemple d’occuper (ou de geler) le plus de créneaux horaires avec l’aide bienveillante d’une Direction Générale de l’Aviation Civile (elle-même « conseillée » par le ministère des transports tout acquis à la cause de la compagnie nationale), quitte à y « placer des vols domestiques en trapanelles » (sic). Les technocrates de la commission européenne n’y ont d’ailleurs vu que du feu.

La mystification qui consiste à présenter le résultat des luttes sociales passées comme un acquis illicite au regard des injonctions économiques libérales « fonctionne » donc sur plusieurs plans. C’est le signe de son extension (provisoirement) victorieuse. C’est pourquoi, dans le contexte d’un rapport des forces globalement défavorable, souvent les salariés ne se battent plus que pour un meilleur dédommagement de leur obsolescence. C’est aussi le prix, depuis des lustres, des reniements, des défaites, de l’invasion néolibérale et d’une forme de servage inédite dans l’histoire de l’humanité : l’employé branché est aujourd’hui plus profondément isolé et attaché à son écran-clavier que le prolétaire du début du XIXe siècle à son métier à tisser, et de plus, il ne lui viendra pas à l’idée de briser sa machine.

Une remise en cause inédite de l’ensemble des relations sociales  [22]
Comme on l’a vu, la durée hebdomadaire et annuelle du travail, le décompte des heures supplémentaires, des heures de travail de nuit, des jours de congés payés, des jours fériés, les procédures d’accords collectifs, de licenciement et la hiérarchie des normes vont être remis en cause ; il en sera de même du contrat de travail, de la médecine du travail, de l’inspection du travail, des institutions représentatives du personnel, des tribunaux prud’homaux ; via le CPA, les actifs devront accepter d’être fichés tout au long de leur vie, la précarisation ira se généralisant avec l’ubérisation galopante des emplois. De plus, le gouvernement Macron compte rapidement ouvrir de nouveaux fronts : la transformation de l’assurance chômage en assistance progressivement gérée par des agences privées, couplée à la suppression des cotisations salariales dès le 1er janvier 2018, le tout financé par une hausse de la CSG dont les conséquences structurelles ont été décrites plus haut. Suivra le même genre de remise en cause radicale de la sécurité sociale et des retraites. Cette politique, dont le capital se réjouit de chacune des finalités, aurait pour conséquence une déstructuration sociale jamais vue dans ce pays depuis les années 1940, c’est dire en peu de mots l’ampleur des bouleversements projetés qui visent à rien moins qu’une « nouvelle synthèse sociale » qui par bien des points est aussi violente que celle de la fin du XIXe siècle.

En outre, et à la manière de Peter Hartz, le gouvernement Macron a d’ores et déjà annoncé qu’il mettra en place très rapidement ces mesures, ces ordonnances, ces lois et leurs décrets d’application de manière à prendre de vitesse tous les adversaires, à ne pas leur laisser le temps de s’organiser et de réagir, tout en installant une politique de long terme rendant tout retour en arrière impossible. Une Blitzkrieg économique et politique en quelque sorte, qui écrase rapidement toute capacité de riposte et vise à une « pacification » pérenne et profonde des vaincus. De ce séisme, la société aurait énormément de mal à se relever, à moins que...

Faire de ce pays le paradis des startups (cf. note 6), des auto-entrepreneurs, des prolétaires ubérisés et en faire la promotion à dix mille kilomètres, à Las Vegas, ville des jeux d’argent située dans le Nevada et à cent vingt kilomètres au sud- est du site où ont été effectuées 928 explosions nucléaires – lieu devenu l’un des plus radioactifs au monde – c’est en quelque sorte tout un programme que les malversations de l’organisation de cet événement ont couronné (ur1.ca/r4z3w).
De plus, le démembrement social engendré par le projet politique de Macron porte en lui évidemment l’ouverture d’un boulevard au Front National, ce qu’il pourrait tenter d’instrumentaliser à un niveau supérieur à ce que fit Mitterrand en 1984.
« La France a besoin de deux séries de réformes, une première série de réformes pour se débarrasser d’une direction dysfonctionnelle et une deuxième série de réformes visant à résoudre certains des problèmes découlant de la première série de réformes, les mesures d’anesthésie sociale ». [23]

Une Blitzkrieg accompagnée de mesures d’anesthésie sociale multiformes
étaient a priori favorables et qu’il voudrait mettre au pas lorsque ce n’est pas encore le cas.
Mais il est d’autres manières, plus profondes et plus pérennes d’anesthésier les consciences : comme nous l’avons vu, le compte personnel d’activité qui va devenir « universellement obligatoire » en fait partie. Outre la liquidation des droits acquis et des derniers principes mutualistes, outre la recomposition libérale du marché de la protection sociale et la mise en œuvre de « l’État plateforme » hyper centralisé, chaque clic supplémentaire enfermera un peu plus chacun dans son clone virtuel géré par les GAFAM depuis sa naissance. Le totalitarisme est le moyen de contrôler l’existence quotidienne des individus « du berceau à la tombe ».
Sous ce rapport, l’avenir Siliconé que nous prépare le capitalisme version Startup est singulièrement prometteur [24]. Il s’agit en effet d’un monde dans lequel l’homme connecté – bardé de prothèses, puces électroniques, écrans et autres capteurs – pourrait se voir signifier à chaque instant de sa vie l’attitude rationnelle qu’il conviendrait d’adopter, qu’il s’agisse de la gestion de sa santé, de sa carrière, de sa vie affective ou de celle de son réfrigérateur.
À travers l’usage de tous ces artefacts, cette modernité engendre maintenant en continu et sur toute la surface du globe, des multitudes auxquelles on propose d’abandonner leur mémoire ou l’usage de leurs cinq sens au profit d’une utilisation de ces objets dits intelligents. Déjà, les foules sont en train d’intérioriser l’habitus d’être appareillées : le « règne de la valeur » les métamorphose ainsi en supports de la marchandise jusque dans leur intimité psychique, ce qui, à ce degré de profondeur, est nouveau dans l’histoire humaine. En outre, les effondrements sociaux se propageant et les anciennes catégories collectives d’identification laïques [25] faisant défaut, l’ostentation publique de ces marchandises se généralise, tenant lieu de signe de distinction ou de signe d’appartenance quasi identitaire.

Sur un autre plan, nous assistons à présent à l’effacement progressif de la frontière entre vie privée et vie publique : grâce à Internet, il est en effet devenu possible de ne jamais cesser de travailler ou plus exactement d’être employé. Lorsque ce n’est pas gentiment susurré par le management, c’est la rationalité calculatrice intériorisée par tout un chacun qui vient rappeler que l’efficience est une valeur qui exige d’être gérée sans aucune discontinuité. C’est pourquoi se répand cette autre forme du « job non-stop » qui consiste à faire fructifier le moindre capital (auto, appartement, chambre...) à toute heure du jour, ou bien encore à louer ses services grâce à des plateformes d’échanges situées aux États-Unis – ce qu’on pourrait appeler une Ubérisation générale de la vie en temps réel. Or Hannah Arendt, et à sa suite Enzo Traverso, rappellent à juste titre qu’une des caractéristiques du totalitarisme consiste dans le fait que plus rien ne ressort de la privauté – vous ne vous appartenez plus – il n’y a plus de sujet, toute vie se doit à une entité qui la dépasse.

« Code du travail : des syndicats sous pression » ?
Voici ce qu’écrivait Le Parisien-éco du 26 juin 2017 : « Le 2e round de concertations s’ouvre ce lundi dans un climat étrangement feutré. Inhabituellement silencieux... A deux jours de la présentation en Conseil des ministres du projet de loi d’habilitation de la réforme du Code du travail, on les entend à peine. Rarement dans l’histoire sociale des réformes de ces vingt dernières années les syndicats ne s’étaient faits aussi discrets. Oubliées les rodomontades et les tours de chauffes dans la rue, qui ont jalonné les réformes des retraites ou plus récemment la loi Travail. Depuis le début des concertations, entamées il y a un mois, toute déclaration des leaders syndicaux est pesée, soupesée, toute réaction sous contrôle. "Pour le moment, tout se passe bien", répètent-ils à l’envi, laissant à peine paraître des crispations au gré des fuites en rafale publiées dans la presse ces vingt derniers jours. [...]
Mais y aurait-il une autre raison à cette atonie syndicale, une sorte d’épée de Damoclès invisible au-dessus de leurs têtes ? Plusieurs voix autour du chef de l’Etat en ont fait courir le bruit. Les discussions menées lors des premiers tête-à-tête à l’Elysée avec les responsables des syndicats auraient été très fermes. "Emmanuel Macron sait où il va et il leur a annoncé la couleur", rapporte une source.

La loi de moralisation étendue à la vie syndicale en cas de bras de fer ? "Si la réforme devait se faire avec des complications", poursuit cette source, autrement dit, s’il prenait aux syndicats l’envie d’engager un bras de fer, l’exécutif aurait "laissé planer la menace d’une loi de moralisation étendue à la vie syndicale", comme le réclame l’ancien député centriste Nicolas Perruchot26. Une pression qui porterait aussi sur une possible remise en cause de certains financements accordés aux confédérations syndicales depuis la loi Rebsamen de 2014. » [...]
Dans un article intitulé « Loi Travail XXL : vers un bouleversement des rapports sociaux en France ? » Robert Pelletier [26] évoque l’institutionnalisation des syndicats en ces termes :

« La participation aux organismes étatiques ou paritaires pléthoriques offre des milliers de postes : prud’hommes, sécurité sociale, mutuelles, assurance chômage, fonds de pension, organismes paritaires de négociation des conventions collectives, entreprises publiques, organismes de formation, etc. 14 000 fonctionnaires sont mis à plein temps à disposition des différents syndicats. Chaque confédération compte environ 10 000 permanents dont la moitié ne sont pas payés par les organisations mais par les entreprises ou l’État. Le tout constitue une source essentielle de revenus, les cotisations ne représentant qu’à peine un tiers des ressources des syndicats. Des centaines de millions d’euros sont versés par l’État au titre de missions d’intérêt général, dont la formation professionnelle. L’État n’est pas seul à mettre la main à la poche : AXA, Saint-Gobain, La Poste, EDF, Casino, Renault distribuent aussi de larges subventions [...] Depuis longtemps, la CFTC, la CGC et FO ne vivent que des rapports complaisants et complices avec le pouvoir politique et douteux avec le patronat, comme l’avait révélé l’affaire des échanges de bons procédés avec l’UIMM (Union des industries minières et métallurgiques) ».
En 2007, la presse révélait que l’UIMM disposait d’une caisse noire de plusieurs centaines de millions d’euros pour lutter contre les grèves... ou autre chose. 16 millions d’euros de retraits en liquide avaient été effectués et en 2013, ses dirigeants avaient été condamnés.

Dans l’édition du 6 septembre (urlz.fr/5Y8n), on pouvait lire en page 3 du Canard Enchaîné « Mailly a secrètement rencontré Macron, lundi 28 août, au petit matin à l’Élysée. Puis, le soir, toujours secrètement, il s’est rendu chez Muriel Pénicaud en compagnie cette fois du secrétaire général de la CFDT... ». Dans le journal de France culture du lundi 2 octobre à 12h30 (22e minute, urlz.fr/5Y7r), Anne-Laure Chouin, citant Stéphane Sirot historien des syndicats, analysait ainsi la situation à FO en référence à la réunion confédérale de l’après-midi : « Un ancien dirigeant influent de FO, Stéphane Lardy est aujourd’hui directeur adjoint du cabinet de Muriel Pénicaud, une connexion parmi d’autres qui a pu influer sur la stratégie de Jean-Claude Mailly dont on rappelle aussi qu’il est en fin de mandat et qu’il pourrait chercher à se positionner pour l’avenir, peut-être dans des instances issues des prochains grands chantiers du gouvernement, la réforme de l’assurance chômage et celle de la formation professionnelle... »

Retour sur une situation emblématique en Grande Bretagne
Entre 2008 et 2014 en Grande Bretagne [27], sur quarante emplois créés, un seul était à plein temps ; d’autre part, il y a eu une augmentation de 20 % du nombre des contrats zéro-heure en un an (903 000 en 2016) et 39 % des travailleurs pauvres travaillent à plein temps. Il faut compléter ces quelques chiffres par une donnée très largement occultée : outre le fait que nombre d’allocataires statistiquement pauvres travaillent, un grand nombre d’ayants droit ignorent ou renoncent à leurs droits.
Dans de ces conditions, la distinction entre inactivité/pauvreté/exclusion d’une part et travail/indépendance financière/inclusion d’autre part, est devenue obsolète pour toute une partie de la population et seul un degré de violence symbolique élevé permet encore de faire illusion.
L’invisibilité politique institutionnelle et médiatique d’un monde social où se croisent les usagers de la soupe populaire, des banques alimentaires, des organisations caritatives, les personnes sans ressources rencontrant des problèmes de santé de toute nature et les sans-emplois, permet que se développe le fantasme du pauvre non-méritant, voire asocial par essence. Sans cesse répété, rejoué, ce fantasme a acquis la force d’une doxa bien établie qui s’énonce ainsi : il n’est pas juste que des gens qui ne travaillent pas, ne veulent pas travailler, mènent la belle vie aux dépens des Britanniques qui se lèvent tôt (alarm clock Britons) ; de la même manière qu’il ne peut pas être juste que les fonctionnaires bénéficient de pensions de retraites plaquées or (gold-plated pensions), ou que les migrants bénéficient d’allocations auxquelles ils n’auraient pas contribué, ou qu’une « culture de l’indemnité » fasse que chacun cherche à obtenir des gains de loterie en engageant des litiges à tout propos.

Les salariés qui payent des impôts sont invités à se dresser contre les plus pauvres – ce qui veut dire, dans de nombreux cas, contre eux-mêmes ou contre ce qu’il pourrait advenir – taxés de parasitisme inique, qualifiés de profiteurs notoires et amoraux.
L’exercice de la violence à l’encontre des plus pauvres et des plus exposés peut maintenant prendre la forme d’un régime punitif de sanctions renforcées s’accompagnant de baisses significatives ou de suppression pure et simple d’assistance. Dès mars 2011, les conseillers des « Job centers » pouvaient procéder au placement obligatoire de demandeurs d’emploi « nécessitant un soutien supplémentaire pour retrouver le chemin du travail » : trente heures par semaine pendant quatre semaines tout en ayant l’obligation de continuer à chercher un emploi. Les allocataires n’effectuant pas leurs trente heures hebdomadaires sans raison valable pouvaient alors perdre leur allocation chômage pour une période d’au moins trois mois.
En d’autres termes, l’État a non seulement été le principal destructeur de toute forme de salaire différé (chômage, santé, retraites), l’organisateur de la privatisation des services publics et d’un marché du travail à prix cassés, mais il promotionne maintenant – en l’accompagnant de stigmatisations sociopolitiques – le travail gratuit par le biais des placements obligatoires. Or, il faut noter que cela prolonge et valide une tendance déjà marquée sur le marché du travail britannique avec la pratique de ce que divers chercheurs appellent sobrement le « vol de salaire » : selon une étude du Trade Union Congress, le volume d’heures supplémentaires non payées atteindrait les 37,6 milliards d’euros au bénéfice des employeurs pour l’année 2016 (soit le budget de la défense en France !).

Les bénéficiaires de l’assurance chômage et de l’assistance sociale [...] peuvent être obligés à certains travaux. Le système connaît des « travaux obligatoires » et des « travaux d’état d’urgence ». Les travaux obligatoires sont vus comme travaux en échange des prestations, les travaux d’état d’urgence sont des emplois payés pour rendre la personne concernée indépendante de l’aide sociale. [...] Le paragraphe 361, alinéa 7, sanctionne le bénéficiaire d’assistance sociale qui refuserait d’exercer des travaux décrétés par l’administration [...]. Un des buts que l’administration poursuit avec l’établissement de ces travaux obligatoires est l’élimination des « paresseux » des systèmes d’assistance. Sont frappés par cette mesure surtout des sous-prolétaires [28] [...].

La courte citation précédente est extraite d’une étude sur l’évolution de la thématique des « asociaux » dans une Allemagne en voie d’effondrement au début des années 1920. Cet arsenal idéologique et législatif mis en place par la république de Weimar fut une étape importante de l’épuration sociale, politique et raciale qui a débouché sur la création des divers types de camps. Dans cette voie, le capitalisme britannique a pris quelques longueurs d’avance sur ses concurrents occidentaux grâce à Margareth Thatcher.

La critique a laissé l’hégémonie idéologique du capital s’installer
La critique théorique et politique n’a pas été seulement déboussolée par la trahison stalinienne de Mai 1968, la promotion médiatique des nouveaux philosophes, la chute du mur de Berlin ou l’adoption de la French Theory ; elle a aussi volontairement abandonné toute problématisation d’ensemble, tout point de vue anticapitaliste. Elle a peu à peu laissé le capitalisme gagner en hégémonie sur les foules, et le terrain des idées a été cédé pas à pas, au point de voir aujourd’hui les prédictions d’Orwell se réaliser dans l’intimité de la langue commune. Les mots sont utilisés pour leur contraire sans état d’âme. Il est question de « charges » en lieu et place de cotisations sociales, de « sécurité » pour un état d’urgence permanent qui attente aux libertés de chacun. Plus un langage se voit systématiquement appauvri (aussi bien dans ses ressources lexicales que syntaxiques), moins il permet à ses locuteurs de construire un jugement libre et critique sur la vie qui leur est faite. La pensée est diluée. Tout est fait pour barrer la route de l’intellection, de la compréhension, de l’analyse ; c’est la possibilité d’agir pour modifier les conditions d’existence qui est ainsi neutralisée. À ce stade, il convient de parler non plus de majorité ni d’hégémonie mais de « totalitarisme démocratique ». Il est donc urgent de reprendre les termes de la discussion, de rectifier les non sens, de mettre à nu les injonctions subliminales etc.

Épilogue
Maintenant que les parlementaires promulguent à la demande des lois de plusieurs centaines d’articles « pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques », dont la rédaction millimétrée vise à défaire ce que presque deux siècles de luttes ont réussi à installer de protections sociales dans des dizaines de textes ;
Maintenant qu’a été adoptée une loi El Khomri « relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels » mais qui vise exactement le contraire de son intitulé, ce qui est une manière de nous enjoindre, par la force de la loi, à prendre les vessies pour des lanternes ;
Maintenant que nous en sommes à « libérer l’activité », c’est-à-dire à libérer un substantif sans complément d’objet (cela pourrait être l’activité artistique, l’activité physique) afin de draper une législation régressive dans l’abstraction d’une généralité axiomatiquement neutre ;
Maintenant que des millions de zombies se mettent « en marche » sans qu’il soit jamais question ni du chemin emprunté, ni de la manière de marcher, ni de la finalité de cette course, c’est-à-dire qu’ils se mettent en marche sans savoir où ils vont ni pourquoi ils le font ;
Maintenant que nous en sommes à l’étape de la forfaitisation de tout lien social puisque tout est devenu monnayable comme La Poste le propose avec son service « veiller sur mes parents à partir de 19,90 € par mois : des visites régulières du facteur qui maintiennent le lien social » ;
Un désastre civilisationnel est en marche dont la farce électorale de ce printemps n’est que l’épiphénomène. Les démonstrations rationnelles ayant leurs propres limites, il est largement temps de faire appel à l’œuvre littéraire qui, au-delà d’un certain stade de bouleversement historique, est seule à même d’en donner un éclairage sensible, une représentation plausible et capable de faire basculer, le moment venu, un imaginaire encore structuré par la rationalité calculatrice. C’est pourquoi il devient urgent de lire Baudouin de Bodinat, La Vie sur Terre. Réflexions sur le peu d’avenir que contient le temps où nous sommes, Paris, Encyclopédie des nuisances, 2008 ou Ira Levin, Un Bonheur insoutenable, Paris, J’ai lu, 2003, une prophétie distopique de 1969 qui devrait être aussi reconnue ou étudiée que 1984 ou Le Meilleur des mondes.