Le « bonheur » dans la société marchande se présente sous la forme d’un « marché » qui croit et prospère et devient une réalité fantasmée à mesure qu’il étend son empire sur l’ensemble du champ social et partant des individus qui le composent. Ce qui fait du « bonheur » une marchandise bien particulière, puisqu’elle est indirectement créatrice de valeur. Ce n’est pas Luc Ferry en croisière qui nous dira le contraire. Elle, cette marchandise pour une part abstraite, a une fonction essentiellement idéologique et qui surtout « donne du sens » à la satisfaction des besoins qu’elle génère. Car ce n’est pas seulement « un produit d’appel » que l’on consomme mais ce sont aussi des impératifs qui, comme les phénomènes de mode, déterminent la place que nous leur accordons dans notre panthéon intime. « Aujourd’hui, disait déjà H. Lefevre et N. Guterman, en 1936 [1], le philosophe intervient comme politicien auxiliaire » ; et j’ajoute en les paraphrasant, dans un monde où le culte de l’énergie fébrile et impérieuse s’est substituée à l’éthique, bon nombre d’entre eux, et pas des moindres parmi les plus médiatiques, sont devenus « des auto-entrepreneurs de l’optimisme officiel.
En 2011, Alexandre Jost crée La fabrique Spinoza [2], « une association de promotion de l’action positive ». Le bonheur tel qu’il l’envisage y est, bien entendu, « intégré dans les projets des entreprises et des institutions », rien de moins [3]. L’Université du Bonheur au travail (UBAT) en 2017 (3 jours, 3 thèmes, 3 espaces) proposait, peut-on lire sur le bandeau de présentation de la manifestation, une pédagogie innovante avec une véritable immersion apprenante, et son slogan était « Libérez le bonheur dans votre organisation ! ». « Les savoir-agir de coopération, audace, créativité et bienveillance sont les ingrédients pour surfer vers l’organisation heureuse. Ces savoir-être en équipe seront activés en “travajouant” dans les étapes du jeu "HAPPY LAND" de la Fabrique Spinoza mobilisant à la fois émotion/cognition et action pour mieux apprendre. L’objectif de l’Université qu’ils organisent avec le soutien de nombreux mécènes qui crapotent dans la même ambition est formulé ainsi : « permettre à chacun de passer de l’intention à l’action et devenir un passeur de bonheur au travail dans son organisation. »
C’est comme une poussée de champignons après la pluie au pied d’un vieux chêne, on y trouve aussi des petits auto-entrepreneurs locaux, qui officient dans une arrière-salle de café le dimanche matin, d’autres dans leur salon en se glorifiant d’être « de bons conseils tout en vous cultivant », une culture à visée pragmatique et, sous-entendu, cela va sans dire, efficace. Ils proposent sous diverses formes des consultations privées. On s’y répand volontiers en analyses stratégiques de soi dans son rapport au monde. Une sagesse faite de bric et de broc qui se pare des atours d’une philosophie relookée, mastérisée pour les besoins de la cause, et avec le plus souvent la volonté affichée de « donner » (sic) de judicieux conseils opérationnels dont un halo philosophique rehausse d’un brin de noblesse la trivialité qui affleure à chaque fois que leurs auteurs se tournent vers un large public - ceux à qui ils destinent leur « produit » (re-sic).
Ce marché est, on le sait, saturé d’images et de représentations qui elles aussi s’échangent et se consomment sous différentes formes. C’est aussi une structure qui permet aux individus de communier dans un cadre où les imaginaires puisent dans les ressources communes qui les nourrissent avec le sentiment diffus de maitriser les règles qui président aux destins individuels. Sujet sur lequel le marketing se fait fort de prospérer avec le succès que l’on sait. Chacun d’entre nous y postule dans l’espoir qu’il sera l’heureux élu. Une projection de soi qui semble s’incarner dans la marchandise ou à tout le moins le désir qu’elle éveille au moyen d’une séduction qui la place, telle une métonymie, au centre de la scène en lieu et place du sujet. Un peu comme si elle annonçait son effacement au profit d’un rapport social totalement assujetti à la création de valeur. Elle contribuera à faire « exister » dans sa pratique, dans sa posture, et surtout en exhibant les attributs qui témoignent de son adoption dans le champ de cet imaginaire, les signes ostentatoires d’un « bonheur édifiant ».
Et déjà, toute une économie avec ses producteurs et ses consommateurs, ses marges bruts, ses « process d’optimisation », prospère, créant de la valeur. Car, le « bonheur » est un marché comme un autre. Mais un marché bien particulier. « Autour de l’idéologie du bonheur, selon Jacques Ellul, s’organise toute une constellation d’idéologies subordonnées. Deux d’entre elles occupent une place de choix : le primat du faire et l’idéologie du progrès (selon Jacques Ellul [4]. « Le droit au bonheur est le cheval de Troie posté au milieu du système des libertés et des droits conçus par une société libérale. C’est la plus grande mutation mentale que l’on puisse imaginer puisque c’est le changement du sens et du but de la vie tout entière, en même temps que de la relation entre l’homme et la société. » [5].
« Ce n’est que du bonheur », l’expression courante scande la « novlangue » et, un peu à la façon d’un marqueur social, son usage signale l’appartenance du locuteur à la grande famille de ceux qui savent profiter des « parenthèses enchantées ». Une forme de pensée, et sa formulation enchantée, joyeusement proférée avec un rien de gravité dans le sourire telle que nous la retrouvons dans les publicités et les chaines d’information continue, ponctuent nombre de conversations courantes. Le style de « vie » qu’il suppose participe du spectacle de sa propre scénographie. Même si parfois, elle se barbouille le visage avec le masque gras d’une sagesse à « deux balles » ou d’une vulgate pseudo philosophique, elle ne fait illusion que le temps de sa propre consumation dans le flot sans cesse renouvelé de son exposition.
Car, en réalité, ce qui nous est proposé ce sont des « parenthèses enchantées » à consommer entre deux états plus ou moins épuisant et douloureux provoqués par une vie à crédit où la sécurité a les caractéristiques, elle aussi, d’une injonction paradoxale puisque que la précarité des situations vécues « sur le marché du travail » menace les acquisitions devenus indispensables à l’aune de la « modernité » - habitat, voiture et tous les appareils électroniques dont, sauf à prendre le risque de la marginalisation et du déclassement, on ne saurait se passer lorsque l’on veut profiter au mieux du monde enchanté tel que l’on nous le vend.
Dans un monde dominé par la marchandise, où tout se vend et tout s’achète, dans ces rapports de marchandise à marchandise tels qu’ils médiatisent les relations sociales, ce n’est pas précisément de bonheur dont il s’agit, mais d’enchantement. La fascination pour cet enchantement se consomme comme un produit et installe le bonheur, que l’on confond avec le sentiment qui en signale l’existence, dans une catégorie du discours qui, en quelque sorte, le sacralise. L’enchantement est mis en scène. Son corollaire est la frustration de celui qui, mis dans l’obligation de compter – principe de réalité – se rêve dans la peau de celui qui (se) dépense sans compter – principe de plaisir. Pour équilibrer cette mise en abime du désir, un ensemble de croyances et de représentations donnent aux rêves qu’elles alimentent en affect, l’image d’un bonheur intime. Un bonheur certes fragile, mais dont la force d’abstraction agit comme une puissance dont l’attraction balaye tout ce qui lui résiste. Cette société, au sens anthropologique du terme, est dans son essence, dans ses prétentions comme dans sa médiocrité, une société de l’idéologie du « bonheur administré ». La force de sa séduction, relève de « l’économie du désir » et la contemplation admirative de sa narration auront suffi à tenir à distance la portée des critiques qui du coup paraissent bien falotes et qui surtout exigent une forme d’ascèse intellectuelle bien peu compatible avec la jouissance qu’est censée procurer l’hédonisme marchand (tout, tout de suite).
On peut en effet s’étonner que nos marchands de quatre saisons de la résilience à deux balles puissent faire tant avec si peu. Le génie des maitres de l’art, est sans aucun doute la créativité dont ils font preuve en brodant à l’infini en terre de poncifs et sans jamais se lasser. Tout au plus, y existe-t-il un renouvellement superficiel qui, se présentant comme une nouvelle « tendance », car l’attrait de la nouveauté supplée à la désolante banalité du fond. Et, parfois pour agrémenter ce brouet avec un délicieux fumé œcuménique, on puise à la source, dans les évangiles, une variation sur le thème christique du style « pour aimer son prochain, il faut s’aimer soi-même… » Succès assuré ! Car de s’aimer soi-même, ça vous requinque son bonhomme, dit-on en affichant un rictus évangélique du plus bel effet, et si de surcroit, mais sans obligation d’achat, il en venait, presque par accident, à aimer de façon plus universel, vous imaginez la gratification qui en résulterait.
Ce « travail » sur la maitrise de sa propre image, sur son moi social, assure l’ego d’une glorification narcissique à laquelle le premier dépressif venu peut « bénéficier ». Car sur le noble sujet de l’assertivité, lui assure le coach, qui en connaît un rayon en la matière d’autocitation, il n’y a qu’un devoir celui de s’aimer - et si pour cela, puisqu’on n’a rien sans rien, on est bien obligé de se persuader qu’on aime son prochain, c’est un sacrifice auquel il faut savoir consentir (fut-ce en se bouchant le nez comme cela se pratique lorsque l’on est appelé à devenir un individu parfaitement en phase avec les exigences comportementales de son époque). Qu’à cela ne tienne, on fera comme son coach. On le remerciera d’avoir eut la bonté d’âme de vous tendre le miroir dans lequel vous contemplez l’immense talent qui est le votre et vous prédispose à figurer parmi « les méritants ». Sauf si, bien sûr, ce prochain-là est membre de cet horrible groupe sans contours précis, mais aux nuisances avérées, pataud et influençable, je viens de nommer, vous l’aurez compris, « les gens ».
« Les gens », un spectre dont l’ombre plane sur les conversations courantes qui pourrait se résumer ainsi : « il y a moi et les gens » et s’il faut choisir… La fort célèbre maxime d’Albert Camus « je ne connais qu’un devoir : c’est celui d’aimer. » devient « je ne connais qu’un devoir : c’est celui de m’aimer » et quiconque refuse de m’aimer s’expose à l’opprobre qui frappe les mécréants (les loosers). Ainsi détournée, dit dans une sorte de soupir de jouissance où se tient l’impératif qui les oblige, le slogan, sans quitter son cocon idéologique d’origine, se mue en injonction. Donc, pour l’essentiel, « moi, je » demeure l’axe central autour duquel gravite l’impétrant.
Les officiants – managers, coaches, formateurs - ont en commun d’imposer une forme de soumission enjouée qui la rend aimable. Tous affirment être au service d’une méthode, dont ils ont la lourde charge, par bonté d’âme, de diffuser les lois qui président à la nécessité de « réussir » et de s’aimer dans cet effort de tous les instants parce que l’on est en conformité avec les canons professés par les maitres de l’art. Ce qu’ils proposent n’est au fond qu’une sublimation du renoncement à la vie telle qu’elle palpite, incertaine et contradictoire, lorsque s’éveillent les rêves qui en fortifient la saveur au profit (sic) de l’efficacité, de la performance et de l’efficience en toutes circonstances. L’identification de ces nouveaux « prophètes » à « la vérité » qu’est devenu la méthode qu’ils préconisent « pour en être « en fait des doctrinaires souriants et conviviaux qui ont avec l’autorité une intimité qui réduit la dignité de l’homme – au sens de l’espèce humaine – à un exercice de docilité heureuse.