A Fàbrica de nada… Putain d’usine ! dirait Jean-Pierre Levaray. C’est habituellement le documentaire qui entre dans l’usine, filme les luttes pour poser la question essentielle sur les alternatives possibles à l’organisation actuelle du travail. Jean-Michel Carré filme en 1995 la lutte des mineurs de Tower Colliery, opposés au gouvernement de Margareth Thatcher, qui se solde par le rachat la mine par ceux qui y travaillent avec leurs indemnités de licenciements. Les mineurs s’organisent en coopérative et font des bénéfices. Charbons ardents sort sur les écrans en 1998 et alimente les débats sur les contradictions idéologiques auxquelles sont parfois confrontés les responsables. Putain d’usine de Rémy Ricordeau (2006), librement adapté du livre de Jean-Pierre Levaray, est construit sur les témoignages des ouvriers d’une usine chimique, qui s’interrogent sur leur travail et sur le sens du salariat. Poursuivant sa réflexion, Ricordeau réalise Inventaire avant liquidation (2012) où les ouvrier.es évoquent une société formatant les individus et leur mode de vie. Retour à la fiction avec un clin d’œil au film d’Elio Petri, La classe ouvrière va au paradis (1971).

l’Usine de rien de Pedro Pinho [1] — interprété par des acteurs en majorité non professionnels —, suit un groupe d’ouvriers qui s’opposent à la délocalisation de leur usine pour sauver les emplois et, peut-être ensuite, mettre en pratique une autogestion collective. Dans l’Usine de rien sont abordées plusieurs problématiques et s’imbriquent plusieurs genres cinématographiques : la forme documentaire décrivant la désindustrialisation et les délocalisations ; le récit fictif de l’intimité d’un couple et les relations familiales ; une réflexion sociologique et politique sur la crise et la logique du capitalisme, l’aliénation, en insérant les séquences de désarroi et de révolte des ouvriers, manipulés par la direction afin de les isoler et briser leur détermination, mais aussi le rôle des les syndicats, le droit au travail et le contexte philosophique de la crise. S’ajoutent également les contradictions et les questions soulevées par l’autogestion, la mémoire de la révolution des Œillets (1974), la fin des utopies et la musique, jusqu’à la séquence de comédie musicale… On le voit, l’Usine de rien est un film dense, tout en jaillissements d’idées, de formes de récits qui se croisent et c’est absolument passionnant.
Deux autres films reprennent également le thème de la délocalisation pour obtenir une main d’œuvre bon marché. Prendre le large de Gaël Morel [2], mettant en scène Édith, ouvrière de 45 ans, qui voit sa vie bouleversée lorsque l’usine de textile dans laquelle elle travaille est délocalisée au Maroc. Elle songe alors à partir et demande son intégration dans l’usine qui s’installe dans la zone franche de Tanger, sans imaginer la différence des conditions de travail, ni le dépaysement qu’elle va subir, n’ayant jamais voyagé. « Le monde dans lequel elle se trouve transportée existe beaucoup à l’image », remarque le réalisateur, ce qui participe à la transformation d’Édith. Prendre le large est le récit d’une femme qui voit dans le travail une forme de dignité et c’est aussi sa prise de conscience vis-à-vis des « autres ».

Dans Vent du nord de Walid Mattar [3], l’usine d’Hervé est délocalisée du Nord de la France en Tunisie. Hervé voit dans cette situation une opportunité de changer de vie, contrairement à ses collègues. Il accepte ses indemnités et se lance dans la pêche avec son fils. Parallèlement, dans la banlieue de Tunis, où l’usine est relocalisée, Foued veut s’y faire embaucher et pouvoir ainsi aider sa mère malade. Ce serait aussi le moyen d’approcher et de séduire la fille dont il est amoureux. Les rêves d’Hervé et de Foued se confondent dans une même approche naïve de la réalité, face à un ordre économique mondial où la vie humaine et les rêves ne pèsent pas lourd. Retour à la case départ pour les deux ouvriers qui ne se rencontrent pas dans le film, mais se croisent de loin sans se reconnaître, et subissent la même loi du marché et la logique du profit mondialisé.

Les trois films se terminent sur une fin ouverte, qu’il s’agisse de Prendre le large ou de Vent du Nord, cependant on peut voir dans l’Usine de rien, [4]une complexité qui laisse un choix à plusieurs niveaux de réflexion. En effet, l’écriture cinématographique, travaillée en collectif avec le réalisateur, produit une multiplicité des propos, des rebondissements, des discussions, en même temps qu’une fluidité dans le récit. Pedro Pinho voit le rôle du cinéma comme un support d’expression du désir d’autres langages et d’expérimentation de nouvelles formes sociales, culturelles, politiques. Proche du mouvement punk, « pessimiste dans la théorie et optimiste dans la pratique », Pedro Pinho s’efface, écoute et donne la parole aux ouvriers : Lorsqu’il y a deux cents ans, « les capitalistes acceptaient la fin de l’esclavage, c’est parce que la main d’œuvre bon marché était nombreuse. » Aujourd’hui, « la grève est notre dernier outil de travail. » Nous vivons dans « une société à trois vitesses représentée par les patrons, les consommateurs… et le reste aux égouts ! » Alors, « Il faut arrêter d’obéir aux ordres. »

L’Usine de rien, qui a gagné le prix FIPRESCI de la Fédération Internationale de Critiques de Cinéma de Cannes, se termine sur un long travelling sur des usines détruites ou abandonnées. Long épilogue pour une fin ouverte aux questionnements sur la fin du travail, sur le capitalisme autodestructeur… Alors qu’est-ce qu’on fait ? « Ce qui est important [répond Pedro Pinho], c’est d’expérimenter les situations, les alternatives, vivre autrement. Même si c’est éphémère, il faut essayer ; c’est ce qui importe : gérer nos vies autrement. »