En octobre 2010, lors d’une manifestation devant un lycée de Montreuil, un lycéen de 16 ans avait été grièvement blessé par un tir de flashball. Presque sept ans plus tard, la Cour d’appel de Paris a condamné à 18 mois de prison avec sursis l’auteur du tir, mais a refusé d’assortir la peine d’une interdiction d’exercer. Entre temps, le policier a été muté pour convenance familiale et a bénéficié d’une promotion. La victime, elle, souffre toujours de graves séquelles. Le procès qui s’est achevé le 11 janvier dernier pose une nouvelle fois la question de l’interdiction de ces armes dites « intermédiaires », dont l’usage s’est totalement banalisé depuis 2005 et qui continuent à faire de nombreuses victimes.
C’est un procès important qui s’est tenu à Paris du 9 au 11 janvier dernier. L’un des rares à s’être soldé par la condamnation d’un policier pour avoir occasionné des blessures graves par un tir d’un lanceur de balles de défense (LBD), ces armes dites « intermédiaires », parce que réputées « à létalité réduite ». Le policier qui a tiré au LBD 40 sur Geoffrey Tidjani, un lycéen de 16 ans qui participait, en octobre 2010, à une manifestation devant son lycée de Montreuil, a vu sa condamnation alourdie en appel. Une bonne nouvelle ? Pas tant que ça pour Christian Tidjani, le père de la victime. Lors du procès en première instance, en 2015, Jean-Yves Césaire, un policier âgé aujourd’hui de 44 ans, avait écopé de douze mois de prison avec sursis, un an d’interdiction d’exercer et deux ans d’interdiction d’usage d’un lanceur de balles de défense. Il avait été reconnu coupable de violences volontaires par dépositaire de la force publique ayant entraîné une ITT de de six mois (interruption temporaire de travail dont l’échelle rend compte de la gravité des blessures), mais aussi de faux et usage de faux, pour avoir produit un procès-verbal mensonger. Condamnation confirmée par la Cour d’appel de Paris, le 11 janvier dernier, qui a alourdi la peine à dix-huit mois de prison avec sursis, avec une interdiction d’usage d’un LBD de trois ans au lieu de deux. En revanche, la Cour a suivi l’avocat général et refusé de prononcer une peine d’interdiction d’exercer. Selon le code pénal, il encourait une peine de cinq ans de prison et d’une amende de 75 000 euros , mais de quinze ans de réclusion et 225 000 euros d’amende pour faux et usage de faux, crime passible des assises lorsqu’il est commis par un détenteur de l’autorité publique. De quoi relativiser la peine infligée au policier a Cour d’appel de Paris.
Criminaliser la victime jusqu’au bout
Pour l’avocat de la victime, la condamnation du policier est tout de même une satisfaction. « C’est une confirmation de la culpabilité au bout d’un combat que nous avons mené depuis six ans et demi, malgré tous les moyens de défense du policier, qui plaidait la légitime défense . Pour Me Pierre-Emmanuel Blard, « l’autre satisfaction, c’est de voir que Geoffrey est reconnu comme victime et qu’à ce jour cela ne prête plus à débat ». L’avocat du lycéen rappelle que le jeune homme a été considéré pendant des mois comme un « caillasseur ». Le président de la Cour d’appel aura tout de même tenu à féliciter l’accusé pour avoir reconnu qu’il n’aurait pas dû tirer sur le lycéen. Un demi-aveu qui correspond à un changement d’avocat et de stratégie de défense. Ce qui n’a pas empêché le policier, de prétexter, lors de ce procès en appel, qu’il avait reçu un projectile de la part de Geoffrey cinq minutes avant d’utiliser son arme… C’est-à-dire avant les scènes filmées dans deux vidéos, qui contredisaient son témoignage.
Un risque d’erreur judiciaire
Me Blard déplore que la Cour ait pu juger disproportionnée une mesure d’interdiction professionnelle, alors que le faux et usage de faux est « l’une des infractions les plus graves que puisse commettre un détenteur de l’autorité publique et [que celle-ci] faisait courir à Geoffrey des conséquences gravissimes ». Accusé de violences volontaires, Geoffrey encourait tout de même cinq ans d’emprisonnement. Une procédure ouverte uniquement pour légitimer le tir de flashball et la légitime défense, selon Me Blard. Lors du premier procès, le président de la Cour avait d’ailleurs souligné que, sans les vidéos, et sur la base du procès-verbal mensonger, « on allait tout droit vers une erreur judiciaire ». Cette affaire aura d’ailleurs été la première où la stratégie du faux en matière de procès-verbal -un classique en matière de violences policières- aura pu être démontée.
« On a tenté de faire passer mon fils pour un délinquant »
Ce qui a particulièrement choqué la famille de Geoffrey, c’est la défense du policier incriminé. Jusqu’au dernier moment, il aura tenté de faire du jeune homme un « caillasseur », justifiant l’usage de son arme face à des manifestants qui représentaient une menace. Pourtant, la pluie de projectiles invoquée par le policier n’a été corroborée par aucune preuve, les policiers n’ayant récupéré sur place qu’une seule et unique cannette. Mais que s’est-il vraiment passé le 14 octobre 2010 ? Ce jour-là, des élèves des lycées Jean-Jaurès et Condorcet, deux établissements de Montreuil (Seine Saint-Denis) manifestent contre la réforme des retraites en compagnie de professeurs. Les manifestants tentent de bloquer le lycée Jean-Jaurès et se retrouvent face à un cordon policier. Alors que Geoffrey, 16 ans, récupère une poubelle pour alimenter un barrage devant l’établissement, il reçoit un tir de LBD 40 en pleine tête et s’effondre. Les médecins qui le reçoivent demanderont son transfert à Lariboisière, à Paris, car ils ne sont « pas formés aux blessures de guerre ». Le diagnostic met en évidence de « multiples fractures de la face, un plancher orbital effondré, une hémorragie rétinienne et des fractures au nez ».
Une vie brisée
Le pire, ce sont les séquelles dont souffre Geoffrey Tidjani. Il a dû subir à ce jour six interventions chirurgicales, dont une pour sauver son œil. Et il devrait en subir deux de plus. Une pour la paupière qui est défaillante et une autre pour les sinus. Sans compter l’opération de la cataracte qu’il devra subir tous les cinq ans. On lui a posé six plaques à l’intérieur de la face et un implant dans l’œil. Le jeune homme souffre toujours de douleurs au visage qui l’obligent à prendre des antalgiques. Lui qui était bon élève, n’a pas pu passer son Bac, car il a de grosses difficultés de concentration. Mais il y a aussi la douleur morale. « J’ai compris dans quel monde je vivais » déclarait-il à BFM TV, le jour où s’ouvrait le procès en première instance du policier, le 5 mars 2015. Selon son père, le jeune homme a perdu toute confiance dans les gens et dans la société. Comme si sa vie s’était arrêtée le 14 octobre 2010. Il n’a aujourd’hui que quelques rares amis et sort très peu. Mais comme l’explique Christian Tidjani, ce sont des familles entières qui souffrent : « Il y a le mal à dire et la maladie. On doit se battre pour évacuer », explique ce père de famille qui s’est depuis investi dans la lutte contre les violences policières, au sein du collectif « l’Assemblée des blessés », alors qu’auparavant, il ne connaissait « rien à la justice ».
Des armes de plus en plus sophistiquées aux mains des policiers
L’enjeu de ce procès, ce sont les lanceurs de balles de défense. Ces armes, regroupées pour le grand public sous le terme générique de « flashball », du nom du premier modèle mis en service en 1995, ont été généralisés en 2002 par Nicolas Sarkozy. Le flashball, arme produite par Verney-Carron, sera totalement remplacé en 2018 par le LBD 40, censé être plus précis, car doté d’un viseur électronique à partir des émeutes de Villiers-le-Bel en 2007. C’est cette arme, le GL06-NL de Brügger &Thomet, une firme suisse, qui a occasionné les blessures de Geoffrey. Ce LBD, qui a une portée et une puissance supérieures à celle du flashball, tire en effet des balles de 40x46 mm, pesant 95 grammes, à la vitesse d’un TGV. Présentée comme des « armes intermédiaires », les lanceurs de balles de défense sont censés être suffisamment puissants pour neutraliser un individu, mais sans le tuer. Les tirs sont proscrits au-dessus de la ligne des épaules, dans le triangle génital et dans la région du cœur, en raison de risques traumatiques mortels.
Des blessures graves, des infirmités permanentes et des morts
Pourtant, ces armes de 4e catégorie (armes dites de défense) ont entraîné des blessures graves, et même des infirmités permanentes. Selon l’ACAT (Association des chrétiens pour l’abolition de la torture), ces armes dites « à létalité réduite », auraient fait, au 15 mars 2017, 43 blessés graves (dont 21 personnes ayant perdu un œil ou la vue) et au moins un mort, à Marseille. Une liste de décès qui devrait s’allonger avec celui survenu à Auxerre. Toujours selon l’ACAT, « l’emploi de ces armes a surtout levé un interdit : le geste de mettre en joue, de viser et de tirer sur les citoyens est désormais devenu quotidien ». L’utilisation des LBD témoigne de la militarisation croissante du maintien de l’ordre. Il ne s’agit plus -comme l’explique Pierre Douillard, lui-même éborgné par un tir de LBD lors d’une manifestation en 2007-, de maintenir les manifestants à distance par l’utilisation de grenades lacrymogènes et de canons à eau, mais de « frapper des individus dans leur chair », de façon à dissuader par la peur. Un pas de plus est franchi depuis peu, avec la mise en service d’un lanceur à répétition chez les CRS, le PGL-65http://www.presseocean.fr/actualite/nantes-le-pgl-65-nouvelle-arme-des-crs-apercue-lundi-dernier-en-manifestation-30-09-2016-205394, qui peut tirer des grenades mais aussi des balles en plastique. Arme dont la photo a fait le tour du monde après les émeutes de Ferguson.
Des condamnations peu fréquentes et dérisoires
Le plus inquiétant, c’est que les condamnations de policiers sont rarissimes et, lorsqu’elles sont prononcées, elles se limitent à du sursis. Une liste des condamnations de policiers pour des affaires de violences policières, recensées par l’ACAT, fait état de sept policiers condamnés entre 2005 et 2015 pour des blessures graves et même un décès occasionnés par des LBD. Une liste qui devrait s’allonger avec la mort d’un homme à Auxerre, en janvier 2017. Dans l’un des cas, à Mayotte, la victime était un enfant de 9 ans, quia perdu un œil. Le gendarme a écopé de deux ans de prison avec sursis. Pour la mort de Mostefa Ziani, un policier avait utilisé son Flashball dans un studio d’un foyer de travailleurs du 15 e arrondissement de Marseille, faisant feu à moins de cinq mètres de distance de la victime. La condamnation ? Six mois de prison avec sursis, alors que le tir avait été reconnu comme volontaire, en contradiction avec les règles d’utilisation fixées par une instruction du ministère de l’Intérieur.
Une enfant de huit ans plongée dans le coma artificiel pendant trois semaines
Même peine pour le policier qui a éborgné Sékou, âgé de seulement de 14 ans au moment des faits. Quant à Daranka, 8 ans, blessée à la Cité des Tarterêts (Corbeil-Essonnes), en juin 2011, elle a été plongée dans un coma artificiel pendant trois semaines. Un an après les faits, elle était toujours paralysée du bras gauche et n’avait pas retrouvé toutes ses facultés intellectuelles. Ses parents ont dû mener une véritable guérilla judiciaire, les policiers ayant prétendu que la blessure de la fillette avait été provoquée par un projectile lancé lors d’échauffourées entre la police et les jeunes. L’expertise judiciaire a conclu que la blessure n’avait pu être causée par un parpaing ou une bouteille, mais qu’elle était en revanche parfaitement compatible avec un projectile de calibre 40, ceux que lancent les LBD 40, sachant que les policiers disposaient de deux lanceurs de ce type sur place. L’affaire est toujours en cours. En 2013, l’Etat avait cependant été jugé responsable des blessures subies par un homme touché par un tir de flashball, place de de la Bastille, lors de la fête de la musique en 2009, etcondamné à indemniser la victime. Une première.
« Des policiers au-dessus des lois »
Les violences commises par les policiers avec ces armes illustrent un fait inquiétant : la plupart de ces affaires se concluent par un classement sans suite ou un non-lieu. Dans un rapport de 2009, intitulé « France. Des policiers au-dessus des lois », Amnesty International estime que « le nombre élevé de plaintes de ce genre classées sans suite par le ministère public, sans donner lieu à un procès, découle partiellement du manque d’indépendance et d’impartialité des enquêtes préliminaires ». Et ajoute qu’il ne « faut pas s’étonner que, bien souvent, les enquêtes menées [par des policiers] sur des allégations visant leurs collègues ne permettent pas d’obtenir des preuves suffisantes pour justifier des poursuites ». Quant à la justice, censée être indépendante, l’ONG de défense des droits humains note qu’il n’est « pas surprenant non plus que certains procureurs et juges répugnent à entreprendre des enquêtes approfondies sur la conduite des agents de la force publique auxquels ils font appel quotidiennement ».
Le retrait du Flashball et après ?
Compte tenu de la fréquence des blessures provoquées par les lanceurs de balles de défense et de la gravité des lésions provoquées, l’utilisation des LBD est extrêmement décriée. Dès 2008, la défunte Commission nationale de déontologie de la sécurité, s’interrogeait sur la compatibilité de ce type d’arme « dans le cadre d’une manifestation, qui implique une proximité des manifestants et de la police ». En juillet 2015, le Défenseur des droits demandait l’interdiction du flashball dans les manifestations et plus généralement un moratoire sur l’usage de cette arme, qu’il n’estimait « pas adaptée au maintien de l’ordre ». Le 14 juillet de cette même année, un adolescent avait été grièvement blessé aux testicules. En réponse au Défenseur des droits, le ministère de l’Intérieur de l’époque (occupé par Bernard Cazeneuve) avait estimé qu’un moratoire serait « contre-productif » et qu’il pourrait avoir « des conséquences dangereuses », expliquant que « nous ne pouvons pas nous permettre de désarmer nos forces de l’ordre ». Le flashball, critiqué pour son imprécision, devrait être retiré, avec l’assentiment de la police, d’ici 2018.
Interdire tous les LBD ?
Mais ce retrait laisse ouverte la question de son remplacement par le LBD 40. D’où la position de l’ACAT qui demande purement et simplement le retrait de tous les lanceurs de défense. En mai 2016, plusieurs intellectuels et députés de gauche lui emboîtaient le pas et signaient une pétition contre l’utilisation des LBD. Parmi les signataires : Pierre Laurent, Aurélie Filipetti, Daniel Conh-Bendit ou encore Noël Mamère, mais aussi le philosophe Etienne Balibar, l’écrivaine Annie Ernaux ou encore le réalisateur Robert Guédiguian. Les associations de victimes -l’Assemblée des blessés ou le collectif du 8 juillet, par exemple-, demandent, elles aussi l’interdiction de ces armes. Le 19 mars 2015, elles étaient auditionnées par l’Assemblée nationale, en même temps que le Docteur Stéphanie Lévèque, bien placée pour en souligner la dangerosité, puisqu’elle a soigné de nombreux blessés à Notre-Dame des Landes.
Commandes massives et exportation du savoir-faire français
Ces revendications ne semblent pas émouvoir le ministère de l’Intérieur, qui a commandé, l’année dernière, 115 000 munitions « de défense à courte portée (Mdcp) de calibre 40 mm ». Un marché de 5,5 millions d’euros, remporté par la société française Alsetex, qui semble témoigner de l’accélération du remplacement du « grand méchant Flashball » par les « gentils LBD 40x46 ». Les quantités annuelles commandées se répartissent comme suit : 100 000 munitions pour la police nationale, 10 000 pour la gendarmerie et 5 000 pour l’administration pénitentiaire. L’appel d’offres passé par l’Etat en septembre 2015 est encore consultable sur le site Boamp. Il est vrai que, comme l’expliquait Gaspard Glanz, dans un article pour Vice, l’État français exporte aussi le savoir-faire de sa police à l’étranger via Civipol. Un savoir-faire baptisé pudiquement « gestion démocratique des foules ». Des gendarmes français auraient ainsi formé les policiers de Bahreïn en 2011, alors que la répression y a fait des dizaines de morts. Une gestion démocratique des foules bien meurtrière.