Cessez-le-feu d’Emmanuel Courcol (19 avril)
Les Oubliés (Land of Mine) de Martin Zandvliet (22 mars)
Lettres de la guerre de Ivo M. Ferreira (19 avril)
Tramontane de Vatche Boughourjian (1er mars)
Tombé du ciel de Wissam Charaf (15 mars)
Wrong Elements de Jonathan Littell (22 mars)
La guerre et ses conséquences est un sujet commun à plusieurs films récents, qu’il s’agisse des deux guerres mondiales, de guerres coloniales, de la guerre civile au Liban ou des conflits en Afrique où l’enfance est embrigadée et les civil.es en première ligne, comme toujours. Outre les motivations liées à la prise de pouvoir, la guerre a pour but d’assurer la domination des populations, les terroriser, les utiliser en tant que « chair à conflit » et à expérimenter des pratiques et des armes. Les origines des guerres évoluent vers un flou inscrit dans des raisons antinomiques et paradoxales au cours des massacres… Restent des traces indélébiles et dramatiques.
Cessez-le-feu d’Emmanuel Courcol montre ces traces, cinq ans après la fin de la Première Guerre mondiale. Le plan séquence du début et le zoom avant dans les tranchées résume à lui seul l’horreur, la barbarie et le tumulte de la grande boucherie de 14-18 : les pieds dans la merde et la charogne… Certes on ne revient pas indemne de l’enfer.

Georges est parti en Afrique pour oublier et y vivre en nomade. Lorsqu’il rentre en France, en 1923, il est totalement déphasé dans cet après-guerre des Années folles. Un immense chantier de réhabilitation des champs de bataille fait la fortune de spéculateurs, reconstruction des villages détruits, récupération des mines, des métaux, exhumation des corps. 400 000 corps de soldats disparus n’ont jamais été retrouvés, ensevelis sous les bombes : « on s’occupe de nettoyer les mines, mais les corps disparus, on s’en fout » est la réponse du ministère. Georges retrouve sa mère et son frère Marcel, muré dans le silence comme d’autres s’enferment dans la folie. Pour les anciens combattants, les invalides, les « gueules cassées », les traumatisés à vie, la guerre n’est pas finie. [1]
Les oubliés (Land of Mine) de Martin Zandvliet se situe au Danemark, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsque de jeunes prisonniers de guerre allemands, des adolescents entre 15 et 18 ans, sont envoyés sur les côtes danoises pour désamorcer les mines enterrées par l’armée nazie, de 1942 à 1944. Martin Zandvliet s’est inspiré de faits historiques, écartés du récit de la libération et de la mémoire collective. Et pour cause, ces jeunes prisonniers de guerre, sans réelle formation ni moyens de détection, étaient sacrifiés, considérés officiellement « soldats ennemis s’étant rendus volontairement » pour contourner les principes de la Convention de Genève. Pour ces jeunes prisonniers, la guerre n’était pas terminée.

Sur le nombre estimé à 2600 hommes contraints à ces missions, la moitié a été tuée. Les Oubliés (Land of Mine) de Martin Zandvliet analyse les effets de la guerre sur le comportement des personnes, sur ce qui déclenche la cruauté, la banalité de la violence et la passivité, voire la complicité, vis-à-vis de celle-ci. Cet épisode tragique montre que les victimes peuvent rapidement basculer dans le camp des bourreaux. [2]
Lettres de la guerre (Cartas da guerra) de Ivo M. Ferreira . Les lettres d’Antonio Lobo Antunes à son épouse, pendant son service militaire en Angola, sont à l’origine du film, mêlant les sentiments intimes d’un futur écrivain et l’évocation d’une guerre coloniale.

En 1971, un jeune médecin portugais est mobilisé durant la guerre coloniale en Angola, entre 1971 et 1973. Coupé de tout, il envoie quotidiennement à sa compagne enceinte des lettres poétiques et sensuelles tout en décrivant le quotidien d’une guerre inutile, qui fait dire à son capitaine : « cette guerre est une erreur. J’épargne les hommes le plus possible. » Il est aussi question, dans ces lettres lues par une voix tantôt masculine, tantôt féminine, des mines, des pratiques de torture, des exécutions sommaires de rebelles, de la souffrance de la population, de la prostitution, des massacres et des soldats qui craquent, ou du commandant avouant qu’il n’en peut plus et le priant de prétexter une maladie pour partir.
« Je ne serai plus jamais le même », écrit António Lobo Antunes. Sait-on la part d’humanité abandonnée dans la guerre qui « fait de nous des insectes » ? De ces écrits au jour le jour ressort une réflexion profonde, amplifiée par un noir et blanc magnifique : « je m’aperçois qu’on ne peut pas vivre sans conscience politique. » [3]
Tramontane de Vatche Boughourjian. Toute une génération de cinéastes libanais.es de l’après-guerre civile est marquée par ce conflit et revient sur l’analyse de l’amnésie officielle. Dans Tramontane, Vatche Boulghourjian pose la question — « qui est aveugle ? » — prenant prétexte de la quête d’identité de Rabih pour décrire la volonté générale de fuir la réalité du conflit et ses racines.

Rabih est un jeune chanteur aveugle, né pendant la guerre civile. À l’occasion d’une demande de passeport, il apprend que son identité est usurpée. « Donne-moi une réponse », chante-t-il au début du film, mais personne ne lui révèle son origine. Sa recherche est liée aux événements de la guerre civile libanaise de 1975-1990, autour desquels se tissent des réalités variables, susceptibles de dédouaner le narrateur ou la narratrice de sa responsabilité active ou passive des exactions commises. De la même manière, reconstruire à grande vitesse pour oublier les morts et les milliers disparu.es est une forme de dissimulation à l’échelle d’un pays et occulter un pan de son histoire.
À l’évidence la guerre civile perdure dans les antagonismes et les rancœurs, adoptant des formes larvées de violence, menaçant de ressurgir et d’embraser le pays. Il ne suffit pas de reconstruire sur les ruines, faut-il encore analyser les causes de la destruction et opérer « l’introspection de tout un pays, incapable de faire face à sa propre histoire. »
Au fil des rencontres, Rabih prend conscience des mensonges d’une époque troublée, mais aussi de la diversité caractérisant le Liban. La page n’est pas tournée, seulement recouverte. Reste un lien commun : la musique, surtout la musique. [4]
Dans Tombé du ciel de Wissam Charaf, la question de la guerre et son influence sur les mentalités est mise en scène d’une manière décalée, par l’absurde.

Le film ouvre sur un homme marchant dans la neige, venant de nulle part. Après 20 ans de séparation, cet ancien milicien présumé mort surgit dans la vie de son jeune frère. Omar est garde du corps et assure la sécurité dans les concerts et auprès d’une chanteuse qui se lance dans la politique. Leur père est perdu dans ses fantasmes et Samir, surnommé Sniper, dans ses cauchemars. Dans Beyrouth, les attentats rythment la narration du film oscillant entre drame et comédie.
Pour Wissam Charaf, « tous les personnages du film sont des fantômes, menant des existences risiblement absurdes [dans] une société anxieuse et bipolaire en proie à tous genres d’extrêmes. » La fuite est permanente pour ces « fantômes », Samir s’est échappé, on ne sait pas d’où, le père se réfugie dans un passé imaginaire, Omar, stoïque, tire au bazooka sur la télé d’un voisin bruyant, et son ami Rami rêve de partir en Allemagne en apprenant la langue dans Mein Kampf. La société est chaotique, dans un après-guerre sans analyse ni travail de mémoire, marquée par une violence en boucle. [5]
Le film documentaire de Jonathan Littell, Wrong Elements, raconte l’histoire des enfants enlevés en Ouganda par l’Armée de Résistance du Seigneur (LRA), formée en 1989, par Joseph Kony. En 25 ans, c’est plus de 60.000 enfants enrôlés par la force et la terreur, puis formatés par l’idéologie et la religion. [6]

Geofrey, Nighty, Mike font partie de ces enfants, enlevés à l’âge de 12 ou 13 ans. Le Nord de l’Ouganda vivait sous la terreur des soldats et des rebelles qui se servaient d’une population disséminée dans les villages. Le grand-père de Geofrey est tué lors de son enlèvement. À son retour à Gulu, il reste dans un camp de réhabilitation, le temps que « l’esprit s’apaise » : « La première personne que j’ai tué, c’était une femme. Tu es obligé. C’était horrible, il nous forçait à tuer. » En voyant les photos des jeunes, Nighty réagit : « Ça réveille de mauvais souvenirs. […] Les filles ont beaucoup souffert. Elles étaient distribuées aux vieux et aux chefs. J’ai vu une fille refuser et être fusillée. » L’armée ougandaise traque les derniers rebelles LRA dans la forêt centrafricaine, mais Kony reste introuvable.
Ces jeunes adultes, à la fois victimes et bourreaux, témoins d’exactions qui les dépassent, tentent à présent de se reconstruire, mais la société peut-elle les accepter ?