Jean-Pierre Garnier
Ville sous contrôle. La militarisation de l’espace urbain
Stephen Graham (La Découverte)
Article mis en ligne le 4 janvier 2013
dernière modification le 26 décembre 2012

par C.P.

L’urbanisation du monde en cours donne lieu d’ordinaire dans les milieux de la recherche urbaine à de multiples conjectures, depuis les plus catastrophistes, inscrites dans la perspective d’un effondrement
inéluctable de l’écosystème terrestre sous l’effet conjugué d’un développement économique et démographique exponentiel, jusqu’aux plus réconfortantes, tel l’avènement d’un monde aussi irénique qu’improbable rendu « plus accueillant, plus harmonieux, plus habitable » par la magie d’un « urbanisme écologique » participatif et consensuel [1].

Cependant, aucune n’envisage que le monde demeurant ce qu’il est, c’est-à-dire capitaliste, l’urbanisation contemporaine pourrait s’accompagner au cours des temps à venir d’une intensification de la lutte des classes sur le front urbain, voire d’une guerre sociale ouverte ou larvée. Sauf chez les experts, policiers ou militaires, chargés d’élaborer de nouvelles stratégies de maintien de l’ordre dans les métropoles du futur. À leurs yeux, celles-ci constitueront, en effet, les principaux terrains d’engagement dans les guerres à venir dites de « basse intensité » également baptisées par eux
« de la quatrième génération ». En clair, les grandes agglomérations seront les principaux champs de bataille de demain.

C’est à décrire les préparatifs belliqueux qui en découlent que s’attache le géographe « radical » anglais Stephen Graham dans un ouvrage richement documenté et solidement argumenté qui ne devrait pas laisser indifférents tous ceux qui, au vu de ce qu’il advient aujourd’hui de la civilisation urbaine, se demandent si elle n’est pas appelée à terme à verser dans la barbarie.
Une barbarie sophistiquée recourant à toutes les innovations permises par le développement scientifique et technique. Parallèlement à la formation et l’entraînement, sur des théâtres d’opération réels ou des villes-simulacres reconstituées — « les villes fantômes de la guerre » édifiées dans les zones situées à l’égard des vraies villes —, de corps répressifs spécialisés dans la lutte contre-insurrectionnelle, d’innombrables dispositifs high tech sans cesse perfectionnés de surveillance et de neutralisation sont élaborés, testés et mis en place pour contrer sur le terrain urbain un ennemi d’autant plus omniprésent et insaisissable — il est perçu à la fois comme extérieur et intérieur, global et local, réel et virtuel — qu’il tend à se confondre avec une bonne partie des citadins eux-mêmes, chacun étant considéré comme un insurgé potentiel, voire un terroriste en puissance.

La thèse centrale du livre, appuyée sur une multitude de sources réservées d’ordinaire aux spécialistes et nombre d’illustrations significatives, est que cette « nouvelle doctrine militaire de la guerre permanente et sans limites renforce de manière radicale la militarisation de la vie urbaine contemporaine ».

L’arsenal déployé, décrit en détail par l’auteur, est impressionnant et plus encore la manière dont ceux qui le manieront sont formés ou, plus exactement formatés. Couplée avec une reconfiguration architecturale et urbanistique de l’espace urbain baptisée « defensible space » — « architecture de prévention situationnelle », en français — pour en assurer la pleine efficacité, la panoplie va des algorithmes informatiques destinés à l’extraction de données pour identifier les personnes suspectes et les comportements « illégaux » ou « menaçants » aux robots-tueurs connectés à des satellites de géolocalisation, en passant par les armes soi-disant non létales qui ont le don de ne pas tuer mais de rendre infirme à vie, pour ne rien dire des jeux vidéos considérés et conçus comme comme initiation ludique au téléguidage des drones de la « cyber-guerre ».

Il importe, en effet, conditionner les individus appelés à grossir les rangs des forces de l’ordre néo-libéral, de plus en plus privatisées comme le reste, et donc regroupant une part croissante de mercenaires puisés dans le vivier d’une population peu éduquée « accro » aux simulations virtuelles produites à foison par une industrie de l’électronique en plein essor. De même que jadis ce qu’on appelait les jeux de construction incitaient les enfants à bâtir des maisons en s’amusant, aujourd’hui ce sont les jeux de destruction qui l’emportent où ils prendront plaisir à annihiler sur leurs écrans des quartiers entiers avec leurs habitants. C’est dans les playstations, note S. Graham, qu’ils apprendront à piloter à distance les engins meurtriers, les habitacles d’où ces derniers sont téléguidés étant d’ailleurs de plus en plus calquées sur elles, comme le montrent certaines photos du livre.

L’auteur se garde néanmoins de céder à l’unilatéralisme technologiste dans ses analyses du nouvel urbanisme militarisé. Pour en dégager les ressorts économiques, sociologiques, politiques et idéologiques, il passe en revue par le menu les « sept caractéristiques connexes » qui marquent son essor. On se contentera ici de les énumérer : dichotomie entre soldats technologiquement suréquipés issus de milieux ruraux ou peu urbanisés et guerre urbaine (songeons à nos CRS et nos gardes mobiles en France) ; intrication des techniques de contrôle militaires et civiles (radars routiers, videosurveillance, cartes de transport à puce, paiement électronique des péages ou d’accès aux centres-villes…) ; spectacularisation visuelle et discursive de la guerre urbaine dans l’espace virtuel électronique (jeux videos, télé, internet) ; paysage sécuritaire en constante expansion, source d’inquiétudes toujours plus grandes, mêlant pratiques commerciales, policières et militaires aux cultures de la mobilité, de la consommation, des loisirs et de la citoyenneté ; colonisation de l’urbanisme transnational et militarisation consécutive des circulations dans les aires métropolitaines ; profilage géographique ciblé de quartiers et de communautés cosmopolites à l’identité hybride ; économie politique des espaces étatiques de la violence où la restructuration violente voire l’arasement de territoires pour faire face à de supposées menaces permet leur réadaptation aux exigences fonctionnelles du capitalisme néo-libéral ou de « créer une tabula rasa urbaine capable d’engendrer d’énormes bulles de profit liées à la spéculation immobilière ».

Sur ce dernier point, contrairement à ce qu’avance le géographe Davis Harvey, sans doute porté par le spatiocenrisme inhérent à sa discipline, il existe bien d’autres moyens pour le capital de faire fructifier ses surplus excédentaires que la production de l’espace urbain. Celle de nouvelles techniques de pistage, de contrôle et d’armement, par exemple, qui grèvent de manière faramineuse les deniers public pour le plus grand profit des firmes qui les fabriquent, ces « marchands de mort », comme les appelle S. Graham. Il vrai que le géographe « radical » pourrait objecter que les ravages occasionnés dans les villes bombradées en d’Irak, en Afghanistan et en Lybie, en attendant l’Iran, offrent des espaces illimités d’investissement lucratif aux entreprises spécialisées dans la reconstruction derrière le paravent humanitaire, exemple paroxistique de la « destruction créatrice » au principe de l’accumulation du capital, destruction qui, rappelle l’auteur, englobe aussi « les terriroires, les économies, les technologies et les cultures dont notre monde a hérité ».

En refermant le livre, on comprendra sans peine pourquoi ce qui y est raconté n’a guère fait jusqu’ici l’objet de publicité. Illustrant le propos maintes fois cité de Clausewitz selon lequel « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », il montre que, dans le cadre de la guerre urbaine « sans origine, sans fin et sans limite » annoncée, la démocratie et l’État de droit inscrits sur les bannières guerrières du nouvel impérialisme auront bel et bien perdu, dans la réalité, tout droit de cité.