On élève peu de statues aux universitaires. En revanche, on leur offre des « mélanges » une collection de textes, d’études, écrits pour l’occasion, pour célébrer quelqu’un que l’on respecte ou que l’on aime. La chose est rare chez les anarchistes. Mais l’atelier de création libertaire vient de publier des « mélanges offerts à Ronald Creagh » (Rêves et passions d’un chercheur militant, ACL).
Toutefois, l’image d’un universitaire correspond peu à Ronald Creagh. Il fait plutôt penser à un lutin. Un lutin très érudit, un lutin très drôle, mais plus un lutin qu’un solennel professeur à qui des disciples eux-mêmes antiques dédient respectueusement leurs poussiéreux efforts. La couverture du livre ne représente pas un lutin, mais un oiseau, petit, du genre moineau, ce qui lui va bien.

Un moineau, ça va partout, comme Creagh qui naquit en Égypte il y a 87 ans. Il y fut élevé par une grand-mère championne de catholicisme toutes catégories (le lancer de lutin n’était pas encore discipline olympique). Il étudia chez les Frères, puis, lorsque son papa de nationalité britannique décida qu’on lynchait moins en Australie qu’en Égypte, partit continuer ses études à Paris, sous les auspices de la Congrégation des Sacrés-Cœurs de Marie et de Jésus de l’Adoration Perpétuelle. Qui s’occupe de l’un des deux cimetières privés (oui, cela existe encore) à Paris, le cimetière de Picpus.

Pendant la Terreur, un millier de guillotiné.es ont été enterré.es à Picpus, dans des fosses communes. Sous Napoléon, les familles de victimes les plus riches achètent le terrain, puis y installent les adoratrices perpétuelles de la pompe. Le cimetière devient très chic, puisqu’il faut appartenir à ces familles pour y reposer (encore aujourd’hui en 2017). Lafayette, allié aux Noailles, famille fondatrice, y est enterré, ce qui explique le défilé de touristes états-uniens en des lieux si français.

Guide pour les touristes de mon métier, j’ai souvent vu le conservateur leur intimer d’attendre, puis revenir avec un drapeau états-unien, leur ordonner de le suivre, et, arrivé à la tombe du noble idiot, incliner le drapeau, leur procurant ainsi un mémorable orgasme patriotique. Après quoi le conservateur refusait tout pourboire, mais, indiquant de l’index les ruches contre le mur, confiait que leur miel, qu’il vendait, était très bon. Non seulement Creagh a survécu à Picpus, mais c’est à Paris qu’en étudiant la sociologie religieuse il est devenu athée. Comme quoi s’il y a des pompes aspirantes, il y en a aussi de refoulantes.
Mais les statues absentes ?
L’un des textes du livre, intitulé « Une esthétique fouriériste ? », signé par René Schérer, commence par cette phrase « Il faut comprendre ce point d’interrogation comme une intention d’enlever toute pompe ». Ah !
Non, je triche, ça n’a aucun rapport. Mais son texte parle bien d’une statue absente. Le 11 avril 1941, Vichy, désireux de contribuer à l’effort de guerre nazi, décrète l’enlèvement des statues en alliages cuivreux dans toute la France. Sont exemptées, bien sûr, les statues religieuses, les monuments aux morts et les monuments funéraires. Sont visées, bien sûr, toutes les statues de gens de gauche. Les bons élèves rappelleront que la statue du Chevalier de la Barre en souffrit, et les surdouées y ajouteront la statue de Diogène, d’un pétainisme discutable.
Aujourd’hui, il reste à Paris au moins deux socles vides, et un socle incertain. Les socles vides sont ceux d’Arago et de Raspail. Le socle incertain est celui, Place de Clichy, de la statue de Charles
Fourier, socialiste utopique enterré au cimetière de Montmartre tout proche. Comme bien l’on pense, Vichy fit disparaître la statue, due à Emile Derré. Un sculpteur anarchiste et auteur de la statue de Louise Michel à Levallois. Il n’a pas représenté Louise Michel un couteau entre les dents, mais un chat aux pieds et montrant à une petite fille le club du troisième âge dans le jardin duquel la statue se dresse. Patrick Balkany n’a pas osé détruire une statue de vieille dame à chat enseignant à une petite fille le respect dû aux anciens.
Tout comme une association se forma pour refaire la statue du Chevalier de la Barre, Schérer et ses ami.e.s fondèrent « la société des amis de Charles Fourier » pour faire refaire la statue de Fourier. Ils ne sont pas les premiers. Schérer cite l’ode à Charles Fourier d’André Breton : « Et toi rien ne t’eût fait détourner les yeux des boues diamantifères de la place Clichy / Fourier es-tu toujours là/ Comme au temps où tu t’entêtais dans tes plis de/ bronze à faire dévier le train des baraques foraines /Depuis qu’elles ont disparu c’est toi qui es incandescent » En 1969, des situationnistes retrouvent le plâtre de Derré et, bel exploit, le remettent sur le socle. Las, la police en ces jours pompidoliens refoulants, enlève le plâtre, que l’on n’a plus jamais revu. Sans doute éclaire-t-il de son incandescence les amours interdites d’un commissariat parisien.
Puis en avril 2007, un collectif au nom parachutiste, le « collectif Aéroporté » juche sur le socle vide une cabine d’une tonne de verre et d’acier appelée « Embrèvement numéro 3, Installation illicite d’œuvre en milieu urbain » Un petit escalier permettait d’accéder à la cabine au-dessus du socle, transformant la passante qui s’y glissait en statue éphémère, mais aucune, du moins à ce que l’on sait, ne devint incandescente ; quand la passante en redescendait, l’absence de statue devenait évidente, ce qui était le but recherché. Vexée, la Ville de Paris mit au concours une nouvelle statue de Fourier. Le sculpteur Frank Scurti gagna et produisit une pomme.
Énorme (presque aussi grande que le socle).
En métal réfléchissant.
Réfléchissant l’incandescence des passantes et la laideur du Flunch voisin, mais pas, espérons-le, les prières adressées à la sacrée pompe, plus haut sur la butte Montmartre. Sous la pomme, quatre plaques de verre coloré entourent le socle, et incitent les flâneurs à venir lire ce qui y est écrit, ce qu’ils n’auraient, sans cela, jamais fait. Pourquoi une pomme ? Parce que Fourier apprend de son beau-frère Brillat-Savarin, le célèbre gastronome, que celui-ci vient de payer dans un restaurant une pomme quatorze sous, alors que lui Fourier vient d’en acheter une au marché de Rouen, où elles se vendent quatorze sous, les cents ! Fourier comprend dès lors l’influence néfaste des intermédiaires dans l’économie. Il en déduit que quatre pommes ont joué un grand rôle dans l’histoire de l’humanité : celle qu’Ève persuada Adam de croquer, celle que Pâris attribua à Aphrodite, celle qui révéla la loi de l’attraction terrestre à Isaac Newton, et la sienne.
Schérer, désireux de faire remarquer que la pomme n’est pas tout dans l’utopie et que le chou, lui aussi, mérite considération, cite Balzac qui, dans les Comédiens sans le savoir, promène ses personnages à travers Paris, jusque dans l’atelier d’un sculpteur fouriériste qui déclare : « Je viens, reprit l’artiste dont la figure se dilata comme se dilate celle d’un homme dont on flatte le dada, de terminer la figure allégorique de l’Harmonie et si vous voulez la venir voir, vous comprendrez bien que j’aie pu rester deux jours à la faire. Il y a tout ! Au premier coup d’œil qu’on y jette, on devine la destinée du globe. La reine tient le bâton pastoral d’une main, symbole de l’agrandissement des races utiles à l’homme ; elle est coiffée du bonnet de la liberté, ses mamelles sont sextuples, à la façon égyptienne, car les Égyptiens avaient pressenti Fourier ; ses pieds reposent sur deux mains jointes qui embrassent le globe en signe de fraternité des races humaines, elle foule des canons détruits pour signifier l’abolition de la guerre et j’ai tâché de lui faire exprimer la sérénité de l’agriculture triomphante… j’ai d’ailleurs mis près d’elle un énorme chou frisé qui, selon notre maître, est l’image de la concorde ». Schérer, avec un sérieux impérial, rectifie Balzac et nous apprend que le chou fouriériste est amour plutôt que concorde, ainsi que le prouve ce passage de
Charles : « …emblème de l’amour mystérieux, de ses intrigues secrètes masquées par centuple ruse, pour échapper aux argus et aux obstacles. De même le chou cache sa fleur sous les voiles de cent feuilles emboîtées. Ses feuilles, bouillonnées et ondoyantes, figurent les efforts astucieux d’amants obligés de cacher leur lien ; elles sont plutôt bleues que vertes, parce que l’azur est la couleur de l’amour. »
Terminons cet hommage en cent idées emboîtées par une grave question : De quoi Ronald Creagh est-il le nom ? Du moineau, du lutin, ou du chou ?