Si le terme islamisation apparaît au début de XXe siècle chez les orientalistes pour rendre compte des progrès de l’islam en Asie et en Afrique, sa signification a, depuis ces dernières années, considérablement évolué. Désormais, il désigne une menace nouvelle et réputée mortelle pour les sociétés européennes [1]. Comment expliquer autrement l’hystérie nationale qui suscite l’étonnement chez nombre de nos voisins et va crescendo depuis « l’affaire » du « voile islamique » de Creil en 1989 jusqu’à celle du burkini en 2016 ?
Une partie de nos concitoyens accepte sans difficulté que soient introduites dans la société des habitudes et des pratiques inaccoutumées : la résolution des problèmes qu’elles peuvent parfois soulever s’effectue d’ailleurs généralement tant bien que mal à l’échelle locale. Mais nous assistons en même temps à la crispation d’une autre partie de la société qui refuse tout ce qui peut être interprété comme un signe visible de la présence de l’islam honni.
Cachez cet islam que je ne saurais voir…
Hormis la Russie, la France est le pays européen qui, pendant deux siècles, a été le plus impliqué dans la domination de régions entières en terre d’Islam, du Levant à l’Afrique sahélienne en passant par le Maghreb. On aurait pu penser qu’avec la décolonisation le regard sur l’islam, comme religion, comme civilisation et comme sociétés, regard nourri de préjugés millénaires et soutenu par l’infériorisation de la culture des peuples colonisés, allait changer. Las ! Le répit ne fut que de courte durée.
Il ne faut pas attendre vingt ans pour que l’actualité internationale, la résistance à l’occupation et à l’oppression sionistes en Palestine et les guerres israélo-arabes, les crises du pétrole et l’arrogance des émirs du Golfe, la révolution iranienne et les progrès de la protestation de Frères musulmans en Égypte, ne contribuent à réactiver de vieilles idées. De plus, le contexte mondial et les situations nationales ont aussi beaucoup évolué. Aux luttes pour les indépendances, dont les acteurs prenaient au mot les anciens maîtres sur le terrain politique mais donnait crédit à de vastes aspects de leur culture, a succédé une vague identitaire auto-légitimée dans la religion islamique. Au nom de l’islamisation ou de la réislamisation, cette vague prétend débarrasser les sociétés d’outre-Méditerranée de certaines réalités sociales et politiques rejetées car réputées « occidentales ». À cela s’ajoute la peur des immigrés des anciennes colonies africaines et, plus récemment, celle des réfugiés du Moyen-Orient dévasté.
Dans un contexte de nostalgie postcoloniale, le mot islam est un euphémisme qui désigne désormais les Arabes, les Maghrébins et les Noirs du Sahel africain. Ce terme et ces réalités ravivent, dans des secteurs entiers de la société, les plaies des privilèges perdus, quand les « vrais Français », Européens et citoyens à part entière, étaient séparés par le mur juridique du Code de l’indigénat d’autres Français, sujets ceux-là et non citoyens, sans droits, véritables ilotes de la République, les Musulmans. Crainte également d’une revanche, celle des immigrés musulmans, accusés, implicitement ou explicitement, de donner libre cours à l’« islamisme », à l’« islam politique », ou au « salafisme ». Confusion remarquable où se mêlent indistinctement réformisme islamique, revivalisme fondamentaliste, quiétisme loyaliste vis-à-vis des gouvernements et intégrisme subversif appelant au renversement violent de tous les États du monde islamique, à commencer par l’Arabie saoudite, déclarés apostats. Dans ces conditions, la moindre revendication motivée par des raisons propres à l’islam, qui serait jugée normale pour d’autres religions, est perçue comme l’expression particulière d’un projet de conquête du monde. Tout musulman, soldat présumé d’une cinquième colonne, est désormais suspecté de pouvoir combattre au nom du « jihad global ». De là cette hantise de la submersion de notre civilisation, chrétienne pour les uns, « laïque » pour les autres, mais tous unis dans une commune détestation de l’islam.
Drôle d’islam…
Pourtant, cet islam n’a pas grand-chose à voir avec celui qui est vécu par l’immense majorité des musulmans français ou vivant en France et dans le monde, même si bigoterie et peurs identitaires gagnent aussi malheureusement, et même si leur religion, comme d’autres, peut être brandie comme le drapeau de luttes plus que douteuses et sert de justification à des actions terroristes. Stigmatisé, l’islam est perçu comme une religion parfaitement homogène, réputée hostile à toute distinction entre religion et politique, et opposée aux « valeurs éternelles » de la France. Les violences guerrières, l’infériorisation de la femme, l’intolérance religieuse et l’antisémitisme résulteraient de sa nature, dûment soulignée par quelques citations coraniques bien choisies. Les « jihadistes » type al-Qaïda et EI prennent un malin plaisir à faire coïncider leurs conceptions et leurs actions avec cette caricature de l’islam, tandis que l’islamo-paranoïa ambiante trouve en eux une justification inespérée.
Que l’on ne s’y trompe pas : cette construction détestable n’est pas seulement le fait de sites identitaires, racistes et islamophobes, qui cachent leur croisade suprématiste européenne sous le drapeau d’une laïcité spécieuse et prédisent un avenir catastrophique fait de « Soumission » et de « Grand remplacement ». Elle structure aussi le discours de personnalités qui passent pour modérées : à preuve celui de François Fillon sur l’islam. En effet, le candidat des Républicains ne se contente pas de reprendre les poncifs habituels, il condamne le prétendu « aveuglement volontaire » de la politique actuelle à l’endroit des revendications des musulmans [2]., le « totalitarisme islamique » qui souhaiterait « notre anéantissement » [3] et la complaisance coupable des intellectuels, lesquels sont souvent dénoncés par une certaine presse comme les « idiots utiles de l’islamisme » [4].
Dédramatiser l’islam, dissiper les malentendus dont sont victimes des millions de nos concitoyens, musulmans de religion ou de tradition familiale, n’est pas une mince affaire. Il est assurément plus commode d’en faire des boucs émissaires que de chercher à surmonter les problèmes auxquels la France est confrontée, notamment celui de l’insertion de l’islam dans la société. Il existe pourtant quantité de théologiens tenants d’un islam réformiste, de penseurs et de militants favorables à un modernisme ancré dans la civilisation islamique. Tous prouvent que l’islam est avant tout une religion qui doit être respectée et qu’elle est servie par des hommes et des femmes respectables, qui combattent ceux qui prétendent s’en servir à des fins contraires à une éthique partagée.