Jean-Manuel Traimond
Manuel réglementaire de l’anarchisme (1)
Consignes, constitutions, décrets, devoirs, dignités, directives, distinctions, formulaires, grades, injonctions, institutions, lois, normes, obligations, ordonnances, préceptes, prescriptions, protocoles, règlements, sommations, statuts et stipulations.
Article mis en ligne le 1er décembre 2016

par C.P.

Définition réglementaire de l’anarchisme

La vie heureuse

L’or

Parce que

Drapeaux, frontières, uniformes

La Bible

À suivre…

DÉFINITION RÈGLEMENTAIRE DE L’ANARCHISME

Un beau jour d’été à Barcelone, un autobus va son train-train[1]. Mais soudain, sans prévenir, à un feu rouge le chauffeur lâche un juron.

Il freine. Sort de l’autobus. Et il s’en va.

Vers le soleil.

Les passagers en restent bouche bée.

Ils se mettent ensuite à protester.

L’un d’entre eux ose aller dans la cabine et appuyer sur le klaxon, pour rappeler le chauffeur. Le chauffeur continue à marcher vers le soleil. Un couple sort du bus en grommelant.

Encore une ou deux minutes, puis, du fond de l’autobus, une femme se lève, l’air déterminé. Sans un mot, elle va dans la cabine du chauffeur, elle s’y assied, elle débloque le frein à main, et roulez jeunesse !

Et le bus de s’arrêter à chacun de ses arrêts, jusque ce que la dame, arrivée à son propre arrêt, descende. Alors un autre passager l’a remplacée jusqu’à son propre arrêt, et ainsi de suite jusqu’au terminus.

Deuxième définition réglementaire de l’anarchisme :

« Chère Tatie, tu ne le sais peut-être pas, mais tu es déjà une anarchiste. Si, si. Si tu crois qu’il n’y a pas de relations humaines plus saines que celles d’un déjeuner entre amies, où chacune apprécie la compagnie de toutes, où les responsabilités ont été réparties également et spontanément, où personne n’est venu pour donner des ordres, ou vendre quoi que ce soit, alors je crains bien, chère Tatie, que tu ne sois une anarchiste.

Ton cas est d’ailleurs plus grave que tu ne penses ; à chaque fois que tu as agi sans attendre un ordre, des instructions ou une permission, tu as été une anarchiste. Et à chaque fois que tu décides de ne prêter aucune attention à un règlement stupide, tu es une anarchiste. Et comme tu n’es pas sûre que ton patron et ton Président sachent mieux que toi ce qui est bon pour toi, tu es une anarchiste quasi-fanatique. Tu aggraves encore ton cas à chaque fois que tu utilises tes propres idées, tes propres initiatives, tes propres solutions.

Hélas oui, c’est donc bien l’anarchisme qui fait marcher les choses et qui rend la vie intéressante. Pire, comme les bactéries de notre intestin, l’anarchisme est présent en chacun d’entre nous. Alors console-toi Tatie, tu es incurable, mais tu n’es pas seule ».

LA VIE HEUREUSE

Nous, nous n’avions pas de chaussures. Ou alors on ne savait pas si c’était du cuir avec des trous, ou des trous avec du cuir. Quand nos orteils dépassaient, on se cirait les orteils... [1]

Voici l’histoire (vraie) de Madame Tiraud, une femme qui va sur ses soixante-quinze ans. Née pauvre et restée pauvre, elle a travaillé quarante-cinq ans d’arrache-pied. À force d’attention continuelle, d’économies, de petits sacrifices de confitures et de conserves, de ravaudages, de raccommodages, on avait assuré aux cinq enfants une éducation et une bonne situation. On avait même réussi à acheter sur le tard une toute petite maison dans laquelle on s’était installé, après l’avoir entièrement retapée. Oh, ça n’avait rien de luxueux, mais c’était le but qu’on s’était depuis longtemps fixé ; non seulement garantir aux enfants une vie un peu meilleure, mais constituer un tout petit bien qu’on leur laisserait. Madame Tiraud, pour elle, n’avait pas été tellement favorable à cette idée de l’héritage. Ce n’était pas dans ses principes. Dans sa famille, on était toujours venu démuni et pauvre, mais on avait quand même vécu au mieux... enfin, mal, mais avec des joies et de la fierté. C’était son mari, qui avait tenu par-dessus tout à réaliser cet objectif.

Alors on avait travaillé très dur, on s’était privé, et on l’avait gagnée, cette maison. Qu’importe qu’on y soit parvenu si tard : on avait pu se dire qu’on avait bâti un nid, et ça avait été la compensation pour tout le reste. Quand c’était devenu réalisable, les enfants étaient déjà devenus grands et partis, on était déjà vieux, mais on y avait quand même mis un trop-plein d’amour. Monsieur Tiraud n’avait pas longtemps profité de sa maison. Il était mort assez vite, à peine atteinte la modeste retraite pour laquelle il avait patiemment cotisé. À cette époque, les petits travailleurs indépendants n’avaient pas encore le système de protection sociale. Madame Tiraud avait continué de vieillir seule. Ce n’était que quelques mois plus tard que la maladie l’avait atteinte. Pas une catastrophe inquiétante : de l’herpès sur la cornée de l’œil. Au début, elle avait eu très peur de perdre la vue, mais elle avait consulté le médecin, qui l’avait rassurée, il fallait simplement se soigner. Il l’avait dirigée vers un spécialiste, à l’hôpital de la ville la plus proche. Là, on lui avait annoncé qu’au point où elle en était, il faudrait pratiquer une greffe de la cornée. Pas de quoi s’alarmer : une brève hospitalisation pour la préparer et la traiter, puis l’opération. Avant, Madame Tiraud s’était enquise du prix qu’il faudrait payer ; il s’était avéré que la somme, trop lourde, dépassait ses possibilités.

On lui avait donné le conseil, dans sa situation, de solliciter l’aide médicale gratuite. Il suffisait de faire les démarches, qui ne devraient ni traîner ni poser de problèmes. À la mairie de son village, on lui avait donné bon espoir, mais on lui avait tout de même demandé si, par hasard, elle ne possédait pas du bien. Dans ce cas, évidemment, puisqu’elle refusait obstinément qu’on se tourne vers les enfants, il lui faudrait sans doute vendre la maison pour rembourser l’avance. Or, pour Madame Tiraud, la deuxième solution était aussi catégoriquement exclue que la première. Vendre la maison ? Trahir ce qui avait été le sens de la vie de son mari ? Plutôt tout perdre !

Madame Tiraud ne voulant pas fléchir, le spécialiste n’avait trouvé en désespoir de cause qu’une seule issue ; c’était de mettre pendant un an son oeil à l’abri, donc de coudre les paupières. De cette manière, ça pourrait peut-être s’arranger. On verrait ensuite les séquelles qui demeureraient. Cela, le spécialiste le ferait gratuitement, sans rendre de comptes à personne. Il en prenait la responsabilité.

Madame Tiraud avait accepté sans hésitation. Elle trouvait même qu’elle avait de la chance. En racontant l’histoire telle qu’elle l’avait vécue et comprise, elle dit à plusieurs reprises qu’elle ne se plaignait pas de son oeil cousu, qu’elle ne protestait pas. Elle insista pour que l’on sache bien qu’elle avait elle-même décidé de son choix ; c’est une chose qu’elle a revendiqué fermement. Sans compter qu’à l’âge où elle en était arrivée, ça n’avait plus une telle importance. Son oeil pour sauver sa maison, ça n’était pas si terrible. Simplement, ce qu’elle voulait faire remarquer, c’est à quel point il est dur de vieillir après une vie de travail. « Franchement, le monde il n’est pas tellement fait pour les personnes âgées, surtout quand on est pauvre ». [2]

Nous vivons dans un monde supposé riche. Pourtant, on y trouve bien plus de lait de vache pour bébés que de ressources pour enseigner aux mères à donner le sein à leurs enfants ; bien plus d’argent y est consacré à produire et vendre des médicaments qu’à payer des infirmières ; il y est bien plus facile de trouver une Rolls miniature pour enfant qu’une place dans une crèche. Et d’équiper les vieux avec une télévision en couleurs qu’avec des voisins attentifs et chaleureux. [3]

Vivants au pays des morts, ils mangent de la nourriture morte avec leurs fausses dents. Derrière les fausses façades de leurs bâtiments, leurs radios et leurs télévisions émettent du vent pour tuer le temps, car leur culture est un cimetière. Leurs offres d’emploi n’offrent qu’un ennui mortel dans des villes mortes et, courant chaque jour la même course désespérée, ils vont partout sans aller nulle part. Même leur air est conditionné.

Ils vous demandent de donner votre vie pour leur religion, leur pays, leur balance des paiements mais ne vous donnent en échange qu’intelligence artificielle et réalité virtuelle.

C’est la fin, et elle ne justifie pas les moyens.

Un jour Diogène se masturba en public devant la maison d’un riche qui ne donnait jamais d’aumônes. Le riche reprocha son impudeur à Diogène : celui-ci répondit, avec d’autant de pertinence que d’impertinence : « S’il suffisait de se frotter le ventre pour ne plus avoir faim ! »

Aux Parisiens trop pauvres pour acheter du pain, la duchesse de Polignac suggéra de manger de la brioche. Les duchesses de Polignac du capitalisme moderne suggèrent de manger l’image de la brioche à la télévision. [4]

L’OR

Eugène ; « Mémette, tu t’en souviens ? Son père était cantonnier à la Ville de Genève. Quand ils ont déménagé le Crédit Suisse, parce que jadis, le Crédit Suisse, c’était qu’une petite baraque, ils ont perdu un lingot d’or de dix kilos. Le père Mémette, il l’a trouvé ce lingot, il l’a amené sur la route de Frontenex. Il redressait des clous sur ce lingot d’or, ça allait bien.

Puis ils lui ont volé des lapins à Mémette. Alors le vieux a porté plainte. Les flics, ils viennent. Il leur explique ce qui s’est passé. Ils arrivent, mais là, ils le voient ce machin, ils le soulèvent, « Oh que c’est lourd ! ». Ils le regardent, il y avait le numéro du lingot.

Alors ils l’ont foutu dehors de la voirie, il a pas eu sa retraite parce qu’ils ont dit qu’il avait volé le lingot. Et lui, il redressait les clous dessus ! » [5]

Dans Le Désert, l’un des contes de ses 188 contes à régler, Jacques Sternberg imagine que la Terre a été ravagée par une guerre atomique totale.

Il ne reste plus rien.

Des extraterrestres, pour qui les radiations ne sont que chatouillis, en profitent pour débarquer sur la planète dévastée. Il ne reste vraiment plus rien, plus d’êtres vivants, plus de villes, plus de campagnes.

Sauf, ça et là, en quelques endroits éloignés les uns des autres, des caves. Très profondes, mais dont les puissants blindages ont été mis à nu par les encore plus puissantes explosions. Il faut que les extraterrestres déploient les miracles de leur technologie pour pouvoir percer les blindages de ces caves.

Une fois à l’intérieur, ils voient des cubes réguliers, constitués par des milliers de rectangles de papier, soigneusement empilés. Et surtout des amoncellements non moins réguliers de blocs de couleur jaune, tous identiques, très lourds. Les extraterrestres se perdent en conjectures quant à la signification de ces murailles tellement mieux, tellement plus âprement protégées que quoi que ce soit d’autre.

Au Japon, depuis 2006, quelqu’un laisse régulièrement des enveloppes pleines d’argent, l’équivalent en euros de 600 à 1600 euros, dans les toilettes pour hommes, avec un petit mot recommandant d’avoir une vie heureuse. Que signifie ce geste anonyme, accompli dans au moins 425 toilettes ? Que l’argent ne vaut pas plus que le papier que l’on y trouve ?

Ce qu’est vraiment le capitalisme

On sait qu’un peu après 1600, les Hollandais sont devenus fous de tulipes. Les tulipes devinrent si chères que des amateurs vendirent des brasseries, des moulins, des maisons de maître pour acheter UN oignon de tulipe ; on les cotait comme on cotera plus tard les actions ; des fortunes furent amassées, et dispersées, pour des oignons.

Écoutez l’histoire de ce savetier de Haarlem. Par chance, par hasard, et par une longue patience, il avait obtenu la rareté des raretés, une tulipe noire. Le noir est la couleur la plus rare du monde végétal : instable, capricieuse, rarement pure, inespérée lorsqu’elle est parfaite. Mieux encore, il avait réussi à la garder vivante, malgré les pucerons, malgré les hannetons, malgré les mille ennemis des fleurs. Il ne la gardait pas dans son jardin, non, il la gardait dans sa maison, à l’abri des voleurs. Sous un abri spécial qu’il lui avait construit. Mais tout se sait. On lui offre cent florins de sa tulipe, somme considérable pour un savetier. Si considérable qu’il comprit tout de suite que sa miraculeuse tulipe noire en valait bien plus. Aussi laissa-t-il venir les acheteurs, qui toujours offraient plus. À mille cinq cent florins, soudain inquiet de trop tenter les dieux, il vendit sa merveilleuse tulipe noire à une association. À peine eut-il encaissé les florins, que les nouveaux propriétaires jetèrent sa fleur à terre ; ils brisèrent le pot ; ils écrasèrent l’oignon. Et éclatèrent de rire, en se moquant de lui. « Pourquoi ? » demanda-t-il, stupéfait. « Parce que nous aussi, nous avons une tulipe noire. Pour qu’elle demeure la plus chère des tulipes, pour qu’elle demeure la seule tulipe noire, nous étions prêts à te payer dix fois plus ». Ils partirent en laissant la fleur détruite sur le sol.

Un PRINCIPE MORAL rencontra un INTÉRÊT MATÉRIEL sur un pont trop étroit pour eux deux.

« A terre, chose vulgaire ! » tonna le PRINCIPE MORAL, « Je te passe dessus ! »

L’INTÉRÊT MATÉRIEL se contenta de regarder l’autre dans les yeux sans dire un mot.

« Bon, » dit le PRINCIPE MORAL, hésitant, « tirons à pile ou face pour savoir lequel d’entre nous va reculer jusqu’à ce que l’autre ait traversé. »

L’INTÉRÊT MATÉRIEL ne broncha pas.

« Afin d’éviter toute querelle » reprit le PRINCIPE MORAL, assez mal à l’aise, « je vais moi-même me coucher sur le sol et vous allez me marcher dessus. »

Alors L’INTÉRÊT MATÉRIEL retrouva l’usage de la parole. « Je ne crois pas, dit-il, que vous fassiez un si bon plancher. Je ne marche pas sur n’importe quoi. Mais peut-être pourriez-vous vous jeter à l’eau ? »

C’est ce qui arriva.

Un ethnologue a invité l’un de ses amis Sioux à New York. Ils se promènent dans la rue ; le tapage est infernal, comme d’habitude, entre les sirènes de police, le grondement des moteurs des voitures, des camions et des autobus, la musique qui s’échappe des magasins, le fracas des marteaux-piqueurs. Soudain le Sioux s’arrête, tend l’oreille et dit :

« J’entends un grillon !

— Arrête de plaisanter, lui répond l’ethnologue, comment entendrais-tu un grillon dans un vacarme pareil ? »

Le Sioux se contente de sourire, se dirige vers une anfractuosité du trottoir et en tire un grillon qu’il montre à l’ethnologue. Stupéfait, celui-ci demande :

« Mais, comment as-tu fait pour l’entendre ?

— On entend toujours ce qui compte le plus pour soi. Tiens, je vais te montrer. »

Le Sioux sort de la petite monnaie de sa poche, près d’un ouvrier penché sur son marteau-piqueur. Il jette la monnaie sur le sol, et, au tintement des pièces sur le trottoir, dix, vingt têtes se tournent, cherchant l’argent. [6]

Troisième définition réglementaire de l’anarchisme :

Quand on marche dans les chemins d’un village scandinave, pendant une nuit d’hiver, quand on a peine à s’arracher à l’humidité hostile des ornières qui collent à la cheville, quand on est glacé par la neige qui fond dans le cou malgré plusieurs centimètres de laine et de cuir, quand on résiste au vent furieux qui force à se pencher en avant pour n’être pas renversé, quand le ciel est noir et la route est noire, on voit quelque chose qui fait chaud au cœur : dans beaucoup de fenêtres — des fenêtres aux rideaux tirés derrière lesquels les gens dorment au chaud — luit un joli petit chandelier électrique de cinq, ou sept, voire neuf lumignons arrangés en une forme qui tient de la colline, du chevron, et du sapin. Les gens qui ont allumé ces lumignons n’en profitent pas, ils dorment, ou, s’ils ne dorment pas, la lumière de leur appartement noie, pour eux, celle du lumignon. Personne ne leur a demandé de placer et d’allumer ces lumignons. Ils ne savent pas qui en profite. Mais les inconnus qui passent sur le chemin ont chaud au coeur.

PARCE QUE

Je suis anarchiste parce que dans les asiles de nuit, on nettoie les clochards au balai-brosse.

Je suis anarchiste parce qu’il n’y a pas assez d’asiles de nuit. Et parce qu’il y en a.

Je suis anarchiste parce que parmi les objecteurs de conscience, il y eut des pactes pendant la guerre d’Algérie des années 1960. C’est-à-dire que cinq ou six garçons entouraient un objecteur de conscience, lorsque les gendarmes le retrouvaient, en général sur un chantier de service civil, et lui ordonnaient de partir en prison. A l’appel de « André Bernard », les six garçons se levaient ensemble et prétendaient tous être André Bernard. Ils maintenaient cette prétention devant les tribunaux, bien qu’être objecteur à cette époque valût la prison, et que mentir à un tribunal signifiât également la prison.

Et ils l’ont fait.

Plusieurs fois.

Et j’ai souvent dîné chez André Bernard, qui n’oubliera jamais cette solidarité-là.

Je suis anarchiste parce qu’à Sydney, dans un pays qui n’a jamais subi la guerre sur son sol, l’une des plus belles vues sur l’immense baie se trouve en haut d’un plateau silencieux, énorme : arbres derrière, océan devant. Un peu derrière les arbres, il y a un fort.

Dans le fort il y a un musée, tenu par de vieux messieurs qui y furent soldats de 1940 à 1945. Ils demandent des volontaires, des donations, ils vendent des brochures, dont « les dix commandements de l’artilleur », pour que le musée survive.

Je suis anarchiste parce que mon grand-père, ancien officier des bataillons d’Afrique, m’a raconté comment il réduisait les fortes têtes à l’obéissance : en les ligotant à l’intérieur d’un baril de métal exposé au soleil du Sahara et en ne les déliant que trois jours plus tard. S’ils vivaient encore.

Je suis anarchiste parce que mon grand-père, ancien officier de 14-18, m’a raconté comment les Français se procuraient les bottes, bien meilleures, des Allemands. En sciant les jambes des cadavres au-dessous du genou, à la baïonnette.

Je suis anarchiste parce que j’ai rencontré un fermier chypriote dont la ferme avait été coupée par la guerre et qui irriguait malgré tout ses terres turques grâce à la pente de ses terres grecques.

Je suis anarchiste parce que, métis, quand je suis allé en Grèce, on a cru que j’étais un Turc ; on a voulu me tuer.

Je suis anarchiste parce qu’à la police des étrangers de Berlin on m’a pris, métis, pour un Turc (les policiers n’étaient pourtant pas grecs ) : on a donc prétendu ne pas m’entendre, de l’autre côté du guichet.

Je suis anarchiste parce que « police des étrangers » est une expression doublement immorale.

Je suis anarchiste parce que j’ai travaillé dans une usine qui produisait des peintures pour bateaux. Lesquelles avaient détruit l’odorat des ouvriers au point que ceux-ci, pour trouver un goût à leur déjeuner, le couvraient de poivre. Tant, et tant, et tant de poivre qu’on ne voyait plus ce qu’ils mangeaient.

Je suis anarchiste parce qu’à Tokaï, banlieue chic du Cap en Afrique du Sud, j’ai vécu trois mois dans cent mètres carrés de confort et mille mètres carrés de jardins : deux cents mètres plus loin s’élevait une prison et à six cents mètres un bidonville. On m’a proposé de devenir membre du club de tennis des gardiens de la prison.

Je suis anarchiste parce que nous ne sommes que 2 % de Français à ne pas posséder de télévision.

Je suis anarchiste parce que l’office du tourisme de Las Vegas est fier d’informer le public qu’une rue entière de la ville a été couverte d’écrans vidéos, de façon à bloquer la vue du ciel. Fier donc de détruire ce que Paul Virilio appelle la liberté de perception.

Je suis anarchiste parce que j’ai beaucoup lu ; ma mémoire abrite tant de plaisirs et tant d’idées, tant de rêves et tant de pays, tant de palais et tant de caravanes, que je n’ai pas besoin d’être plus riche.

Je suis anarchiste parce qu’en un seul trajet dans le métro parisien, six personnes passent mendier.

Je suis anarchiste parce que le mot le plus obscène qui soit est le mot mendier. Quoique à y bien réfléchir, il est difficile de penser que le mot patron le soit moins.

Je suis anarchiste parce que lorsque ma mère a quitté le bloc opératoire et qu’il a fallu apaiser les terribles douleurs post-opératoires, on l’a branchée à la meilleure pompe à morphine existante. Mais trois jours après, alors que les douleurs, atroces, demeuraient, on a voulu la lui enlever. Il n’y en avait que trois dans le service, et d’autres patients venaient à leur tour de sortir du bloc opératoire. Il n’y en avait que trois, parce que ces petites pompes, de la taille d’un livre de poche, coûtent autant qu’un appartement de trois pièces.

Je suis anarchiste parce que j’ai vu, de mes yeux vu, le patron de l’entreprise qui fabrique ces pompes-là déjeuner au Ritz.

Je suis anarchiste parce que j’ai vu cet homme-là, de mes yeux vu, donner des pourboires équivalents à un mois de salaire ailleurs. Et ces pourboires étaient pris à des agrafes qui retenaient un si grand nombre de gros billets que j’y voyais quelques années de salaire.

Je suis anarchiste parce que j’ai vu, de mes yeux vu, que lorsque les entreprises pharmaceutiques veulent récompenser les médecins qui prescrivent leurs produits, elles les invitent à de luxueux séjours où, chaque midi, on remet aux participants des enveloppes pleines d’argent liquide, censé payer le prix du déjeuner. En général, ces enveloppes correspondent à une semaine de salaire moyen. Il arrive que trois de ces enveloppes soient distribuées lors d’un voyage d’une semaine.Je suis anarchiste parce que si j’achète des brosses à dents dans un supermarché bon marché pour immigrés, ces brosses perdent leurs poils dès le premier brossage. Et que dans un magasin élégant et cher, un seul savon à barbe coûte exactement dix-neuf fois le prix de dix de ces brosses à dents.

Je suis anarchiste parce qu’à Bucarest les orphelins vivent dans les égouts ; là au moins ils n’ont pas froid.

Bien que vigoureusement athée, un libraire de Sydney, John Purcell, a écrit en 2004 une jolie prière :

Bénis soient les hypocrites, grâce à eux les traditions ne se perdent pas

Bénis soient les vendeurs, grâce à eux nous n’avons pas à choisir

Bénis soient les incompétents, grâce à eux nous pouvons briller

Béni soit qui n’est pas sûr de lui, grâce à lui la consommation va de l’avant

Béni soit le narcissique, il vit l’amour parfait

Béni soit l’extroverti, qui laisse l’introverti en paix avec ses livres

Bénis soient les malpolis, grâce à eux nous n’ignorons rien de nos défauts

Bénis soit le mariage, père de l’adultère

Bénis soient les vieux, grâce à eux nous nous souvenons que nous sommes mortels

Bénie soit l’étroit d’esprit à qui le jugement est facile

Béni soit le récalcitrant, grâce à lui l’oppression garde tout son sel

Béni soit le faible, sans qui le fort ne saurait sur quoi s’asseoir

Bénis soient les dignes, sans qui la comédie n’existerait pas

Béni soit l’innocent, qui avale tout

Bénis soient les incompétents, dont c’est toujours la faute

Bénis soient les bénis, grâce à eux il n’ y a plus de place en enfer

Chez les Peaux-Rouges, un petit garçon reçoit un cadeau : un beau tambour. Mais chez les Peaux-Rouges, on partage. Le meilleur copain du petit garçon voudrait jouer, lui aussi, avec le beau tambour. Il est si beau, cependant, ce tambour, il sonne si bien, on est si fier d’en être le propriétaire que le petit garçon ne veut pas le prêter. Pourtant, il aime son meilleur copain. Et il veut devenir un bon membre de sa tribu, où l’on partage. Dévoré par ces deux désirs contradictoires, le petit garçon va rendre visite à son grand-père, qui lui explique que, déjà, à son âge, il est dévoré par deux loups, celui de l’égoïsme, et celui de la générosité. « Mais lequel des deux loups va gagner, grand-père ? » demande, un peu inquiet, le petit-fils.

« Celui que tu vas nourrir », répond le sage grand-père.

Joli vœu : « que devant un ouragan, je sois un brin d’herbe. Et que, devant un mur, je sois un ouragan. »

Malatesta, un anarchiste italien, a écrit cet apologue :

« Imaginez que dès la naissance nous soyons tous ligotés. Ligotés de la tête aux pieds, de cordes solides que nous n’enlèverions jamais. Nous apprendrions quand même à marcher, à sauter, à manipuler des objets, et sans doute dirions-nous que nous y réussissons GRACE à telle corde sur laquelle nous nous appuyons, et avec laquelle nous accrochons tel ou tel objet ; alors, au fou qui viendrait nous proposer d’arracher nos cordes, nous répondrions qu’il nous serait impossible de vivre sans elles. »

O cordes de la religion… cordes de la hiérarchie…

DRAPEAUX, FRONTIÈRES, UNIFORMES

Les drapeaux servent d’abord à bander les yeux.

Puis à bâillonner les bouches.

Et enfin ils sont bien utiles comme linceuls pour enterrer les morts. [7]

Au Capitole, le bâtiment qui abrite le Congrès américain à Washington, existe un obscur bureau, le bureau du drapeau. Ce bureau s’occupe des drapeaux que l’on doit faire flotter au-dessus du Capitole. Les drapeaux flottent sur l’un des différents mâts du Capitole pour une durée qui varie, selon les demandes, de cinq secondes à une minute. Sept personnes gèrent les demandes de sénateurs et de membres de la Chambre des Représentants qui veulent faire flotter tel ou tel drapeau pour faire plaisir à leurs électeurs. « Je déteste faire les drapeaux ; ça veut dire passer une journée à tirer un énorme chariot plein à ras-bord de drapeaux qui ont flotté sur le mât que je dois livrer à tous les bureaux, et il y en a des centaines, des membres du Congrès ! » déclare un stagiaire...

Charlotte Aldebron, fillette de douze ans, dut écrire une rédaction sur « Ce que signifie le drapeau américain ». En voici un extrait : « Le drapeau américain signifie que le tissu est une chose très importante. Il est illégal de laisser le drapeau toucher le sol ou de le laisser flotter en cas de mauvais temps. Le drapeau doit être traité avec respect. On se rend compte à quel point ce tissu est important parce qu’on voit qu’il est bien mieux traité que les gens. Personne ne se soucie qu’un sans-domicile-fixe touche le sol. Un sans-domicile-fixe peut rester par terre toute la nuit sans que personne ne le ramasse, ne le plie avec soin et ne l’abrite de la pluie. » [8]

Proudhon et le Dieu du football

Dieu du football : Proudhon ! Venez voir par ici !

Pierre-Joseph Proudhon : De quoi s’agit-il ?

D : Je voudrais vous montrer mon jeu. Il incarne à la perfection votre idée de justice : vous savez, votre système de mutualité.

P : Diable ! Ma foi, faites-moi voir cela.

D : Il s’agit d’un jeu qui se joue à deux équipes de onze personnes chacune et dont le but est de marquer des points en faisant passer un ballon de pied en pied.

P : Et en quoi un ballon de pied en pied évoque-t-il l’aide mutuelle ?

D : C’est évident : chacun s’appuie sur chacun en se faisant passer la balle ! Quel exemple plus beau d’action collective, directe, mutuelle peut-on vouloir ?

P : Ah… mais il me semble que ces individus sont en concurrence sauvage les uns contre les autres. Tous les coups sont permis pourvu qu’on les dissimule. J’ai du mal à y retrouver mon principe d’aide mutuelle. Ou alors c’est qu’il est aussi bien dissimulé que leurs coups.

D : Reconnaissez pourtant que chaque équipe se porte garantie mutuelle.

P : Oui, mais c’est la garantie de vouloir anéantir l’autre équipe.

D : C’est là que c’est beau ! Ce pur élan de liberté, ce jaillissement du désir !

P : Je ne suis pas très sûr que la liberté de se faire écraser par le voisin soit si pure. Ni que le désir de se faire tacler soit si répandu.

D : Mais le tacle c’est la joie ! Rendre coup pour coup, œil pour œil, dent pour dent, c’est notre morale, et c’est la vôtre !

P : De la part des exploités contre leurs exploiteurs, oui, mais s’il n’y a plus d’exploiteurs, dent pour dent, ce n’est plus de la justice, c’est une bagarre de chiens enragés.

D : Pas de méprise ! Si les règles sont respectées, alors il n’y a aucune violence à redouter. Une main invisible, une harmonie préétablie concourent au bon déroulement du jeu.

P : Main invisible, tacle invisible, arracher un œil si on vous en arrache un, on n’y voit goutte, dans votre jeu…

D : Mais non ! L’arbitre voit tout. Il incarne la justice.

P : Il vient de prendre un crachat sur la figure ?

D : Il faut bien que jeunesse se passe !

P : Et ces spectateurs aux cheveux rasés qui hurlent en saluant le bras dressé ?

D : Des passionnés ! Des exaltés ! Le grand souffle de la vie !

P : Grand souffle, sans aucun doute. De la vie, c’est moins sûr, ils ont plutôt l’air de souhaiter la mort de l’équipe adverse et de l’arbitre.

Je ne retrouve pas ma définition de la justice, le respect spontanément éprouvé et réciproquement garanti de la dignité humaine, en quelque personne et dans quelque circonstance qu’elle se trouve compromise, et à quelque risque que nous expose sa défense.

D : Vous me troublez. Je me demande de quelle loi le jeu dont je suis le dieu est-il l’expression ?

P : À mon avis, de la loi du marché. Vous ne connaissez pas ce mot ?

Oh, il est un peu savant, mais les économistes le trouvent plus joli que loi du plus fort. [9]

Un courriel parcourt l’Internet, du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest. En voici une version.

Si le monde n’était qu’un village de 100 personnes,

52 seraient des femmes, et 48 des hommes. 30 seraient des enfants, 70 des adultes. Parmi les adultes, 7 seraient vieux. 90 seraient hétérosexuels, la plupart du temps, et 10 seraient homosexuels, la plupart du temps. 61 seraient asiatiques, 13 africains, 13 de l’Amérique du Sud et de l’Amérique du Nord, 12 européens, et une seule du Pacifique Sud. 33 seraient des chrétiens, 19 des musulmans, 13 des hindouistes, 6 des bouddhistes, 5 donneraient une âme aux arbres, aux pierres, à la nature tout entière, et 24 soient seraient d’une autre religion soit seraient athées.

17 parleraient chinois, 9 anglais, 8 hindi et urdu, 6 espagnol, 6 russe, 4 arabe et l’autre moitié du village parlerait bengali, portugais, indonésien, japonais, allemand, français, et bien d’autres langues.

Réfléchissez bien à ceci : sur les 100 personnes de ce village, 20 souffrent de malnutrition, 1 personne meurt de faim, mais 15 personnes mangent trop.

6 personnes du village, toutes des Etats-Unis d’Amérique, possèdent à elles seules 59 % de la richesse du village. Les 20 personnes les plus pauvres se partagent exactement 2 % de la richesse du village.

20 personnes du village utilisent 80 % de l’énergie du village.

25 personnes ne possèderaient ni provisions, ni stocks de nourriture, ni d’ailleurs d’endroit pour entreposer de la nourriture.

17 personnes ne peuvent pas accéder à une source d’eau potable, d’eau saine.

Réfléchissez, réfléchissez, parce que si vous avez de l’argent mis de côté à la banque, ou même simplement dans votre portefeuille, vous êtes l’une des 8 personnes les plus riches du village.

Avec une voiture, vous faites partie des 7 personnes les plus riches du village.

Au village, une seule personne étudie à l’université, et seules deux personnes possèdent un ordinateur, cependant que 14 personnes ne savent pas même lire.

48 personnes du village ne peuvent pas dire ce qu’elles pensent sans risquer d’être torturées, emprisonnées ou assassinées.

Si vous pouvez passer la journée sans avoir peur d’un bombardement, d’un raid de soldats, sans craindre d’être victime d’un viol ou d’un assassinat ou d’une mine, vous avez plus de chance que 20 autres personnes.

Enfin, si vous lisez ce message, vous avez trois raisons d’être heureux : vous savez lire. Quelqu’un a pensé à vous pour vous l’envoyer. Et vous êtes en vie, au village.

Entouré des notables de la ville, Monsieur le préfet attendait à la gare un convoi de réfugiés de la guerre. Soucieux du protocole, il avait revêtu son uniforme des grands jours, qui tranchait brillamment sur la banalité des redingotes bourgeoises.

Le train stoppa, déversant sur le quai de pauvres gens, hâves, exténués, gris de poussière, chargés de valises et de ballots de tout genre. Une femme se détacha du groupe. Elle paraissait anxieuse et angoissée. Elle hésita un moment puis marcha droit au préfet.

En son for intérieur, ce haut fonctionnaire admirait le prestige de sa tenue qui le désignait à tous ces malheureux comme le dispensateur des bontés officielles, la source des secours et des consolations. Et déjà, il avait sur les lèvres des paroles de réconfort et d’espoir.

— Approchez, disait-il ! Ayez confiance ! Le Gouvernement de la République...

Mais la femme, tout bas, dans un souffle, de peur d’être entendue par les messieurs en redingote, lui murmura :

— Pardon... faites excuse, Monsieur l’employé. Vous pourriez me dire où sont les toilettes ? [10]

LA BIBLE

Une animatrice radio américaine voulut persuader son public que l’homosexualité est un péché. Elle cita Lévitique 18, 22 : « tu ne coucheras pas avec un homme comme on couche avec une femme, c’est une abomination » et ajouta « Voilà, c’est dans la Bible, un point c’est tout ! »

Enflammé de zèle évangélique, un auditeur lui envoya alors une lettre ouverte. « Merci de tant vous dépenser pour nous rappeler la Loi de Dieu. À vous écouter, l’inquiétude m’a pris, car je vois à présent le péché partout, et je ne voudrais pas brûler en Enfer.

Par exemple, mes finances n’allant pas au mieux, je souhaiterais vendre ma fille comme servante, ainsi que me le permet l’Exode 21, 7. Mais quel prix licite en demander ?

Ma fille est si jolie qu’avec ce qu’elle m’aura rapporté je pourrais m’acheter des esclaves plus productifs, hommes ou femmes. Lévitique 25, 44 m’y autorise, à condition qu’ils soient achetés aux nations voisines. Les Canadiens ont renchéri ces derniers temps, mais les Équatoriens sont très bon marché. Sont-ils assez voisins pour être achetés sans péché ?

Mon voisin, malgré mes objurgations, persiste à travailler le samedi. L’Exode 32, 2 exige qu’il soit mis à mort. Il est boxeur de son métier ; puis-je confier cette tâche à quelqu’un d’autre sans renier ma foi ?

Lévitique 21, 18 interdit de s’approcher de l’autel si l’on souffre d’un problème de vue. Mon acuité visuelle doit-elle monter jusqu’à 10/10 ? Peut-on obtenir une dispense pour un seul oeil (le gauche, le droit va très bien) à 7/10 ?

Enfin, mon oncle Harry enfreint Lévitique 19, 19, qui interdit de mélanger les cultures, parce qu’il fait pousser des carottes et des betteraves dans le même champ. En outre, sa femme Dorothy porte des vêtements mi-lin, mi-laine, ce qui va également contre la Loi de Dieu. Comble d’infamie, ces deux enfants de Satan passent leur journée à blasphémer. Hélas l’entente ne règne pas dans mon village, et j’aurais donc du mal à rassembler tous ses habitants pour lapider mon oncle et ma femme ainsi qu’il est prescrit dans Lévitique 24, 10-16. Ne serait-il pas plus simple de leur appliquer le châtiment indiqué par Lévitique 20, 14, pour celui qui couche avec la mère de sa femme, c’est-à-dire être brûlé au cours d’une petite réunion familiale ?

Répondez-moi vite, je vous en prie, j’ai entière confiance en votre jugement. »

Tu crois que Dieu existe, parce que tu vois de l’ordre partout dans la nature. Tu approuves Voltaire ; s’il y a une horloge, il faut bien qu’il y ait un horloger.

Mais voilà : la fonction ne suppose pas l’intention.

La présence d’une grosse colline au milieu d’un fleuve, et qui le sépare en deux, ne suppose pas qu’elle a été mise là avec intention ; elle a pourtant la fonction de séparer le fleuve en deux, ce qui a de l’importance pour les poissons, les bateliers, etc.

La fonction du vent est de porter au loin ces petites graines d’arbres qui ont une espèce d’aile unique, mais est-ce son intention ?

La fonction du soleil est de réchauffer la terre, mais est-ce son intention ? Ce que tu appelles « l’ordre » c’est la fonction. Mais la fonction ne suppose pas l’intention.

Or notre cerveau veut voir de l’intention partout.

Notre vision est pourtant bien limitée. Prends l’exemple du coucher de soleil, plus beau que le plus beau des tableaux. Puisqu’il est plus beau qu’un tableau, il faut bien que le coucher de soleil soit l’œuvre d’un peintre ?

Est-il cependant beau pour les taupes, aveugles ? Pour les taupes où est le peintre, puisque pour elles, où est le coucher de soleil ?

Et pour tous les animaux qui voient de manière différente de la nôtre ?

Et pour les poissons ?

Le coucher de soleil n’est pas beau. Il n’est pas laid, non plus. La beauté est dans notre cerveau, pas dans le coucher de soleil. Notre cerveau ne crée pas les objets que nous trouvons beaux, mais il crée la sensation de les trouver beaux.

Il n’y avait pas de beauté, pas d’ordre, pas de sens avant que le cerveau humain décide qu’un coucher de soleil, c’est beau.

Autre exemple ; la montagne, est-ce beau ?

Non.

Au XVIIIe siècle et avant la montagne est laide, terrifiant ; tous les écrivains et voyageurs sont d’accord, la montagne est laide, terrifiante.

La plage, est-ce beau ?

Non.

Au XVIIIe siècle et avant la plage est laide, terrifiante ; tous les écrivains et voyageurs sont d’accord, la plage est laide, terrifiante.

Puis, d’un coup, la société bascule et décide que la plage et la montagne sont belles.

Or la plage et la montagne n’ont pas changé. En fait, elles sont devenues plus laides, à cause des remonte-pentes et des marées noires. C’est notre perception qui a changé. Tu les vois belles, elles t’émerveillent, elles te font croire en Dieu.

Il y a à peine trois cents ans, on y mettait le Diable !

Tu marches dans une belle forêt silencieuse. Les arbres sont hauts, magnifiques, le soleil brille à travers leurs feuilles. Tu es heureuse, le monde est serein, en paix, l’harmonie générale prouve l’existence de Dieu.

Oui mais tes pieds écrasent à l’instant même combien d’animalcules ?

À l’instant même, tes globules blancs tuent combien de bactéries ?

À l’instant même, combien d’insectes meurent dévorés par ces chasseurs implacables, les oiseaux ?

À l’instant même, combien de millions d’œufs de poisson, d’alevins sont dévorés par les grenouilles dans la mare dont le charme rustique contribue à ta certitude que Dieu existe ?

Où est Dieu dans les égouts où les rats dévorent leurs congénères blessés ?

Où est Dieu dans les taudis où les rats mordent les bébés ?

À Tchernobyl, où est Dieu ?

Déduire l’existence de Dieu du fonctionnement de l’univers, c’est confondre une émotion avec une explication.

Croire à Dieu, c’est imiter les fillettes qui croient à l’existence des salons où elles reçoivent leur poupée, c’est imiter les garçonnets qui tombent foudroyés au bruit du fusil imaginaire de leur camarade de jeu. C’est imaginer une réalité là où il n’y a rien. C’est si triste ! crie-t-on. Quelle philosophie noire, inhumaine, froide que l’athéisme ! Non, l’athéisme n’est pas une philosophie, pas une idéologie, il est la solution par défaut, comme disent les informaticiens.

Ce n’est pas à l’athéisme de prouver que Dieu n’existe pas. C’est aux croyants de prouver que Dieu existe.

Noir ou beau, inhumain ou glorieux, froid ou splendide ; l’univers n’est rien de tout cela. L’univers n’est pas fait pour nous. Il n’a pas de compte à nous rendre. L’univers n’a pas de sens. C’est nous qui lui en donnons un, beau quand nous sommes heureux et optimistes, laid quand nous sommes tristes et pessimistes. L’univers n’a pas le devoir d’être beau, chaud, humain pour satisfaire un mammifère fragile sur une planète secondaire. Il n’a d’ailleurs pas non plus le devoir d’être laid ou cruel, ou froid ou inhumain. Il n’a ni devoir, ni signification, ni but.

Il est, c’est tout.

C’est nous qui le sentons beau ou laid.

Nous n’avons été créés par personne, que notre vie n’a aucun autre sens, aucun autre but que celui que nous lui donnons : non seulement ça ne m’attriste pas, mais je trouve ça presque beau.

Oui, le monde est glacé.

Mais, oui nous sommes adultes.

Suite au prochain numéro de Divergences 2