Après plus de 30 années d’un code de la famille qui fit des Algériennes des mineures à vie, après plus de 30 années de luttes, voici un texte qui porte une réflexion sur l’égalité des droits.
Le 27 février 2005 le président algérien Bouteflika promulgue les amendements au code de la famille. Depuis 1984, date de la parution de la loi sur les rapports familiaux, les associations de femmes n’ont cessé de dénoncer un dispositif discriminatoire et destructeur pour la famille.
En recourant à la possibilité offerte par la Constitution de modifier la loi par ordonnance [1]. Article 124 de la Constitution de 1996, le président tranche-t-il un débat irréductible entre les tenants d’une famille égalitaire et les partisans de la famille traditionnelle ? Cette démarche exceptionnelle serait-elle justifiée par le refus, affirmé au lendemain de sa réélection le 8 avril 2004, que la femme “soit soumise à un statut qui porte atteinte à ses droits et la condamne à une condition inférieure à celle de l’homme” ? Le contenu des amendements bouleverserait-il la logique du code de la famille au point que le débat au Parlement (Assemblée populaire nationale et Conseil de la nation) aurait abouti au rejet du projet gouvernemental ?
Pour répondre à ces questions, il nous faut examiner le contenu des amendements et le débat qu’ils ont suscité huit mois auparavant.
Code de la famille : les principes fondamentaux sont maintenus
La lecture des amendements permet de constater que l’architecture générale du texte est conservée : les piliers sur lesquels la loi fait reposer la famille demeurent comme les conditions du mariage, la polygamie, les conditions du divorce et le lien paternel de filiation.
Wali
L’institution du wali, personne qui accompagne la future épouse même majeure dans la conclusion du mariage, est maintenue. Certes le wali n’est plus le tuteur matrimonial qui “conclut le mariage Art.11 du code de la famille de 1984. [2] Art. 11 du code de la famille de 1984. ...mais devient un mandataire obligatoire dont la présence est une condition de fond (de validité) du mariage et qui peut être toute personne choisie par la future épouse. Il faut noter que l’avant-projet gouvernemental, rédigé un mois auparavant, laissait à la future épouse la possibilité de “déléguer” son droit à contracter mariage “à son père ou à l’un de ses proches”. Le wali aurait été en option comme dans la Moudawana marocaine révisée en février 2004. C’est ce point du droit de la famille qui a été le plus controversé par les partis islamistes légaux, qu’ils fassent partie de la coalition présidentielle comme le MSP (Mouvement de la société pour la paix) ou de l’opposition comme le MRN (Mouvement pour le renouveau national) ou El Islah. La question du wali a constitué l’abcès de fixation sur lequel s’est cristallisé le débat récurrent à chaque fois que la question de légiférer sur la famille est abordée : égalité ou hiérarchisation entre conjoints ?
Le dirigeant du MSP [3], Bouguerra Soltani déclare qu’“en supprimant le tuteur, on déshonore la fille et on l’expose à tous les périls [4].
Le parti El Islah [5] par la voix d’une de ses députées, Aïcha Boucebah Mouslim, considère que “le tuteur est le garant de la dignité et de l’intérêt de la femme [6].
Les deux formations islamistes agitent la proposition d’un référendum pour soumettre au peuple le projet de loi. Mais la fronde contre la timide proposition de rendre le walifacultatif dans la procédure de mariage ne se limite pas aux partis islamistes. Une partie du FLN [7] menée par son responsable, Abdelaziz Belkhadem, réputé de sensibilité islamiste, renforce le concert de la protestation. Arguments religieux et nationalistes sont avancés de concert pour justifier le maintien des mesures de tutelle. Pour l’opinion il ne fait aucun doute que c’est l’offensive des “islamo-conservateurs” qui a fait reculer le président.
Les associations de femmes dénoncent une disposition qui est la négation de la majorité de la femme. Alors que pour tous les actes de la vie civile, politique ou pénale, les femmes sont responsables, elles doivent subir la présence au moins symbolique d’un tuteur matrimonial. “La présence du wali signifie que la femme est toujours inférieure à l’homme et qu’elle est incapable de conclure seule son mariage” affirme Soumia Salhi responsable de la commission femmes de l’UGTA, principal syndicat. Cette position est commune aux associations qui souhaitaient un changement dans ce domaine et qui considèrent qu’avec le maintien du wali, fût-il sans pouvoir coercitif, il n’y a pas d’avancée significative.
La polygamie
La polygamie est maintenue, bien que plus sévèrement règlementée : outre les précédentes limites énoncées en 1984 “si le mariage est justifié, les conditions et l’intention d’équité réunies, l’information de la précédente et future épouse [8].
Suite”, il faut à présent l’autorisation du président du tribunal du lieu du domicile. Les réactions à ces propositions sont moins vives que pour le wali puisque le principe de la polygamie n’est pas remis en cause. Abderrahmane Chibane, théologien, ex-ministre des Affaires religieuses et président de l’association des Oulémas affirme sans rire que la polygamie est une solution au célibat qui, selon lui ne toucherait que les femmes. [9]
Le divorce
En matière de divorce aucun changement n’est introduit. Le divorce demeure le pouvoir absolu du mari. Les conditions qui rendent recevable la demande de l’épouse sont liées à la fonction de l’époux (prise en charge de la famille et procréation) et élargies à la violation d’une des clauses du contrat de mariage, à “tout préjudice légalement connu” et au “désaccord persistant entre époux”. Il reste toujours la possibilité à l’épouse, dont les motifs ne rentrent pas dans les dix cas énoncés, de racheter sa liberté par la pratique dukhol’ qui l’oblige à verser une somme d’argent à son mari pour pouvoir divorcer. [10]
Une disposition qui contraignait l’épouse divorcée à quitter le domicile conjugal avec les enfants dont elle avait la garde, est modifiée. Les effets de cet article étaient ravageurs. La crise du logement combinée à la paupérisation croissante de larges couches de la population ne permettait pas toujours aux parents de recueillir une nouvelle famille. Pour éviter de se retrouver à la rue, nombre de femmes qui supportaient violences et sévices. Les autres sont allées constituer une nouvelle cohorte de sans abris : des mères et des enfants sans domicile à la suite d’un divorce. La loi amendée prévoit d’assurer un logement pour la bénéficiaire du droit de garde des enfants qui devra à la fin de cette garde, à la majorité des enfants, trouver à se loger. D’ores et déjà les détournements de cette obligation sont à l’œuvre. Dans la mesure où il n’y a pas obligation de maintenir les enfants et leur mère dans le logement conjugal, on constate qu’ils sont souvent relégués dans des logements exigus et dans des quartiers de niveau inférieur à ceux de leur précédente habitation.
Autres dispositions
Un autre contournement de la loi a été constaté et dénoncé par les associations de femmes en ce qui concerne le certificat médical prénuptial exigible des deux futurs époux pour détecter d’éventuelles maladies contagieuses [11] qui est devenu dans certaines mairies un certificat de virginité.
La filiation et la puissance paternelles restent la règle dans le code de la famille révisé.
Ainsi l’insémination artificielle se trouve légalisée (article 45bis) mais elle doit être pratiquée par un couple légalement marié et avec leurs propres ovule et spermatozoïde. Alors qu’elle n’était accordée qu’à la veuve, la puissance parentale est concédée à la mère divorcée qui a la garde de ses enfants. En ce qui concerne la mère mariée, elle ne peut bénéficier qu’exceptionnellement de l’autorité parentale : “en cas d’absence ou d’empêchement” du père et pour “des actes à caractère urgent”.
Le primat de la famille biologique se constate dans le maintien de l’interdiction de la filiation adoptive. Les enfants abandonnés (environ 2500 à 3000 par an), auxquels s’ajoutent les orphelins dont les parents ont été victimes durant les années quatre-vingt-dix des violences et aussi des catastrophes naturelles (séismes, inondations), auraient pu bénéficier plus facilement d’une famille si la pratique de l’adoption était admise. La kafala (recueil légal de l’enfant) reste une solution limitée dans la mesure où elle ne produit pas les effets de la filiation, notamment en matière de successions.
La question de l’inégalité actuelle devant l’héritage n’a même pas été évoquée.
Les novations du texte : des brèches à l’intérieur du carcan du modèle patriarcal
La définition du rapport entre les époux est modifiée : le devoir d’obéissance de l’épouse est supprimé et, dans la nouvelle version de la loi, les obligations sont les mêmes pour les deux époux : respect mutuel, protection des enfants, concertation pour la gestion des biens et la planification des naissances. On notera que pas moins de trois alinéas sur les sept que compte l’article relatif aux obligations des époux (article 36) portent sur les relations avec la famille étendue. C’est dire, d’une part la place importante qu’elle a dans le couple et d’autre part, les sources de conflit que les rapports avec la parentèle peuvent occasionner. La loi propose une gestion basée sur le respect, le droit d’accueil des parents et des proches pour les deux conjoints.
Le régime matrimonial. Le contrat de mariage
Bien que la règle générale du régime matrimonial reste celle de la séparation des biens (article 37 alinéa1), le régime de la communauté des biens acquis durant le mariage (acquêts) peut être spécifié dans le contrat de mariage ce qui révèle une prise en compte des réalités sociales. En effet, la proportion de femmes occupant des activités rémunératrices (salariées, commerçantes ou même travailleuses du secteur informel) ne cesse d’augmenter. De 7 % en 1980, elle est passée à plus de 17 % en 2004 [12], ce qui leur permet de contribuer financièrement à l’acquisition de biens. Encore faut-il majorer ces chiffres de l’emploi informel et de l’emploi rural qui rend peu visibles les femmes actives. Or, la pratique sociale courante veut que biens meubles et immeubles d’importance soient achetés au nom du mari, pour préserver la dignité masculine (nif) même si l’acquisition a pu se faire grâce aux revenus des deux conjoints. Mais en cas de divorce, les femmes se voient dépossédées puisqu’elles sont dans l’incapacité d’apporter une preuve de propriété.
La pratique du contrat de mariage est fortement suggérée dans la loi. De fait c’est une pratique ancestrale qui, avec la création et le développement de l’état-civil, est tombée en désuétude. [13]
Suite. Elle permet, de trouver des échappatoires notamment à l’impossibilité de demander le divorce (en dehors des situations énoncées par la loi), de se prémunir matériellement en choisissant un régime matrimonial, ou encore de faire le choix explicite de continuer à occuper un emploi rémunéré. Le contrat de mariage serait-il la panacée pour échapper aux contraintes du code de la famille ?
Le code de la nationalité
Il faut noter que la vraie rupture est venue du côté du code de la nationalité dont la révision, réalisée dans le même temps et par la même procédure que celle du code de la famille, permet la transmission de la nationalité par la mère à son enfant et l’épouse à son conjoint. Cette mesure a suscité bien moins d’oppositions parce que dans ce cas, l’aspect nationaliste semble l’avoir emporté.
Le débat irréductible sur la définition de la famille montre que certaines questions, comme le wali ou la polygamie relèvent de l’enjeu symbolique aussi bien pour les “islamo-conservateurs” que pour les féministes. En effet, le mariage forcé est invalide et le consentement des deux époux exigé, le wali n’est plus qu’un vestige de pratiques anciennes où le père mariait sa fille.
De même la polygamie, très peu pratiquée [14], a une valeur de différenciation pour les islamistes. Elle est un des aspects par lequel s’affirme la singularité de la société musulmane par rapport à l’Occident proclament ses partisans. Mais leur maintien permet d’afficher explicitement la domination masculine dans l’ordre privé par le biais de la loi de l’État sous le couvert d’un discours religieux et nationaliste de plus en plus exacerbé. C’est pourquoi les féministes sont attachées à leur suppression, malgré le reproche qui leur est fait d’un manque de pragmatisme.
La famille comme enjeu politique
Le peu de changements conséquents dans les amendements ne justifiait pas la procédure exceptionnelle de passer outre l’étape du débat à l’Assemblée nationale. Cette procédure semble plus révélatrice de l’expression d’une tactique personnelle du président de la République de se présenter comme arbitre que d’une volonté de bousculer la logique du code de la famille.
La famille a de tout temps été un enjeu politique. C’est le moyen de l’affirmation des partis islamistes. Le débat sur les questions des rapports familiaux donne à voir une composition du champ politique : d’un côté, le pouvoir (la commission gouvernementale) qui tente d’introduire plus d’égalité, de l’autre les islamistes résolument opposés. Cette vision permet au régime algérien de présenter le résultat de l’affrontement comme des “avancées” et d’éviter ainsi une opposition radicale qui, selon eux, contribuerait à renforcer les islamistes, ennemis résolus des droits des femmes. En réalité, les féministes se trouvent face à une opposition cumulée des islamistes et du pouvoir dont les vues sur la question convergent.
En examinant les amendements, l’impression se dégage de deux logiques qui coexistent. La tentative velléitaire de révision du code de la famille produit deux droits : l’un réservé à toutes celles qui, peu informées ou trop contraintes socialement, vont se voir appliquer toutes les dispositions générales du code ; l’autre, exploitable par une minorité capable grâce à son savoir qui lui permettra d’être informée, à son pouvoir économique (pour payer les honoraires d’un notaire et d’un avocat), au soutien de son réseau familial et social, de contracter un acte de mariage lui assurant des garanties.
La place de la femme
Le code de la famille freine l’évolution sociale et ne tient pas compte des mutations de la famille dans laquelle la place des femmes a changé grâce à l’augmentation du niveau quantitatif et qualitatif d’éducation des filles [15], le recul de l’âge du mariage (29 ans en 2003 [16], la baisse du taux de fécondité (moins de trois enfants par femme).
Les effets de la loi amendée devront être analysés à la lumière des jugements prononcés depuis la révision. Permettra-t-elle une baisse du taux de divorcialité, de l’instabilité et de la précarité familiales ?
Les failles de la loi pourront-elles être exploitées ? C’est le travail auquel les associations de femmes vont être confrontées. Tout en réitérant leur objectif à long terme de voir le code de la famille abrogé pour lequel il faut démontrer les limites de la loi en vigueur, les timides ouvertures pourraient être utilisées par un travail casuistique. La ruse juridique (hila dans la tradition musulmane) permettrait de faire fonctionner le texte dans un sens plus favorable aux femmes en attendant une hypothétique abrogation.
Parallèlement les associations avancent sur des questions comme celle des violences. Non plus seulement des violences islamistes comme c’était le cas dans les années quatre-vingt-dix mais aussi les violences familiales, et le harcèlement sexuel [17] [18]
Ce qui leur permet de poser par d’autres voies la question de leur domination.