Christiane Passevant
L’Espace public comme idéologie
Manuel Delgado (éditions CMDE)
Article mis en ligne le 7 juillet 2016
dernière modification le 6 juillet 2016

par C.P.

« Cela fait longtemps que les architectes et les urbanistes ont pour fonction d’éviter que la vie urbaine ne soit la vie tout court. D’où leur obsession de soumettre, grâce au pouvoir magique qu’ils attribuent aux plans et aux projets, la fièvre des rues, les diverses formes de désobéissance et de désertion qu’elles abritent. » Ainsi commence l’essai de Manuel Delgado, L’Espace public comme idéologie, avec un premier chapitre intitulé L’espace public contre la rue.

À propos de la question du contrôle exercé par les classes dirigeantes sur les populations, Manuel Delgado ne laisse planer aucune ambiguïté sur les pratiques déployées et les enjeux qui les animent. D’autant que des expert.es ont été sollicité.es — les Think Tanks technocrates sont très prisés ces temps-ci — afin d’en remettre une couche en matière de dispositifs pour éviter tout débordement ou agitation dans les espaces urbains. La canaille, ou la racaille à présent, doit rester à sa place, invisible et muette, sans penser ni revendiquer.

Et voilà que de nombreux « “penseurs urbains”, philosophes, chercheurs en sciences sociales, politologues… [se démènent], tous avides » de légitimer « les discours institutionnels destinés à l’assujettissement moral des habitants des métropoles. »

D’ailleurs, « “Les appareils idéologiques de l’État”, qui éduquent — en réalité endoctrinent — les dominés », ont réussi à faire en sorte que ces derniers « considèrent « comme “naturel” et inévitable le système de domination. » Ainsi, les défavorisés, les jeunes, « la classe ouvrière paupérisée et toujours désolidarisée […], vivant dans des trous séparés les uns des autres, verront bloquée toute opportunité de prendre conscience de l’importance de leur nombre et de leur capacité à combattre avec force le désordre dont ils sont victimes. »

Dans L’Espace public comme idéologie, Manuel Delgado tend à démonter le discours répandu quant au souhait de la classe dirigeante de voir une classe moyenne pacifiée par un consensus forcé — « cours de civisme ou d’éducation à la citoyenneté » à l’appui — et une surveillance de tous les instants grâce à des caméras omniprésentes, un mobilier urbain adapté, un environnement entièrement policé.

Pour les « classes dangereuses », les laissés pour compte, le « peuple » qu’il s’agit de contenir et de rendre invisible, sinon dans la rubrique faits divers, histoire de faire trembler dans un centre ville bunkérisé, « l’espace public » devient donc un « espace militarisé », dans un contexte de nettoyage social lié à « l’aménagement capitaliste du territoire et [à] la production immobilière. »