Jean-Luc Debry
Éclats d’anarchie, passage de mémoire
Freddy Gomez. Conversations avec Guillaume Goutte (Rue des Cascades)
Article mis en ligne le 12 juillet 2015
dernière modification le 30 juillet 2015

par C.P.

Ce livre — Éclats d’anarchie, passage de mémoire — se présente sous la forme d’un dialogue entre deux complices, Guillaume Goutte et Freddy Gomez. Un dialogue qui suit le cours de l’histoire contemporaine du mouvement libertaire. Il court en effet sur une vaste période qui va de la défaite de la révolution espagnole à « la triste époque » qui est la nôtre, sans omettre de porter un regard bienveillant sur des figures emblématiques comme Monatte, Pelloutier, Prudhommeaux et Victor Serge, bien sûr, à qui la revue À contretemps, réalisée par Freddy Gomez et Monica Gruszka, rendit déjà des hommages documentés. Une traversée en bonne compagnie, donc. Les deux compères nous offrent une balade bien agréable au cours de laquelle l’intelligence et la pertinence du propos nous instruisent sur « l’espérance d’émancipation » et la forme qu’elle prit, de défaite en défaite, au gré des circonstances historiques. Défaites auxquelles parfois, prise qu’elle était dans le jeu tragique de ses contradictions, elle contribua sans pour autant avoir démérité et sans avoir à rougir de l’éthique qu’elle incarna quoi qu’il lui en coutât.

L’accent camusien du propos n’est pas la moindre des qualités de leur échange. Freddy Gomez y loue « cette manière d’être définitivement d’ailleurs ». Sort qui fut celui de son père, militant cénètiste en exil, et qu’il incarne à merveille dans le regard qu’il porte sur « la mémoire des vaincus ». Freddy Gomez revient sur les formes diverses, les aléas et les transformations qu’eut à vivre et à subir le mouvement libertaire au cours de sa déjà longue histoire et dont la plasticité serait, nous dit-il, l’une de ses principales caractéristiques. Cette question de la nature profonde de l’anarchisme, c’est bien celle qu’il nous pose sans cesse, à savoir : qu’est-ce qui, malgré les multiples pièges qu’il ne sut pas éviter dans un contexte qui nous interdit de lui reprocher ses impasses et ses atermoiements, en constitue l’essence ?

La réponse est à chercher, selon les mots de Freddy Gomez, dans « la connaissance intime de l’imaginaire libertaire, imaginaire qui relève davantage du poétique et du sensible que de l’histoire stricto sensu » (page 430). Il souligne ainsi la nécessité dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui « d’organiser le pessimisme » — pour appuyer son propos autant que sa filiation intellectuelle, Freddy Gomez cite Walter Benjamin — car, poursuit-il, « nous sommes précisément dans un de ces trous de l’histoire ». Ce qui rend assurément la lecture de ce livre indispensable et nous instruit d’une réalité que son idéologisation aura enfermée dans des catégories artificielles (la manie des typologies issues des travaux universitaires ne saurait rendre compte de la richesse — et de la complexité — de l’appétence libertaire). Car l’émancipation individuelle ne saurait être séparée de l’émancipation collective, et c’est précisément son inscription dans la transformation sociale qui caractérise la nature radicalement révolutionnaire de cette aspiration, aux antipodes du salut individuel que propose un néo-anarchisme héritier des postures post-modernes. Ce qui, en de telles circonstances, rend nécessaire cet exercice qui consiste à « retisser le lien entre les révoltes orphelines de ce présent sans mémoire et le passé ignoré ou disqualifié de l’idée d’émancipation » collective.

Guillaume Goutte et Freddy Gomez font montre d’une belle complicité sans jamais perdre de vue l’appétit dans lequel se tient le lecteur lorsqu’il est confronté à l’acuité de la distance critique que tout un chacun devrait être capable de porter sur lui-même, et a fortiori le militant sur ses pratiques. Et à ce propos le passage qui porte sur le « fétichisme des organisations » qui, dit Freddy Gomez, « aboutit à une glaciation de la pensée critique et un renfermement sectaire », est bienvenu.

Ce récit construit à mesure que se poursuit le dialogue permet, en suivant le cours des réflexions de Freddy Gomez et grâce aussi et surtout à la connaissance encyclopédique du sujet qu’il traite, de partager sa passion. Et l’on est séduit par la clarté de son propos. Laquelle évite, et la chose n’est pas anodine en ces temps de rivalité clanique et de haines recuites au sein d’un mouvement exsangue, le piège du ressentiment, de l’attaque personnelle ou de l’excommunication. Pas un persiflage, pas une perfidie, une simple attention portée aux acteurs passés et présents qui constituent la chair du mouvement libertaire. Qu’il s’exprime sur la violence, le syndicalisme, ou « la critique de la valeur », précisant au passage qu’il préfère le matérialisme des situationnistes à la métaphysique des amis du groupe éponyme dont les travaux « font florès », c’est toujours en connaissance de cause et le fruit d’une curiosité intellectuelle qui jamais ne s’enferme dans une orthodoxie réductrice.

C’est pourquoi, on ne saurait trop en recommander la lecture à nos jeunes ami-es.