Christiane Passevant
La Sombra del sol
de David Blanco
Article mis en ligne le 15 octobre 2012
dernière modification le 17 octobre 2012

par C.P.

Libertaire et poétique, La Sombra del sol [1] est le récit actuel d’un conte social : Deux SDF dans le Barrio Chino de Barcelone ou ombres et lumières dans un Barcelone à la fois onirique et réel. Le film semble prétexte à une balade dans le Barcelone populaire situé dans le centre ville, décor naturel, limité par le port, les Ramblas et la Plazza Cataluna, qui draine tout une gamme de personnages hauts en couleurs. Le Barrio Chino, lieu de l’expression ouvrière, interlope, nocturne est aussi un espace de mixité sociale, un lieu de fascination dans lequel les parias de La Sombra del sol [2] rappellent d’une certaine manière et avec nostalgie ce quartier en partie détruit et dénaturé par une gentrification à outrance. Le film raconte la rencontre de deux personnages antagoniques — un Candide et un révolté — dans une réalité qu’ils évitent, qu’ils contournent, chacun à sa manière. David Blanco offre ici une autre vision de la marginalité, une marginalité innocente et créative qui place l’individu au centre de l’utopie.

Si le film de David Blanco n’est pas à proprement dit annonciateur de la crise économique et de ses conséquences sociales en Espagne, il accompagne cependant les mouvements de révolte et la prise de conscience de la population.
Ce film a été présenté dans la sélection du 33e Festival international du cinéma méditerranéen de Montpellier en 2011. Un an après, le film acquiert une dimension d’engagement plus marquée et l’on ne peut que regretter le peu de distribution du cinéma espagnol en France.

Christiane Passevant : Pourquoi le choix de ce quartier de Barcelone, le Barrio Chino ?

David Blanco [3] : Toutes les personnes qui vivent dans la rue se retrouvent au centre ville pour tenter de survivre, pour mendier, c’est certainement là qu’il y a le plus de monde et qu’existent des opportunités. C’est aussi là que sont organisées deux soupes populaires. L’intérêt du quartier du Raval [4], c’est que s’y mélangent des mondes différents, ceux et celles qui habitent à Barcelone, un peu toutes les classes sociales, mais aussi des touristes et les SDF qui vivent dehors. C’est un microcosme de la société qui représente ce que je voulais montrer dans le film.

Christiane Passevant : Vous auriez pu choisir une autre ville portuaire.

David Blanco : Je connais très bien Barcelone. Certaines des scènes s’inspirent même de moments vécus personnellement, la scène du métro par exemple. Pour moi, le quartier du Raval était un élément cinématographique très intéressant pour mettre en scène une histoire, une concentration de personnages…

Christiane Passevant : La lumière aussi a son importance.

David Blanco : Oui, la lumière. Cependant, je n’ai pas voulu faire un film dramatique et jouer le côté dramatique du noir et du blanc, ou encore la lumière et l’obscurité, non mon intention était au contraire de faire un film en couleurs. Les personnages qui vivent dans la rue n’ont pas perdu la soif de vivre malgré des conditions difficiles, sinon ils se seraient suicidés. Faire ce film était pour moi de créer un contact direct avec les personnes qui vivent dans la rue.

Christiane Passevant : Claudio est un personnage lunaire, qui provoque malgré lui des bouleversements. C’est presque un mime, car il parle très peu. Est-il le fil conducteur du film ? Il est à l’image dès le début et clôt aussi La Sombra del sol. Il représente aussi une autre vision de la ville. Est-ce voulu ?

David Blanco : Claudio est un ange, un personnage qui apporte la lumière dans la vie et à son compagnon de rencontre, Pele, pour lequel il est certainement un cadeau. Avant cette amitié, Pele a vécu dans la haine des autres et de la société. Pour la narration de ce film, il me fallait un personnage différent de Claudio — innocent comme un enfant —, un personnage qui soit à la fois opposé et complémentaire afin qu’ils forment un duo de personnages, comme au cirque, l’intelligent et le simple d’esprit. Le spectacle des ombres met fait d’ailleurs ressortir la relation des deux personnages. Ils représentent deux attitudes différentes, l’un qui exprime la haine et la rage, l’autre l’enfance et l’innocence. Deux extrêmes : une rencontre et un mélange impossibles dans la rue.

Christiane Passevant : À deux reprises Pele se déclare anarchiste. Il
parle aussi de son grand-père anarchiste, ce qui suppose que celui-ci a connu la période républicaine, avant le franquisme, et que peut-être il en a parlé à celui-ci. Ce qu’il dit de l’anarchisme, est-ce votre perception de l’anarchisme ?

David Blanco : Pele est un personnage qui symbolise avant tout la frustration. Il ne croit pas en cette société, mais il a le désir d’une société où la justice sociale existerait. J’ai cette vision aussi, mais je crois dans les individus. Je pense aussi que la révolution implique la prise en compte des individus et de croire en l’individu. De plus, nous avons aujourd’hui les moyens de communiquer. En Espagne, la corruption institutionnalisée est terrible et la société est absolument sans illusion. Je ne sais pas comment cela est vécu en France, mais en Espagne, c’est la déception totale. Il y a sans doute des nuances selon les personnes, mais tout le monde est dans cet état général de déception.

Ce que je peux dire de l’anarchie… Pour moi, ce n’est pas le désordre, mais c’est croire dans l’individu et en sa force, sans le paternalisme.

Christiane Passevant : Claudio, l’ange qui bouscule un peu l’ordre des choses, représente l’utopie, le côté fantastique de l’anarchie ?

David Blanco : C’est possible. Ce qui est beau chez Claudio, c’est qu’il ignore la peur alors que Pele a peur. Pour Claudio, l’utopie est comme la ligne de l’horizon et il ne craint pas de marcher vers l’horizon, de suivre ses instincts et ses rêves.

—  : L’image de Goa revient tout au long du film et semble représenter la sortie d’un monde fermé. Et à moment donné, cette image apparaît de manière plus réelle, quelle en est la signification ?

David Blanco : Cela vient en fait d’une histoire réelle et fait référence aux années 1960, à l’utopie du mouvement hippy et au passé de Pele. C’est un peu comme un retour aux sources que représente l’Inde.

Christiane Passevant : Le personnage qui joue la figure du sage. Est-il réel ou bien le fruit de l’imagination de Pele ?

David Blanco : C’est son alter ego. C’est une sorte d’ange gardien, de personnage idéal, mais son jeu est laissé à l’interprétation du public, pour que cela reste une interrogation. En fait cela signifie aussi que Pele a besoin d’aide. D’ailleurs en général, on ne connaît pas avec précision les événements qui ont mené tous les personnages du film à être des SDF, mais on en devine les raisons car, peu à peu, on apprend des détails, on devine également s’ils vont s’en sortir ou pas. Chaque histoire est différente, tous et toutes ont vécu des accidents de la vie, mais on ne connaît pas les détails pour que cela reste aussi des questions pour le public, et permette d’analyser ce qui se passe dans la rue. Certains des personnages sont entre deux mondes, la pauvreté et la débrouille, et cela est une bonne représentation des situations limites vécues par de nombreux individus aujourd’hui. Certains s’en sortiront alors que d’autres plongeront dans la pauvreté. Presque tous les cas de figures sont dans La Sombra del sol, les jeunes avec les chiens, l’homme qui a tout perdu, l’inadapté agressif, la junkie, Pele, Claudio, etc.… Des mondes complètement distincts que je voulais montrer dans un film, une réalité qu’il faut voir et que, le plus souvent, l’on tente d’ignorer. L’important est d’éveiller la curiosité pour ces personnages, de donner l’envie de les connaître. C’est pourquoi, il ne fallait pas tout révéler de leurs vies.

Christiane Passevant : Comment s’est passé le tournage dans la rue ?

David Blanco : Cela n’a pas été simple. Dans la rue, pour les tournages de foule, je craignais que les gens ne regardent la caméra. J’ai donc tourné ces séquences avec une équipe technique légère et j’ai demandé à mon chef opérateur qu’il utilise une petite caméra qui soit le moins visible possible. Je voulais capter des prises de vues de rue réelles et pour cela, j’ai aussi caché la caméra. Mais parfois les gens s’inquiétaient pour les comédiens et les comédiennes, leur apportaient à manger ou leur donnaient de l’argent les prenant vraiment pour des SDF.

Christiane Passevant : Quelle a été la durée du tournage ?

David Blanco : Six semaines intenses en mai et juin, à raison d’une trentaine de plans par jour alors que l’on tourne en général une quinzaine de plans dans la journée. Il nous fallait être rapide car nous avions une soixantaine de lieux et il nous est arrivé de tourner dans quatre différents endroits en une seule journée.

Christiane Passevant : La voisine qui crie, c’est une comédienne ou bien vous avez filmé une scène réelle ?

David Blanco : Ce n’est pas une actrice, elle fait partie de la production. C’était une des conditions que j’ai imposé à toute l’équipe de production, tous ceux et celles qui étaient sur le tournage sont passés à un moment ou à un autre devant la caméra. L’autre exigence a été que tout le monde irait manger une fois à la soupe populaire.

Christiane Passevant : Un mot sur la bande son.

David Blanco : J’ai d’abord cherché une couleur spéciale pour la musique qui soit entre les musiques de rue et la musique indienne. Une bande son qui évoque les univers de Claudio et de Pele, mais je n’ai rien trouvé jusqu’à ce que j’écoute Pascal Comelade, qui est français et connaît bien la Catalogne. Ce que j’ai aimé dans sa musique, c’est qu’elle se situe entre la rue, le cirque et qu’elle évoque le jeu. Ensuite s’ajoutent les ambiances, la musique indienne ; un mélange entre la musique indienne et occidentale qui, selon moi, colle au film.

Christiane Passevant : Vous travaillez sur un autre projet ?

David Blanco : Pour le prochain projet, je pars en Inde… À Goa ! (rire) Non, mais je pars en repérage dans le sud de l’Inde. Je monte le projet d’un film à petit budget, dans lequel l’équipe artistique sera indienne.