Jean-Pierre Garnier
L’usure du monde. Critique de la déraison touristique
Rodolphe Christin (L’Échappée)
Article mis en ligne le 12 juillet 2015
dernière modification le 9 mai 2015

par C.P.

On ne compte plus les ouvrages scientifiques (ou à prétention scientifique) consacrés au tourisme. Sociologues, anthropologues, géographes, historiens, économistes se sont penchés sur les différentes facettes de ce « fait social total », selon des points de vue et avec des approches multiples. Certains chercheurs se sont même attachés à prendre pour objet d’analyse les théorisations sur le tourisme élaborées par d’autres [1]., quitte à voir l’un de leurs confrères les soumettre à leur tour à la question, si l’on peut dire, de la finalité, consciente ou non, à laquelle répond la création de ce « énième domaine de recherche à la fois institué et instituant des sciences sociales » qu’est devenu le tourisme [2]. En quoi, dès lors, ce livre se distingue-il de cette foisonnante littérature ?

Par sa brièveté — une centaine de pages — conjuguée avec sa densité — les aspects majeurs et parfois mineurs mais significatifs de ce phénomène sont tous passés en revue —, par son originalité — on y trouve des observations que l’on chercherait en vain ailleurs et qui excèdent souvent les limites du seul champ touristique —, par sa radicalité — si, comme le rappellent les éditeurs, le système capitaliste se nourrit perpétuellement de sa critique, rien n’est moins « constructif » pour ses défenseurs que celle portée par l’auteur — et enfin par la causticité de son ton et l’élégance de son style — de formation sociologique, Rodolphe Christin est aussi écrivain et essayiste, et son réquisitoire contre la « touristisation » du monde est ciselé de main de maître. Cela fait beaucoup, objecteront peut-être ceux qui pourraient déceler quelque complaisance suspecte dans ce panégyrique. Mais il est difficile de rendre autrement compte de la richesse de la pensée critique qui irrigue cet ouvrage, même si l’on n’est pas obligé de partager la conception du « voyage » que l’auteur propose en guise d’alternative.

Il ne faut tout d’abord pas se méprendre sur ses intentions. Dès les premières pages, il met en garde le lecteur qui attendrait de lui « une exécution de Homo touristicus au bout d’une énième sommation ». Son propos est de montrer pourquoi et comment la consommation touristique du monde, qu’elle soit élitiste ou de masse, a fini par détruire non seulement les lieux modélisés pour être commercialisés et perverti la culture de leurs habitants, mais aussi fait disparaître la dimension symbolique du voyage, au point de rendre dérisoire et illusoire l’« évasion » qu’ils sont censés procurer.

Prévenons tout de suite les chantres, intéressés ou inconscients, de la « mobilité », thématique dont la vogue n’a cessé de croître dans les médias comme dans les sciences sociales avec la transnationalisation, la flexibilisation et la technologisation de l’accumulation du capital. L’auteur part d’un constat qui ne pourra que leur
déplaire : la mobilité, dont la déferlante touristique, n’est que l’ultime modalité, est devenue « la condition normative des êtres et des choses embarqués dans les flux du capitalisme mondial ». Elle est de toute évidence devenue un idéal, comme en témoigne l’aura qui entoure aussi bien les élites circulantes et globalisées du business et de la politique que les stars du showbizz parcourant la planète comme si elles étaient chez elles. Mais la mobilité est aussi une « réalité adaptée au cadre culturel des sociétés du capitalisme avancé » puisque seuls ont droit à une existence sociale, ne fut-elle que minimale, les individus qui ont fait de la mobilité un « modèle comportemental ». Et l’auteur de décliner les diverses facettes de cette « croyance incarnée ». « Morale, la mobilité ouvrirait l’esprit et favoriserait la découverte et le respect de l’Autre. Sociologique, elle oriente nos déplacements professionnels et touristiques […]. Psychologique, elle pousse au changement existentiel permanent. » D’où un impératif véritablement catégorique : « Pour vivre avec votre temps, voyez mobiles ! ».

Pour désigner le genre de vie qui en découle et l’idéologie qui l’inspire, Rodolphe Christin propose un néologisme : le « mobilisme ». Lequel implique le recours obligé aux technologies embarquées de l’information-communication pour une foule d’humains saisis par la « dromomanie », c’est-à-dire « éperdue d’automatisme ambulatoire ». L’adhésion, pour eux, va de pair, en effet, avec l’addiction. Les néo-nomades du monde « numérisé » ne sauraient se déplacer sans la panoplie des gadgets leur permettant de rester « connectés » : téléphones portables — les bien nommés « mobiles » —, tablettes, ordinateurs… « Ils sont nos nouveaux domiciles psychologiques, observe l’auteur, nos cerveaux de substitution, nos mémoires technologiques, nos identités numériques. Ils nous suivent, nous aident : transportons-nous avec eux et grâce à eux. Ils sont à l’image de ce que nous sommes devenus : où qu’ils soient, ils se ressemblent. »

C’est précisément le cas des touristes, y compris de ceux qui se targuent de « voyager autrement », tels ces adeptes d’un « tourisme équitable socialement responsable » qui disposent des moyens suffisants pour financer leurs incursions hors des sentiers battus, itinéraires pourtant également balisées par des agences spécialisées. Car « le touriste finit toujours par où il a commencé : à la caisse ». En cela, la rentabilisation du temps libre est le corollaire obligé de l’exploitation du travail : l’une et l’autre obéissent à la même logique, celle du profit. Il s’ensuit que le touriste n’est pas plus libre que « le cadre mondialisé, individualiste à temps plein parfaitement inconscient des forces qu’il subit alors qu’il s’en croit le maître ». Inhérente à l’« économie de marché » dont elle est un ingrédient de base, note d’auteur, « la mobilité n’est plus alors la liberté d’aller et de venir, elle est plutôt la contrainte dictée par le fonctionnement du système ».

Bien entendu dans un monde où la division en classes n’a fait que se creuser en se mondialisant, la mobilité change de sens selon la place que l’on occupe dans ce monde. D’abord parce que l’idée de mobilité généralisée reste un slogan, comme le note l’auteur, au regard de la relégation et l’assignation à résidence qui sont le lot d’une grande partie des dominés. Ensuite, parce que ceux qui tentent d’échapper à la misère ou/et à la guerre par la migration ne font que troquer, souvent au péril de leur vie, un enfermement pour un autre : campements de fortune, bidonvilles, centres de rétention…

Les touristes, quant à eux, se déplacent aussi, mais à l’insu de leur plein gré, pourrait-on dire, dans des « circuits bien fermés ». Rodolphe Christin ne pouvait manquer de pointer l’analogie entre ces lieux touristiques « organisés pour enfermer leur clientèle dans de véritables dispositifs de capture » et les espaces résidentiels urbains sécurisés par des grilles et des digicodes. Ainsi en va t-il de ces « tout inclus, clubs de vacances, campings hermétiques, résidences ou parcs », auxquels on pourrait ajouter les paquebots de croisière, qui « insularisent les pratiques touristiques de manière à proposer des refuges où la détente et le divertissement entre personnes de même condition servent de règlement intérieur ». Comme s’il n’était d’autre voie pour échapper aux contraintes l’existence ordinaire, jugées aussi intangibles que le système social dont elles sont le produit, que de se laisser enfermer, pour recouvrer une liberté factice, dans des enclos à vocation soi-disant ludique coupés de l’extérieur où la vie est régie par un emploi du temps programmé.

Dans les pays dits en voie de développement, la ghettoïsation touristique n’a pas pour seule raison d’être de protéger les touristes contre l’incursion d’autochtones hostiles. Elle doit « faire oublier le monde environnant marqué par la pauvreté voire la misère ». Les murs d’enceinte et les haies impénétrables qui « abritent transats, piscines, jardins fleuris, pelouses verdoyantes » abritent aussi contre la vue insupportable des « cabanes en parpaing aux toits de tôle ondulée », des « sacs en plastique qui pendant aux arbres et des enfants qui pataugent dans la boue des rues non goudronnées, parmi les poules, les moutons et les détritus que personne ne ramasse ».
Et l’auteur d’ironiser sur cet aveuglement planifié par les uns et recherché par les autres : « Cachez ce monde que je ne veux pas voir, et vivre encore moins : le milieu touristique sert d’isoloir ».

De quel type de rapport entre espaces et société le tourisme est-il le nom au-delà de la mercantilisation qui imprègne ce rapport de part en part ? Pour l’auteur, la réponse ne fait pas de doute. Dans une société où « la participation à l’économie des biens et des services représente le seul objectif concrètement partageable alors qu’il ne comporte quasiment plus d’élément ce convivialité », où « le confort matériel n’étouffe plus tout à fait la tristesse, l’ennui, la misère d’un présent sans avenir », où l’on ne trouve nulle part une raison sérieuse de vivre, chacun est saisi par le désir irrépressible de partir n’importe où. D’où la frénésie de mobilité. « Industrie du faux départ, le tourisme prospère grâce au mal de vivre. On en revient toujours ; inlassablement on y retourne ». C’est pourquoi, le départ en vacances représente
un « pilier incontournable » du système social. « Avec la télévision, les antidépresseurs, le football, la fête de la musique et les somnifères, il a rejoint les anesthésiants et les défouloirs institutionnels que la société administre à ses citoyens ». Industrialisés à leur tour à la suite de l’industrialisation du quotidien, nos rêves d’évasion ont fait du tourisme « une catégorie de le sensibilité collective qui préside à l’aménagement de nombreux espaces urbains ». Il n’est que de voir, pour s’en convaincre, certains « certains quartiers anciennement populaires « réhabilités » ou certains espaces publics « revalorisés ». Quant aux citadins qui y circulent, comme s’ils étaient étrangers dans leur propre ville — ce qui est dans un sens exact dans la mesure où la plupart en en ont été dépossédés par un urbanisme sur lequel ils n’ont aucune prise —, ils ressemblent de plus en plus dans leurs comportements à ces individus « sans racines et sans qualités » que sont les touristes : des êtres interchangeables adaptés à des lieux standardisés.

Pour parachever sa déconstruction de la « puissance d’enchantement de l’industrie touristique », l’auteur ne pouvait manquer de régler son compte à la soi-disant
« transition écologique » qui devrait, selon ses thuriféraires et ses artisans, permettre au capitalisme de se recycler matériellement et idéologiquement. Le tourisme, en effet, a joué un rôle moteur dans ce verdissement généralisé en ouvrant la voie à l’« emprise managériale de l’économie sur la nature », de plus en plus artificialisée pour la cause du profit. Une nature réifiée comme le reste et traitée comme telle, y compris dans les sciences humaines qui, reprenant à leur compte la dichotomie artificielle nature/culture, laissent aux philosophes la tâche de s’interroger sur sa pertinence épistémologique, et font carrément l’impasse sur ses implications politiques. Ce qui nous vaut ce morceau de bravoure :
 « Objet, la nature devient étudiable, dissécable, matière première soumise à des lois conditionnant son fonctionnement.
 « Objet, la nature devint envisageable comme un antidote philosophique face au monde qui la secrète et dont elle est, sans doute, indissociable.
 « Objet, la nature devint exploitable, matière première inerte livrée à l’appétit des hommes.
 « Objet, la nature devint désirable, destination privilégiée pour nombre d’explorateurs, de sportifs et de touristes, littéraires ou pas, graphomanes ou non.
 « Objet, la nature devint technocratisable (je vous prie m’excuser) pour des motifs économiques et écologiques. »

Au vu de ce qui précède, on pourrait croire que l’auteur s’est réfugié dans la détestation hautaine et sarcastique d’un monde irrémédiablement dévasté par la logique du profit devenue universelle, où l’aliénation marchande aiguillonnée par l’intervention étatique a envahi les recoins les plus reculés de la planète et pénétré jusqu’aux aux tréfonds de l’individu. Or, loin d’adopter la position confortable inspirée par un nihilisme sans perspectives, chère à un certain post-situationnisme, Rodolphe Christin laisse peu à peu entrevoir, au fil des pages, une vision personnelle du « voyage », opposé au tourisme, tirée de sa propre expérience. Nourrie de références historiques, littéraires ou philosophiques, elle est fondée sur ce « souci des lieux » dont la marchandisation et l’institutionnalisation est l’absolue négation. Ce qui peut susciter des réserves, néanmoins, est le côté métaphysique de l’évocation comme référence positive et antidote à l’« extension des lieux sans qualité, formatés à des fins utilitaristes dédiées à la mobilité pure, compulsive, au divertissement
touristique », de « lieux d’initiative populaire » où l’homme reprendrait contact avec
« le monde réel, spontané, naturel, habité et gratuit ».

On ne sait pas trop, en effet, ce que l’auteur entend par « populaire » ni par
« initiative », alors que la découverte de ces lieux s’effectue au prix d’un voyage préalable où le resourcement passerait par le réenracinement, dont l’auteur s’emploie à souligner la « dimension intérieure » et « initiatique ». Dans la montagne, par exemple, du moins dans les endroits non encore « transformés en parcs à thèmes », propice à des « expériences alternatives à la vie urbaine » où la prise de risque et l’effort physique permettrait de « confronter la théorie à la pratique, la technique au terrain, la témoignage au vécu », et de faire ainsi l’apprentissage de l’« autonomie en groupe ou en solo ». Rien de très « populaire » dans cette pratique plutôt élitiste !

Et lorsque l’on sort de ce cheminement personnel, qui peut emprunter, sur le terrain, les voies les plus diverses, pour peu, bien sûr, qu’elles ne croisent pas celles où affluent les touristes, ce serait pour atteindre « l’universel », éprouver la « sensation, claire comme de l’eau de roche [sic], d’une solidarité transpersonnelle qui ne se réduit pas au cercle de l’humanité » puisqu’elle « unit aussi l’humain au non-humain ». Dans ce « voyage qui déploie l’humain entre le ciel et la terre, entre le corps et l’esprit, en lui chantant l’harmonie cosmique de son appartenance », où va dès lors se nicher la prise ou la reprise de contact avec le peuple, ses initiatives et ses lieux ?

Si le tourisme déterritorialise et si les touristes poussent à son paroxysme le déracinement propre aux membres d’une société devenue « hors sol », il est permis de se demander si la relocalisation du corps et de l’attention à l’égard du monde, auquel inciterait le voyage tel que l’entend Rodolphe Chistin, est bien de nature, comme celui-ci le postule, à « réinjecter de la découverte », y compris dans des
« espaces d’apparence anodine », et ainsi à « réenchanter le réel de proximité ». D’autant que le choix des lieux choisis à titre d’exemples, censés « donner à l’existence une densité relationnelle nécessaire à l’intensité du vivre ensemble », laisse quelque peu sceptique pour ne pas dire perplexe : « places de marché, bancs publics, lieux de rassemblement, aires de jeu, espaces de tous acabits détournés et fonctionnellement subvertis » où se donneraient à voir « la débrouille, l’initiative spontanée, conviviale et inclusive, les échanges informels, les excédents
relationnels ». On discerne mal en quoi et pourquoi l’« espace public » — c’est l’auteur qui souligne — ainsi défini serait porteur de subversion par rapport « aux espaces strictement rationnels pensés par l’ingénierie sociale ». Contrairement à ce qu’il suppute, ceux-ci peuvent d’autant plus coexister avec celui-là, qu’ils sont complémentaires. À cet égard, l’expression « fonctionnellement subvertis » pourrait être prise dans un sens contraire à celui voulu par Rodolphe Christin dans la mesure où, pour peu qu’ils soient tolérés et de toute façon contrôlés, les dérèglements dont certains espaces sont le lieu participent de la régulation d’une société à la fois régie par la logique marchande et gérée par l’État, où un totalitarisme soft, c’est-à-dire permissif, fait croire à beaucoup que nous vivons en démocratie, pour reprendre l’expression consacrée.

Mises à part ces réserves, ce livre où la « déraison touristique » apparaît pour ce qu’elle est, à savoir l’effet de l’application de la rationalité capitaliste au temps et à l’espace supposés nous faire échapper à son emprise, pourrait être malgré tout un excellent compagnon de voyage lors de nos périples futurs dans ce qui est présenté comme un « ailleurs », ou de repos lorsque nous en serons revenus, aux deux sens du terme.