Jean-Pierre Garnier
Morts pour la survie de l’ordre
(À qui profite réellement le crime ?)
Article mis en ligne le 17 avril 2015
dernière modification le 25 janvier 2015

par C.P.

« Durant » toute la journée qui a suivi l’attentat contre les journalistes
de Charlie Hebdo, et les jours suivants, la caste politico-médiatique
française nous a « régalé » d’un discours en boucle unanimiste. Et cela
va continuer au cours des semaines sinon des mois qui viennent.

Quand je dis « unanimiste », cela signifie
que ce qui tient lieu d’argumentation a été répété à foison
avec les mêmes mots d’un bout à l’autre de l’éventail politique,
depuis la gauche dite, à tort, « radicale » (Parti de Gauche, Parti communiste français…) voire les « alternatifs » et autres libertaires
plus ou moins auto-proclamés, jusqu’au Front National.
Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen se sont fait sans tarder l’écho de François Hollande et de Nicolas Sarkozy (ce dernier sera invité par le premier à l’Élysée le lendemain pour un entretien sur le sujet). Quant à la presse, la radio et la télévision,
jamais le mot pluralisme n’a moins convenu pour en définir le contenu.

De ce point de vue, on peut affirmer qu’en quelques heures une véritable « pensée unique » a déferlé sur le pays. Résumer ce discours ultra-consensuel uniforme est donc une tâche, certes rebutante, mais qui a l’avantage d’être des plus faciles. Ce discours tient en trois points :

1°/ Cet « acte barbare » est un « attentat contre la liberté d’opinion et d’expression, et contre la liberté elle-même » puisqu’elle visait un organe de presse et que « la presse, c’est la liberté ». Et que, puisque « la presse représente la démocratie », « notre démocratie » est menacée. Ce ne fut pas Marine Le Pen mais Jean-Luc Mélenchon — qui espère une victoire électorale de Siriza et de Podemos pour accroître ses chances de devenir le leader de la gauche — qui a affirmé à cette occasion ce qui peut apparaître comme un scoop des plus surprenants dans le camp progressiste : « Ces lâches terroristes ont tué aussi deux policiers en service, le plus beau des services, au service de la démocratie ».

2°/ « Face à la barbarie, la Nation doit se rassembler », « réaliser l’union nationale au-delà de ses différences politiques pour défendre ses valeurs démocratiques » (Hollande, Sarkozy et Le Pen), et « poursuivre avec encore plus de fermeté sa lutte contre le fondamentalisme islamique » (les trois mêmes et d’autres).

3°/ Mais, attention : pas d’amalgame ! « Il ne faut pas confondre ce fondamentalisme criminel avec la religion musulmane » (Hollande). « Personne ne désire que s’établisse une confusion entre nos compatriotes musulmans attachés à notre nation et ses valeurs, et ceux qui croient pouvoir tuer au nom de l’islam. » (Marine Le Pen).
Éditorialistes et intellectuels professionnels, y compris les marxistes de la chaire et autres radicaux de campus, répétèrent à tour de rôle ce triple crédo comme des perroquets, avec cependant des variations plus ou moins élaborées comme le voulait leur rang.

Tous ces gens oublient — ou feignent d’oublier — de rappeler que la France, c’est-à-dire les dirigeants de notre pays, ceux de la vraie droite comme de la fausse gauche, est en guerre sur deux fronts, et qu’elle est par conséquent logiquement exposée à des risques d’attentats par représailles. Car « la guerre, c’est la guerre », comme on dit. Guerre intérieure « de basse intensité » et de longue durée (depuis la fin des années 70) contre la « violence urbaine » des jeunes « barbares des cités » ; guerre extérieure, plus récente, contre le « terrorisme », depuis l’Afghanistan jusqu’à l’Afrique sub-saharienne en passant par le Moyen-Orient. Peut-être serait-il temps que l’on commence en haut lieu à penser sérieusement en et avec ce terme de « guerre ».
Cela vaut aussi pour ce qui est en train de se dérouler depuis deux ans sur le
nouveau front russe ouvert par « l’Occident », avant qu’une guerre, de haute intensité, cette fois-ci, ne se déclenche à force d’ignorer ce sur quoi la géopolitique belliciste de l’impérialisme peut déboucher.

Dans ces guerres asymétriques, les journalistes ne sont pas — on devrait quand même le savoir au moins depuis la première « guerre du Golfe » — de simples observateurs impartiaux : ils sont la composante humaine d’un appareil de propagande dont le fonctionnement est devenu tellement prévisible qu’il peut être désormais instrumentalisé par les combattants du camps opposé avec leurs propres besoins de propagande et leurs objectifs de guerre. La mise en scène d’un assassinat collectif de journalistes et de caricaturistes est ainsi devenue l’un des moyens à la fois les plus efficaces et les moins coûteux pour s’assurer un impact médiatique maximal, tant parmi les populations alliées ou que l’on veut rallier que parmi celles visées.
Les journalistes sont, ne l’oublions pas non plus, en principe des citoyens ordinaires.
Or, les transformer en symboles et les laisser eux-mêmes se transformer narcissiquement en icônes populaires de la liberté et même de l’anticonformisme — alors qu’ils ne sont, en outre, pour la plupart, que l’incarnation de la soumission et
de la conformité —, revient à les transformer en explosifs symboliques que tous les Machiavel au petit pied des temps « postmodernes » peuvent facilement faire sauter.

Dans un contexte où le risque d’attentats passait pour avoir augmenté en Europe, et en France en particulier, et où Charlie Hebdo s’offrait, témérairerment… et, on va le voir, inconsciemment comme une cible de choix, on ne comprend pas, du moins à première vue, pourquoi ce journal n’ait pas été plus sérieusement protégé (apparemment seul un code digital et deux policiers). Comme si les fantasmes de la lutte anti-terroriste contre les fantômes parfois bien réels des « djihadistes », en groupe ou isolés, avaient fait oublier les règles les plus élémentaires et rationnelles de la prévention.
J’ai écrit « inconsciemment » et « à première vue ». Pourquoi ?

À la fin de l’année 2013 et au début de 2014, ma position à propos de l’affaire Dieudonné m’a valu une rupture avec certains cercles de la gauche « radicale ». L’acteur noir — il est important de le préciser — satirique et comique Dieudonné, très populaire parmi les jeunes français d’origine maghrébine et africaine, fut l’objet d’une campagne médiatique orchestrée visant à interdire ses spectacles. À cette campagne, participaient non seulement la droite officielle, qui allait jusqu’à son aile la plus réactionnaire — mais non le Front Natinal — et la fausse gauche, mais aussi la
gauche dite « alternative », en incluant les anarchistes et les libertaires. Charlie-Hebdo, Le Canard enchaîné et d’autres journaux à vocation critique faisaient
partie de cette meute collant aux trousses de la « bête immonde » Dieudonné.

Le plus excité contre celui-ci était le ministre de l’Intérieur de l’époque : Manuel Valls. Le crime de Dieudonné ? Caricaturer la « communauté juive », indifférente, quand
elle ne les approuvait pas, aux massacres commis depuis des décennies de Palestiniens dont l’État d’Israël occupe illégalement le territoire. Il fut pour cette
raison accusé d’antisémitisme. Tandis que se multipliaient contre lui les procès
pour diffamation, racisme et appel à la haine afin de le ruiner, couplées à des tentatives de fermer son théâtre, l’un de ses spectacles, prévu dans la ville de Nantes, fut carrément interdit, au prix d’une manipulation juridique de dernière minute, pour cause de « trouble à l’ordre public ». Pour dissuader les jeunes « fans » de Dieudonné d’exprimer publiquement leur mécontentement, une quarantaine de camions emplis de policiers casqués et armés furent envoyés devant la salle où il devait se produire.

Personne parmi les diverses familles de la gauche française ne s’avisa de protester contre cette atteinte manifeste a la liberté de création et d’expression artistiques. Les mêmes qui avaient félicité Charlie Hebdo, quelques années auparavant, pour avoir publié des caricatures contre l’islam, ne supportaient pas le one man show burlesque de Dieudonné contre le fanatisme religieux et raciste anti-arabe des sionistes cultivant le souvenir des victimes de la « Shoah » pour faire oublier les exactions de Tsahal. Aussi paraissait-il normal aux yeux de cette gauche intellectuellement ramollie et idéologiquement décomposée, que la police protège Charlie Hebdo tout en menaçant de réprimer les réactions des spectateurs de Dieudonné contre la censure dont celui-ci était la victime. Bref, c’était l’application de la règle des deux poids deux mesures.
Le problème est que cette règle a été perçue comme une injustice par de nombreux jeunes des « quartiers sensibles ».

Qu’on l’admette ou non, ce qui faisait rire les uns ne pouvait qu’indigner les autres. Comme on le sait, des dizaines de ces derniers, victimes du chômage, des inégalités, d’un « futur sans avenir », des discriminations et du harcèlement policier se sont radicalisés, non pas dans le sens d’une orientation révolutionnaire anticapitaliste comme l’espéraient certains militants « anarcho-marxistes », mais d’une dérive vers l’extrémisme islamique. La plupart partirent combattre en Syrie et en Irak. Quelques uns décidèrent de livrer bataille en France. Charlie Hebdo est une víctime de cette bataille. Il risque d’y en avoir d’autres.

L’erreur de ces journalistes et dessinateurs qui se plaisaient à jouer les bouffons de la République, dopés par les encouragements d’une gauche bien-pensante — je vais finir par croire qu’il n’en reste plus d’autre —, fut de croire, accoutumés qu’ils étaient à mettre les rieurs de leur côté, qu’ils pouvaient impunément bouffonner aux dépens de gens qui ne rient jamais quand on se moque d’eux. De manière plus générale, l’inconscience politique des journalistes de Charlie Hebdo, de ses lecteurs et, plus largement, de tous les gens qui pleurent l’élimination d’une dizaine de représentants d’une « presse insolente et anticonformiste » réside dans le fait qu’ils ne se rendent pas compte du rôle idéologique que joue cette insolence et cet anticonformisme, non seulement tolérés par l’État, mais aussi encouragés sous le manteau par lui.
Au lieu de lire Gramsci de façon scolaire pour aider les nouveaux Princes de gauche dont ils rêvent d’être les futurs conseillers à conquérir le pouvoir, nos marxistes de la chaire feraient mieux d’approfondir et actualiser l’analyse des formes nouvelles revêtues par l’hégémonie bourgeoise.

Cela fait pas mal de temps déjà, en effet, que la critique verbale… ou dessinée
de l’ordre établi contribue à maintenir cet ordre. Depuis Mai 68, surtout, elle en est venue à jouer un rôle clef dans la pacification de la contestation. À cet égard, on
peut considérer Le Canard enchaîné ou, plus récemment, Charlie Hebdo comme
des journaux quasi officiels (ils sont discrètement subventionnés par les pouvoirs publics au nom de l’aide au pluralisme de la presse). C’est le cas aussi de certaines émissions satiriques de télévision où les hommes et les femmnes politiques sont tournés en ridicule. Pour les pouvoirs en place tant publics ou privés, cette stratégie
de la « critique intégrée », comme disaient les situationnistes, a un double avantage : d’une part, permettre, à la manière d’une soupape de sécurité, le défoulement sans danger de la rancœur populaire ou, dans le cas des journaux mentionnés, de la petite bourgeoisie intellectuelle qui constitue le gros de leur clientèle, compensation
joyeuse et ludique à son impuissance politique, et d’autre part, donner la preuve
que nous vivons effectivement dans un régime démocratique.

« On peut tout dire », se réjouissent, en effet, ses défenseurs. Tout sauf ce qui peut réellement gêner les gens de pouvoir. Par exemple que la police française a assassiné plus de 350 jeunes des milieux populaires, d’origine majoritairement immigrée, depuis le début des années 1980 dans un pays où la peine de mort a été officiellement supprimée. Dans ce cas, ceux qui dénoncent cette impunité policière sont envoyés devant les tribunaux.

Le problème avec les caricatures antimusulmanes de Charlie Hebdo, parfaitement en phase avec l’islamophobie ambiante en France, est qu’elles ne furent pas publiées dans un journal d’extrême-droite, mais par l’un des rares organes de presse qui passent pour être de gauche voire libertaire. Ce qui avait provoqué confusion et polémiques dans les rangs mêmes de la gauche tant « modérée » que « radicale ».
Les uns applaudissaient cette initiative parce qu’elle participait du combat contre l’obscurantisme et pour la libération de la femme, tandis que que d’autres étaient contre parce que cette offensive anti-islamique consolidait les préjugés racistes anti-arabes, faisant ainsi le jeu du Front National. Maintenant, ce serait l’assassinat d’une poignée de « rebelles de confort » de la démocratie libérale qui, selon de petits fûtés qui se croient perspicaces, ferait également le jeu du Front National. Un postulat qui élude la question essentielle : de qui le FN fait-il lui-même le jeu ?

Tous ceux qui, en France, cherchent à réellement savoir au lieu de se fier aux commentaires cent fois entendus des « experts » savent que la « menace fasciste » que constituerait le FN fait le jeu du… Parti socialiste. Il n’y a pas besoin d’être diplômé en sciences politiques pour le découvrir (encore que que les soi-disant sciences politiques servent à former de nouveaux politiciens et des journalistes dociles à leur service). Cela depuis 1983 quand le gouvernement « socialiste » a viré « social-libéral » avec le lancement de sa politique d’« austérité ». À mesure que le PS évoluait vers la droite, ses dirigeants, ses cadres et ses idéologues présentaient le FN comme l’ennemi majeur de « notre démocratie » et « nos valeurs ». Au début, cette stratégie de l’épouvantail « facho » a assez bien fonctionné. Mais, du côté des classes populaires, on a éprouvé des doutes croissants quant à la réalité de cet ennemi. Elles commencèrent alors à se réfugier dans l’abstention— « le premier parti » en France — ou à voter en faveur de l’unique parti non compromis (jusqu’ici) dans le jeu mystificateur de l’« alternance » politicienne.

De fait, pour peu que l’on soit au courant des conditions socio-historiques de l’arrivée au pouvoir d’un parti de type fasciste, on sait que le fascisme est le dernier recours de la bourgeoisie quand son règne se trouve menacé par la révolte consciente et organisée du peuple. Or, on ne se trouve pas dans les années 1930, au siècle passé. Il n’existe pas pour la classe dirigeante un risque quelconque de révolution socialiste ou communiste. L’éventualité de l’accession au pouvoir du FN serait même pour elle synonyme de chaos incontrôlable. Il suffit de lire ses journaux et ses revues. Ou d’écouter ses représentants politiques. En outre, s’il fallait pour la classe dominante un régime répressif, celui-ci ne revêtira pas une forme ouvertement dictatoriale mais « démocratique ».

Le plan « Vigipirate », par exemple, que le gouvernement vient d’« élever a son degré maximum », impliquant cette fois-ci presque 90 000 policiers, gendarmes et soldats, qui autorise les patrouilles à arrêter n’importe quel individu « suspect », s’inscrit officiellement dans la « défense de nos institutions républicaines ». Jusqu’à présent,
le déploiement des forces de l’ordre dans les lieux publics n’a jamais rencontré d’opposition de la part des citoyens français. Il en fut de même en 2005 quand le gouvernement (de la droite officielle) instaura l’« état d’urgence » en réponse aux émeutes survenues dans certains quartiers populaires. En outre, la Constitution de la Cinquième République comprend l’Article16 qui donne au Président de la République, dans une période de crise où les « mécanismes démocratiques » ne peuvent plus fonctionner normalement, les « pleins pouvoirs » ou les « pouvoirs exceptionnels », entre autres celui de suspendre l’exercice des libertés. Cet article avait conduit François Mitterrand, quand il se trouvait encore dans l’opposition au régime gaulliste,
à fustiger la Constitution de ce régime comme « un coup d’État permanent ».

Enfin, le FN n’est pas un parti fasciste, mais d’extrême droite, ce qui n’est pas la même chose. Il respecte la Constitution, la légalité, les « institutions démocratiques ». Il a des représentants élus à l’Assemblée nationale et au Parlement européen, dans les conseils municipaux et généraux. À mon avis, il terminera comme le MSI (Mouvement Social Italien) qui, après un tournant vers des formes plus modérées proches de celles de la droite libérale sous l’impulsion de Gianfranco Fini, adopta l’appellation Alliance Nationale. Il y a actuellement un débat au sein de la direction du FN pour changer son nom et en choisir un autre moins « belliqueux ».

Tout cela explique les divergences entre les autres partis et autres organisations,
ainsi qu’en leur sein, parties prenantes de la « marche républicaine » programmée pour le dimanche 11 janvier en solidarité avec les victimes françaises du terrorisme islamique, à propos d’une grave question : le FN doit-il ou non être exclu de cette manifestation à la gloire de la Nation et de la République françaises, et surtout de
leurs représentants ? C’est à François Hollande que revint le mot de la fin :
« Tous les Français peuvent venir ». Ce qui a fait grincer des dents parmi les
artisans de ce qui n’est évidemment, malgré leurs dénégations, qu’une manifestation de récupération politicienne. Marine Le Pen, en tout cas, a fait partie, trois jours auparavant, de la deuxième fournée des « Républicains » reçus par le Président
de la République à l’Élysée.

Compte tenu de toutes ces considérations, on se trompe complètement en pensant, comme nombre de « politologues » invités à livrer leur « décryptage » devant les micros, que « le pire de tout dans cette affaire est que Marine le Pen puisse en
être la principale bénéficiaire ». Ceux qui vont en tirer profit, ce seront d’abord les membres de la caste politico-médiatique qui mettent tout en œuvre pour « mobiliser » — le terme « mobilisation » revient à chaque instant dans le flot de paroles
déversées sur les antennes et les réseaux internet — les citoyens, toutes
sensibilités politiques confondues, en faveur de la défense de « la démocratie »
et des ou de la « liberté(s) », et « contre la barbarie et la peur ». Le discrédit de la politique officielle en France, à commencer par l’impopularité d’un chef de l’État
au plus bas des sondages de la Ve république, était tel, jusqu’à ce que l’assaut des terroristes contre Charlie Hebdo survienne, qu’une crise se profilait, non seulement gouvernementale mais même de régime. C’est pour cette raison d’ailleurs que les stratèges de la « gauche de gauche » s’affairaient depuis déjà quelques années à préparer une mobilisation générale du peuple en faveur d’une « sixième République ». Or, l’affaire Charlie Hebdo est venue à point.

L’« hommage national » mis en scène par l’appareil de propagande tant public que privé (presse, radio, télévision, publicité, internet…) est du même type que celui mis en branle aux États-Unis à la suite du 11 septembre 2001. Avec un impératif bien entendu inavoué : faire en sorte que l’émotion soit au poste de commande pour empêcher les gens de réfléchir, analyser et se poser des questions. Sous cet angle, cet appareil est plus subtil et plus sophistiqué que celui dont disposait la propagande nazie ou fasciste. Outre les moyens audio-visuels et surtout électroniques apparus depuis lors, on s’arrange dorénavant à ce que tout apparaisse dépolitisé ou, plus exactement,
non politisé. Certes, on parle continuellement de « liberté », de « République »,
de « démocratie », mais en vidant ces concepts de tout questionnement sur leur
sens précis.

Par l’ampleur et la diversité des moyens utilisés, quasiment illimités, la mise en condition de la population française a atteint cette fois-ci des sommets. On a éteint les lumières de la tour Eiffel durant quelques minutes ; les drapeaux des édifices publics de quelque importance ont été mis en berne pendant trois jours ; avant chaque spectacle, chaque concert, le directeur ou la directrice du théâtre ou de l’auditorium
y sont allés de leur annonce sur un ton grave en référence aux morts et aux blessés de Charlie Hebdo ; une minute de silence obligatoire a été imposée dans toutes les écoles primaires et secondaires. Pour symboliser l’unité nationale retrouvée, la visite de Sarkozy à l’Élysée a été filmée en direct puis retransmise sur les chaînes de télévision.

Outre les rassemblements sur les places publiques dans de nombreuses villes et les « bougies du souvenir » posées aux fenêtres, d’innombrables manifestations de solidarité ont transité par les « réseaux sociaux » pour inciter les internautes à signer des appels plus grandiloquents les uns que les autres ou à envoyer de l’argent pour financer le redémarrage du journal afin de lui permettre de « poursuivre son combat pour la liberté dans le rire ». Les grands patrons de la presse de marché ont même donné l’exemple en versant leur obole pour assurer à Charlie Hebdo un tirage exceptionnel d’un million d’exemplaires pour le mercredi suivant le drame, et en faisant placer sur la une de leurs quotidiens ou hebdomadaires l’encart « Je suis Charlie ». Une inscription reprise sur les panneaux électroniques lumineux de signalisation le long du boulevard périphérique à Paris, dans les trains et les avions de la compagnie Air France-KLM, transports collectifs gratuits pour grossir les rangs des manifestants…. Composée par un arriviste de la dernière heure aussi médiocre qu’opportuniste, une chanson avec ce titre, vengeresse contre les djihadistes et à la gloire des journalistes, a même été balancée sur les ondes et les réseaux sociaux pour mettre en musique martiale le recueillement de la France entière.

En fin de compte, s’il y a une « bénéficiaire directe » de l’attentat contre Charlie Hebdo, ce n’est pas Marine Le Pen, mais la légitimité restaurée de l’ordre établi
et de ses suppôts politiques ou policiers. Dans la foulée, c’est même l’Europe néo-libérale vilipendée jusqu’à il y a peu par la majorité du peuple français pour être
celle du capital, qui a retrouvé grâce à ses yeux, sitôt connue la présence annoncée dans la « marche républicaine », aux côtés de notre « capitaine de pédalo » vilipendé par Mélanchon avant leur réconciliation, de quelques canailles encravatées des pays voisins, du genre Cameron, Rajoy ou Dragui, venues chercher dans l’hexagone un second souffle pour se maintenir à flot lors des prochaines élections. Avec en prime deux ou trois dictateurs africains, marionnettes de la France, et l’un des massacreurs en chef de Palestiniens, le sinistre Netanyaou.

En ce qui concerne notre pays, le raz-de-marée propagandistique auquel
cet attentat et ceux qui ont suivi ont servi de prétexte est en train finalement de reconditionner un peuple entier dans une soumission chauvine et fière à bras
à ses dirigeants, comme ce fut jadis le cas sous le régime gaulliste à ses débuts.
Mais, cette fois-ci avec l’assentiment enthousiaste d’une gauche institutionnelle qui achève de perdre ce qui lui restait d’identité et de dignité. « Je suis Charlie » ?
Oui, au sens où les Français abusés par cette mascarade citoyenniste à grand spectacle sont effectivement prêts à suivre en foule, tel un troupeau, les bons
pasteurs de la démocratie de marché réhabilitée.

Je terminerai provisoirement avec une question. Les bénéficiaires étatiques du gigantesque coup médiatique auquel le crime commis contre Charlie Hebdo ont-ils raison de se réjouir ? Ne se montrent-ils pas un peu imprudents ? Il y a environ 5 millions de musulmans en France. La majorité des nouvelles générations ne sont pas dupes de la distinction proclamée et hypocrite entre les « bons » et les « mauvais ». Ils savent, parce qu’ils le vivent quotidiennement, que l’augmentation de la méfiance à leur égard et l’accentuation du harcèlement policier sera pour tous, indistinctement. Selon des ami-es professeur-es en écoles primaires et secondaires de la banlieue populaire parisienne, la minute de silence à la mémoire des journalistes de Charlie Hebdo a été mal perçue et même non respectée par une partie des élèves originaires par leurs familles du Maghreb ou d’Afrique. On a pu observer à cette occasion une nette séparation entre « petits blancs » et enfants racisés. Voilà des lendemains qui ne semblent pas devoir chanter pour les Charlots, grands ou petits, qui triomphent aujourd’hui.